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C'est au XII livre de la Métaphysique et au III du Traité de l'Ame qu'il faut se transporter pour se rendre compte de la réserve avec laquelle Aristote a traité des deux grandes entités qui absorbent particulièrement l'attention de Platon, je veux dire la cause première et l'âme intellectuelle.

On a parlé bien des fois du Dieu d'Aristote comme d'un Dieu vague et aveugle. Il est vrai que le philosophe parle de la nécessité et de la nature du premier principe avec une remarquable concision, mais aussi avec quelles admirables formules! Cette substance éternelle, acte pur, moteur immobile, intelligence infinie, propre objet de sa science et de sa félicité ; c'est là, il faut bien le reconnaître, ce que l'esprit humain a conçu de plus vrai, de plus profond et de plus durable sur Dieu. D'autre part, on ne le peut nier, ce que ces théorèmes gagnent en précision et en vigueur, ils le perdent en développement, en étendue. Entraîné par une puissante dialectique, l'esprit attend encore un supplément de lumière; des doutes naissent, des interrogations nouvelles surgissent, l'on s'aperçoit avec regret que le maître nous a abandonnés. Ajoutons, si l'on veut, à ces silences, les erreurs issues de l'impuissance commune à tous les penseurs grecs, au sujet des rapports à établir entre les substances spirituelles et la matière. Aristote, il est vrai, croit être en progrès énorme sur Platon en faisant de la cause première un moteur du monde et non plus seulement une cause exemplaire idéale. Malgré cela, le problème est bien peu avancé. Ainsi, cette causalité souveraine, qui est Dieu, n'a pas intégralement produit le monde. A elle, se trouve éternellement juxtaposé et indépendant un principe infime, la matière, substratum commun de toute la nature, permettant la réalisation numérique et individuelle des choses. Matériels et singuliers, les êtres physiques ne sont plus aptes à être l'objet de la connaissance divine, l'intelligence ayant pour objet spécifique l'immatériel et l'universel. Dès lors, Dieu ignore la nature et ses éléments constitutifs, la vie et les actions de l'homme. Ignorant le monde inférieur, comment en serait-il la Providence? comment deviendrait-il le rémunérateur de la vertu et le vengeur du crime?

Ces indéniables lacunes nous mèneraient aussi à nous demander quels rapports Aristote a établis entre l'âme humaine et la cause première, si nous n'étions déjà arrêtés par une question plus fon

damentale encore sur la nature même de l'âme. Quand Aristote traite de l'âme inférieure, soit végétative, soit sensitive, il déploie ses qualités maîtresses. Arrivé à l'âme intellectuelle, un doute plane sur la question culminante de sa psychologie. L'homme est intelligent; il comprend, juge, raisonne; mais d'où vient le principe de semblables opérations? Est-il quelque chose de personnel, c'est-à-dire d'essentiellement lié aux restes des éléments constitutifs de l'homme? L'intelligence, comme nos autres facultés, estelle un principe qui procède d'une substance unique, l'âme humaine ? Ici, Aristote a des réticences troublantes. Nous savons clairement, d'après lui, que l'acte de penser ne peut être que le fait d'une substance spirituelle séparée de la matière; que, dans cet acte, cette substance qui détermine et produit l'opération est en contact au moins transitoire avec l'élaboration interne des sens et de l'imagination. Mais, après cela, ne demandez pas à Aristote si cette substance est quelque chose de nous, quelque chose de personnel, ou bien un agent universel, placé hors de l'humanité, communiquant accidentellement aux individus la faculté et l'acte de penser, par conséquent aussi, si l'immortalité de l'âme est autre chose que la pérennité de cette substance pensante qui se retire de nous en elle-même quand est détruit notre corps, et perd jusqu'aux traces fugitives des diverses opérations qu'elle a produites en chacun de nous; ne demandez pas cela, Aristote ne vous répondrait pas.

