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à cette lumière; dès lors il n'est pas surprenant que la philosophie du Stagirite soit sortie du monde grec pour entrer dans la civilisation syrienne et arabe en traînant aux confins de sa métaphysique des lueurs platoniciennes.

Nous nous contentons de mentionner le passage d'Aristote à travers la littérature syrienne. Dans l'évolution de ce milieu, il joua, comme dans d'autres, le rôle de précepteur. Après l'avoir reçu des Grecs, traduit et commenté dans leur langue, particulièrement du vi au 1x siècle, ils passèrent le flambeau qui les avait éclairés à la société arabe, dès que celle-ci, au sortir de l'âge de la conquête, commença, sous les Abbassides, à se livrer aux choses de l'esprit. L'histoire d'Aristote chez les Syriens est particulièrement intéressante comme phénomène de translation d'une culture philosophique d'un milieu dans un autre à raison, du contact et de la compénétration de ces milieux. Les Syriens n'ont rien ajouté, semble-t-il, à Aristote; mais les Arabes doivent tout aux Syriens. Ce sont en effet ces derniers qui, non contents d'avoir traduit dans leur langue les œuvres principales du péripatétisme, celles du maître et de ses grands disciples grecs, traduisirent encore en arabe ces mêmes ouvrages et y revinrent à diverses reprises, même très tard, puisqu'ils recommençaient encore ce laborieux travail au xe siècle (1).

L'histoire de la philosophie arabe embrasse quatre siècles de durée. Elle va d'Alkindi à Averroès. Elle est partagée entre les deux grands centres civilisateurs extrêmes de l'islamisme: d'un côté, le bassin du Tigre et de l'Euphrate avec Bagdad, Bassora et Damas; de l'autre, le midi de l'Espagne avec Séville, Grenade et Cordoue. Née et mûrie à l'Orient avec Alkindi (vers 861), Alfarabi († 950), Ibn Sina Avicenne († 1037) et Algazzali († 1111), elle vient s'épanouir et s'achever en Andalousie avec Ibn Bajja Avempace († 1138), Ibn Tofaïl =

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(1) E. RENAN, De philosophia peripatetica apud Syros, Paris, 1852, et le résumé du même auteur dans FRANCK, Dictionnaire des Sciences philosophiques, article: SYRIENS (philosophie des); L. STEIN, Das erste Auftreten der griechischen Philosophie unter den Arabern, dans Archiv für Geschichte der Philosophie, Berlin, VIII (1894) 350-361; J. BACH, Des Albertus Magnus Verhältniss zu der Erkenntnisslehre der Griechen, Lateiner, Araber und Juden, Wien, 1886, p. 80, etc. On trouve dans ces deux derniers auteurs les sources diverses relatives à cette question. Voy. aussi FORGET, la Science catholique décembre 1894, p. 38, etc.

Abubacer 1185) et surtout avec Ibn Roschd = Averroès († 1198).

L'histoire intellectuelle des Arabes se résume, pour le fond. dans le travail d'absorption de la philosophie d'Aristote. Averroès domine et clôt tout le mouvement. C'est lui qui est le commentateur par excellence, comme Alexandre d'Aphrodisias chez les Grecs, et c'est au sortir de ses mains où il a reçu une empreinte assez profonde, qu'Aristote passe dans la société chrétienne du moyen âge. La supériorité de l'œuvre d'Averroès sur celle des autres commentateurs arabes, la proximité géographique du lieu où elle s'était élaborée, sa juxtaposition chronologique avec la fin d'un siècle voué chez les chrétiens à des luttes passionnées de dialectique, tout cela contribuait à associer l'œuvre d'Averroès à celle d'Aristote. Leur entrée chez les Latins allait être simultanée et leur destinée inséparable. Ce n'est pas encore ici le lieu d'examiner quelle direction le philosophe de Cordoue avait fait prendre à la pensée d'Aristote, comment il l'avait modifiée et complétée; nous retrouverons Averroès dans son principal disciple latin du xm siècle, et nous aurons l'occasion, toute naturelle à ce moment, de comparer Siger de Brabant à Averroès et celui-ci à Aristote.

Ainsi, après un exode de quatorze siècles, ayant traversé les civilisations grecque, syrienne et arabe, le Stagirite, comme un précepteur illustre dont le succès n'est pas épuisé, venait offrir au monde latin de faire son éducation scientifique; nous verrons bientôt quels graves problèmes souleva l'acceptation de ses services et quelles difficultés accompagnèrent l'immense profit que l'on tira de ses doctrines.

(A suivre.)

Fr. P. MANDONNET, O. P.

A LOURDES

17-21 SEPTEMBRE 1895

I

En 1864, je fus chargé de la station quadragésimale à Bagnèresde-Bigorre, et j'eus ainsi l'occasion de faire, entre deux prédications, le pèlerinage de Lourdes.

L'évêque de Tarbes avait, depuis deux ans, rendu son jugement au sujet des apparitions de la très sainte Vierge, et les fondements de l'église demandée par Bernadette étaient déjà posés. Cependant la physionomie primitive des lieux n'avait pas été sensiblement modifiée, de sorte qu'il était encore facile de reconstituer au vif, pour ainsi dire, les scènes émouvantes dont tout le monde connaît le récit. Les eaux du Gave, assez hautes en ce moment, laissaient à peine accès à la grotte, où l'on descendait par un sentier abrupt ouvert au chevet de l'église en construction.

