Page images
PDF
EPUB

Du reste, il n'est pas exact que nous ne puissions, à l'aide de la physiologie et d'une bonne psychologie, jeter un jour très suffisant sur ces phénomènes surprenants; et, s'il plaît à Dieu, nous vous le ferons voir. En attendant, après avoir constaté que votre argument ne conclut pas, nous allons vous donner brièvement la raison pour laquelle ni celui-là ni d'autres ne pourront conclure: c'est que l'hallucination, la suggestion à longue échéance, et les marques sanglantes ont leurs analogues, ou à tout le moins leurs éléments, dans les faits notoirement naturels.

On nous parle d'hallucinations, et on s'exclame sur l'étrangeté de pareils événements. Mais rien n'est plus commun chez les hommes distraits, préoccupés, et chez les somnambules. Si un homme est sous le coup d'une vive émotion, ou s'il a simplement une absence, il passera près de vous, vous regardera en face, et ne vous verra pas; il se heurtera à un mur, se déchirera la figure ou la main, recevra un coup, une blessure, et ne s'en apercevra pas. Faut-il rappeler l'histoire d'Archimède, et les stupéfiantes aventures de M. Ampère et du Dr Robert d'Hamilion d'Aberdeen (1)? Hallucination positive, hallucination négative, amnésies, mais c'est de tout cela qu'est faite l'histoire quotidienne du somnambulisme naturel. Pourquoi se croire obligé d'en appeler au diable, quand on rencontre ces faits dans l'hypnose, qui n'est qu'un somnambulisme artificiel?

Relisons ensemble, si vous le voulez, le récit tant de fois reproduit mais toujours si émouvant de Dom Duhaguet, prieur de Pierre-Châtel, et vous allez y trouver un exemple typique des deux hallucinations:

« Un soir que je ne m'étais point couché à l'heure ordinaire... j'entendis ouvrir ma porte, et je vis entrer un religieux, connu pour être somnambule, mélancolique et sombre. Les yeux ouverts mais fixes, vêtu de sa seule tunique, un grand couteau à la main, il alla droit à mon lit dont il connaissait la position, eut l'air de vérifier, en tátant de la main, si je m'y trouvais effectivement: après quoi, il frappa trois grands coups, tellement qu'après avoir percé les couvertures, la lame entra profondément dans la natte. Il se

(1) Carpenter, Mental Physiology, p. 564.

retourna et j'observai que son visage, tout à l'heure contracté, était détendu et qu'il y régnait quelque air de satisfaction. L'éclat des deux lampes qui étaient sur mon bureau ne fit aucune impression sur ses yeux : et il s'en retourna comme il était venu, ouvrant et fermant avec discrétion deux portes qui conduisaient à ma cellule. Le lendemain le pauvre somnambule se souvenait de cette aventure comme d'un rêve, mais non comme d'un acte accompli: il avait rêvé que sa mère avait été tuée par le pricur, et la vue du cadavre de sa mère l'avait porté à la vengeance. »

Vous l'avez entendu : le moine, les yeux grands ouverts, n'avait vu ni les deux lampes allumées, ni le prieur à son bureau. Voilà bien l'hallucination négative. Par contre, ses yeux avaient eu, et sa main avait touché le prieur dans son lit... où, par bonheur, il n'était pas: hallucination positive.

Si le Prieur s'était levé, et lui avait barré le passage, le pauvre somnambule, comme on peut le déduire avec certitude d'autres histoires similaires, aurait tourné le prieur, simplement comme on tourne un obstacle quelconque, sans le reconnaître, et nous aurions eu, en plus, un exemple d'amnésie somnambulique.

Mais, que dirons-nous des suggestions à longue échéance? Nous dirons que tous les éléments dont elles se composent, font partie de notre activité psychologique à l'état de veille, qu'elles ne réclament aucun pouvoir extraordinaire et mystérieux et que nous ne voyons, en conséquence, aucune raison de les tenir pour extra-naturelles.

Ce phénomène, comme le remarque judicieusement M. l'abbé Méric, implique trois éléments: une suggestion, la conservation ou la permanence de cette suggestion dans le cerveau inconscient de l'hypnotisé, et enfin son accomplissement au jour indiqué (1).

Or, en premier lieu, l'hypnotisé reçoit la suggestion : «< vous viendrez me voir dans dix jours » tout comme il recevrait le mème ordre ou la même invitation, à l'état de veille.

Mais cette suggestion, il va la garder pendant dix jours. Oui,

(1 Le Merveilleux e: la Science, p. 270.

mais il garderait de la même façon, le même ordre, si on le lui avait donné pendant qu'il était éveillé.

Mais dans dix jours, il exécutera la suggestion. Oui encore : mais si vous lui aviez intimé l'ordre, avant de l'endormir, de venir vous visiter au jour marqué, il aurait agi absolument de même.