En aucun autre point peut-être la philosophie d'Aristote n'a laissé subsister une incertitude plus grave que sur la question de l'existence d'une âme intellectuelle personnelle et de son immortalité. Aussi, des polémiques ardentes allaient-elles avoir lieu autour de ce problème dans l'histoire du péripatétisme chrétien.

Peut-on dire qu'Aristote a suffisamment résolu ce que lui-même a appelé l'histoire de l'âme, et qu'il a répondu négativement en ce qui touche à l'immortalité individuelle? C'est l'opinion constante des commentateurs grecs et arabes. Par contre, les grands commentateurs chrétiens du moyen âge soutiendront que l'esprit général de la philosophie péripatéticienne et les principes posés par Aristote lui-même en divers endroits conduisent à affirmer que l'âme pensante est une partie de l'âme individuelle, et que celle-ci est immortelle.

Quoi qu'il en soit de cette divergence de vues que nous retrouverons plus tard, nous croyons qu'Aristote ne manque pas précisément de clarté en son troisième livre sur l'Ame. Le maître semble avoir pensé que des lecteurs attentifs et familiarisés avec sa philosophie atteindraient aisément le véritable sens de sa doctrine. Mais si le maître n'est pas obscur, il commet délibérément une réticence en refusant de nier positivement l'immortalité de l'âme chez les individus, alors que cela était effectivement au fond de sa pensée. Quand on vient après Platon, on n'est pas admis à garder de pareils silences sur une question ouverte et capitale. Platon nous avait entretenu au long de l'exil des âmes dans les corps et de leurs pérégrinations à travers les astres, c'était plus qu'il n'en fallait pour qu'Aristote fût dans la nécessité d'approuver ou de contredire son maître, comme il le pratique si volontiers sur la question des idées.

Aristote a mieux aimé se taire, et nous croyons en voir, en grande partie, la raison dans l'appréhension où il était de tomber malgré lui dans le système de son maître. Aristote pensait, autant que nous pouvons en juger, que l'âme intellectuelle est réellement un principe universel; dès lors, il ne pouvait fournir des explications détaillées à ce sujet sans reprendre pour son propre compte la théorie des substances éternelles et des archétypes de Platon. Bien plus, la seule affirmation que l'intelligence dans l'humanité est une communion à un principe supérieur universel, cela est déjà une conception platonicienne. Il importe peu qu'Aristote attribue aux substances séparées, qu'elles soient la cause première ou l'intellect agent, un rôle moteur, alors que Platon leur avait laissé, semblet-il, un simple rôle de causalité exemplaire, pour l'un et pour l'autre, le fond de la question est le même ; il s'agit de faire une théorie des substances spirituelles, et il ne paraît pas que la chose soit possible sans entrer dans le vrai domaine de la philosophie de Platon et sans lui emprunter les éléments essentiels de ses idées, Ne pouvant échapper à cette nécessité logique, Aristote se hâte de revenir sur ses pas pour paraître maintenir l'antithèse de ses conceptions, là même où elles commençaient à s'identifier notablement avec celles de son maître.

Mais la logique d'un système ne s'accommode pas de semblables expédients. Aristote n'avait pas voulu se réconcilier, même un

instant, avec son grand rival, ses disciples, païens et chrétiens, allaient, par des procédés divers, l'y contraindre largement et l'humilier jusqu'à achever son système par celui de Platon.

Après Platon et Aristote, la philosophie était définitivement constituée; mais elle l'était, comme on a pu le voir, sous une forme dualiste et antithétique. C'est dans cette condition qu'allait se développer son histoire. Assez puissantes l'une et l'autre pour n'être jamais entièrement vaincues, la philosophie de Platon et celle d'Aristote devaient se partager longtemps la direction des écoles et devenir comme le principe le plus général de la classification des esprits. Du côté de Platon, les belles àmes, les mystiques, les poètes, les chimériques, les êtres de sensibilité et d'imagination; avec Aristote, les intellectuels, les positifs, tous ceux chez lesquels prédominent la force de la pensée, le sens du raisonnable, le sentiment du réel et du vrai.