Ce jour-là (1), un ciel sombre et pluvieux donnait aux roches Massabielle le même aspect mélancolique et sévère qu'elles devaient avoir, le 11 février 1858, alors que Bernadette y venait chercher du bois mort pour son pauvre foyer. Le silence n'était troublé que par le clapotis des eaux dans les pierres du torrent, et la solitude semblait immense, à deux pas cependant des habitations groupées au pied de la citadelle, dont la haute silhouette s'estompait dans le brouillard. Nous fimes, mon compagnon et moi, une courte prière, au lieu même où la voyante avait fléchi les genoux, et, chassés par la pluie, nous regagnâmes l'hôtel, en échangeant nos impressions sur le site et les événements dont il évoquait le souvenir.

Je l'avoue, mes impressions à moi n'avaient rien d'enthousiaste. J'avais assez vu de grottes et de rochers pour ne trouver

(1) Autant qu'il m'en souvient, c'était le lundi 14 mars.

à ceux-ci rien de surprenant ni même de nouveau le récit de l'apparition ne m'avait pas frappé outre mesure, et d'ailleurs ce temps détestable m'eût gâté les plus beaux paysages et les discours les plus émouvants. J'en étais à regretter d'avoir quitté le presbytère de Bagnères, d'où j'aimais à considérer la façade éminemment pittoresque de l'église, et les pentes déjà verdoyantes des montagnes.

Bien que mon compagnon fût un ami intime du curé de Lourdes, il n'avait pas jugé discret de frapper à sa porte avant le déjeuner, se réservant de le surprendre au dessert ce que nous tentâmes inutilement. M. Peyramale (( passait à table comme une ombre », et il était déjà sorti quand nous arrivâmes. Le trouver était facile du reste: pour sûr, il devait être à l'hôpital, où venait d'arriver la statue que le sculpteur Fabish destinait à la grotte (1).

Nous le trouvâmes en effet présidant à l'ouverture de la caisse d'où sortit bientôt la belle œuvre connue de tous les pèlerins de Lourdes. Si préoccupé que fût le bon curé, il nous fi le plus cordial accueil, et nous emmena, pour causer plus librement, dans un petit salon voisin. Je le considérai à loisir, pendant qu'il confiait à son ami ses projets et ses espérances, je ne dis pas ses craintes, car je ne me souviens pas qu'il parût en avoir. C'était bien l'homme que M. Henri Lasserre a peint de main de maître dans sa Notre-Dame de Lourdes (2); brusque et intimidant au premier abord, mais affectueux et vite sympathique, entraînant au possible, s'imposant à la fois' par l'intelligence et par le cœur.

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-

A la demande de voir Bernadette, alors en traitement à l'hôpital pour une indisposition qui devait bientôt dégénérer en maladie grave, il opposa un refus catégorique. « La jeune fille était souffrante, et l'on devait craindre de la fatiguer, en lui demandant un récit au cours duquel elle s'animerait ou plutôt se passionnerait et d'ailleurs il ne lui valait rien d'être ainsi mise en montre, sans autre raison qu'une curiosité dont la vanité pouvait être flattée, »> etc. Il était vraiment élo

:

(1) Elle y fut placée, le 4 avril 1864.

(2) H. LASSERRE, Notre-Dame de Lourdes, liv. V, 8.

quent et ne tarissait pas. Mon compagnon n'essaya pas d'arrêter le flot; mais prenant son temps, il combattit les objections de son ami avec assez de bonheur pour obtenir qu'on nous amenat Bernadette.

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- « La voici justement dans la cour, » dit M. Peyramale, en nous la montrant dans une ronde qui tournait sous la fenêtre. Un instant après, elle entrait, toute rouge, étonnée de cet appel, et, me sembla-t-il, - disposée à trouver que nous aurions. tout aussi bien fait de la laisser à son amusement favori.

Elle fut accueillie par une douce gronderie sur le danger de se mettre ainsi en nage, puis invitée à nous raconter brièvement les apparitions de Massabielle. Pour ne pas la fatiguer, nous nous contentâmes de quelques éclaircissements, dont nos questions déterminaient la nature et la durée: c'était en réalité une conversation, où l'enfant montrait une grande simplicité, mais aussi une netteté d'esprit et une discrétion parfaites.

Je l'observais avec une grande attention, ou plutôt avec une grande curiosité, cherchant à voir l'âme dans les yeux, comme l'esprit dans les paroles. Je ne veux pas dire que je fusse malveillant; mais j'obéissais à la défiance naturelle qui m'a toujours, en pareille occurrence, mis en garde contre les opinions faites, aussi bien que contre les premières impressions. Je n'ai pas la prétention de m'en rapporter seulement à moi-même; j'ai le désir très légitime, je crois, de me faire des convictions personnelles.

Or à mesure que parlait Bernadette, je me sentais envahi par une émotion douce et forte, qui ne laissait aucune possibilité de résistance. Je pourrais dire qu'il sortait d'elle un rayonnement ou un parfum de vérité qui atteignait jusqu'au plus profond de moi-même. Je ressentais les mêmes impressions que les premiers confidents des apparitions et les premiers témoins des extases (1). Comme M. Estrade, « j'avais l'irréristible intuition d'un être mystérieux, » que l'enfant voyait des yeux de l'esprit après l'avoir vu des yeux du corps on ne parle pas ainsi des êtres qui ne vous sont pas réellement présents. Une indéfinissable grandeur environnait la jeune nar

(1) H. LASSERRE, Notre-Dame de Lourdes, liv. III, 3.

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