Mais les systèmes comme les institutions ne se développent pas seulement par antithèse et réaction, ils progressent aussi par imitation et attraction. Si à leur premier moment et à différentes étapes de leur durée ils s'opposent et se combattent, en d'autres temps ils se synthétisent ou s'agglomèrent par les emprunts réciproques qu'ils se font. Aristote et Platon n'allaient pas échapper à cette seconde loi. Cependant cette fusion partielle des deux grandes philosophies antiques ne devait pas s'opérer au hasard. A raison de leur nature spécifique, celle d'Aristote était destinée à servir de première et grande mise de fonds, celle de Platon, haute et flottante, devait fournir les contributions supplémentaires. Le système d'Aristote, en effet, était de beaucoup le plus ferme et le plus stable, le seul vraiment scientifique; aussi l'avenir lui était-il assuré. C'était à lui qu'appartiendrait l'honneur de faire l'éducation intellectuelle de plusieurs sociétés, parce que plus qu'aucun autre il était méthodique, précis et positif. Toutefois les disciples et les commentateurs d'Aristote, après avoir fait l'inventaire de son œuvre, la trouvèrent un peu bornée en quelques endroits; ils en reculèrent sans scrupule les limites et firent appel pour cela aux bons offices de Platon.

Aristote laissa une école et des disciples. Théophraste de Lesbos, qu'il choisit lui-même pour son successeur, forme le premier anneau de cette chaîne de philosophes péripatéticiens

qui, presque sans interruption, avec des réputations diverses, s'étend à travers un espace de plus de cinq siècles, de la fin du ve avant Jésus-Christ, au commencement du 1e de l'ère chrétienne. Alexandre d'Aphrodisias qui termine cette série soit, avec Théophraste qui la commence, le philosophe le plus célèbre du péripatétisme grec, et son nom est un de ceux qui sont demeurés le plus étroitement attachés à la fortune d'Aristote (1). Il est le commentateur par excellence de cette période, et ses idées sur les opérations intellectuelles de l'âme seront l'objet d'une polémique passionnée au temps d'Averroès.

Malgré la supériorité d'Aristote, ce ne fut pas cependant sur l'horizon de son influence que déclina et disparut cette merveil– leuse clarté de la philosophie grecque; ce fut dans une immense flambée de platonisme où les religions de l'Orient jetèrent l'apport de leurs conceptions pour former ce vaste brasier intellectuel, fait d'autant de fumée que de feu, qui a nom l'Alexandrinisme. La philosophie, ou mieux le syncrétisme philosophique alexandrin est certainement une déformation, une corruption de l'œuvre de Platon; on ne peut méconnaître cependant qu'elle en soit le dernier grand triomphe dans le monde antique. Ce fut comme le délire des esprits, au déclin de la culture grecque, que cette passion de faux idéalisme, poussée jusqu'à l'extravagance, au mépris de ce que la sagesse hellénique avait produit de plus raisonnable et de plus vrai.

Toutefois, Aristote était trop robuste et avait exercé une influence trop prolongée sur la direction des esprits pour céder longtemps à cet engouement qui avait fait des théories de Platon les complices du mysticisme, de la théurgie, de la gnose alexandrine. Aristote, après Alexandre d'Aphrodisias, continuait à être étudié et commenté, même dans le milieu néoplatonicien. Plusieurs des grands noms inséparables de l'histoire du péripatétisme appartiennent à cette direction, tels Porphyre au siècle, Thémistius au vo, Philopon et Simplicius au vir (2). Mais, il faut le reconnaître aussi, de tels disciples, placés en plein soleil d'idéalisme, furent exposés à étudier Aristote et à le comprendre

(1) Ueberwegs, Grundriss der Geschichte der Philosophie; Das Alterthum, Berlin, 1886, p. 236-242.

(2) Ibid., p. 236.

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