Suggestion réalisée à longue échéance, ordre exécuté à longue échéance sont deux phénomènes dont les éléments essentiels sont les mêmes, et qui sont d'ordre naturel au même titre.

S'il s'agit d'expliquer le mécanisme intime de ces deux faits, l'on peut soutenir, nous le verrons plus tard, des théories différentes, mais l'on n'apportera point de raisons démontrant que l'un est moins naturel que l'autre.

:

Reste donc l'apparition des marques sanglantes, stigmates, vésications, etc. Le R. P. Franco signale ce fait comme étant favorable à sa thèse, sans insister toutefois autant que d'autres le font et cela se comprend. Les anciens théologiens auraient déjà suffi à le rendre circonspect sur ce chapitre, mais à la suite des récentes études sur ce qu'on appelle « le Dermographisme, les hémorrhagies et les ecchymoses spontanées (1), la réserve du Révérend Père est plus que justifiée. Nous aurons. à expliquer ces phénomènes des marques plus ou moins sanglantes, quand nous ferons la théorie de l'hypnose et de ses propriétés; en attendant, ce serait une perte de temps inutile de s'attarder à établir que les vésications ou les stigmates constatés sur certains sujets endormis ne prouvent pas plus que le reste le caractère prétendu extra-naturel et satanique de l'hypnotisme.

Fr. M. Th. COCONNIER.
(A suivre).

(1) Voir Etude sur le Dermographisme ou Dermoneurose toxivasomotrice par Toussaint BARTHÉLEMY.

S. THOMAS ET LE PRÉDÉTERMINISME

Suite (1)

ne se

Quand on étudie les rapports de Dieu avec les créatures, et spécialement avec les créatures douées de liberté, on heurte pas seulement au problème de la prescience divine; il s'en présente inévitablement un autre non moins important ni moins délicat, non moins troublant pour notre pauvre raison humaine : c'est celui de l'action de Dieu dans le monde.

De même que rien n'existe ni ne se fait sans que Dieu le sache, de même rien n'existe ni ne se fait sans que de quelque façon Dieu ne le cause. De toute éternité le regard de Dieu embrasse l'ensemble et tous les détails de l'univers; il connaît tous les êtres qui s'y succèdent, tous les mouvements qui s'y produisent; il pénètre jusqu'aux plus secrètes profondeurs de l'âme humaine pour y voir toutes les pensées, tous les désirs, toutes les déterminations du libre arbitre le nier, ce serait nier Dieu luimême qui ne peut être qu'un esprit intelligent, et dont l'intelligence ne peut être qu'infiniment parfaite et omnisciente. Également, quiconque ne veut pas se mettre en contradiction avec la foi et avec la raison est obligé d'admettre la parole de saint Paul << De Lui et par Lui et en Lui sont toutes choses... <«< En Lui nous vivons, nous nous mouvons, nous subsistons. » Par son action, Dieu a créé le monde, tous les êtres tiennent primordialement de lui leur existence. Par son action encore, cette existence qu'il leur a donnée, il la leur conserve,

(1) Voir le numéro de mai 1895.

il la leur communique incessamment. S'il n'avait pas créé, rien ne serait; s'il ne conservait pas, tout, rentrerait dans le

néant.

Outre l'existence, Dieu a donné aux créatures l'activité en vertu de laquelle elles agissent, évoluent, produisent des effets conformes à leur propre nature et marchent vers un terme, vers une destinée. Cette activité, Dieu la conserve et l'entretient; il la stimule, il la dirige, il la perfectionne et la surélève souvent; d'autres fois il en contient ou modifie l'exercice; en un mot, Dieu, par son action, gouverne le monde suivant le plan conçu par sa sagesse, suivant l'ordre établi par sa providence. Et l'homme, non moins que les autres créatures, est le tributaire de cette providence, le sujet de ce gouvernement divin. Cette vérité est passée en proverbe : « L'homme propose et Dieu dispose »; «l'homme s'agite, Dieu le mène ».

Toutefois, il n'est pas aisé de déterminer au juste quelle part il faut accorder, quel rôle il faut assigner à l'action divine dans les opérations des créatures, surtout dans les opérations de notre volonté libre.

Jusqu'ici la raison philosophique et la théologie n'ont encore fourni aucune solution qui ait eu la bonne fortune de mettre tous les esprits d'accord. A ce problème de l'action de Dieu sur la volonté humaine se rattachent plusieurs des plus célèbres hérésies qui aient agité notre Occident le pélagianisme, le protestantisme, le jansénisme. L'Église, il est vrai, en condamnant ces erreurs, a par là même délimité le terrain où il y a lieu de chercher la vraie solution; néanmoins le champ laissé à la libre discussion est encore assez vaste pour qu'il y ait place à des opinions multiples, à des systèmes fort opposés. Les plus fameux qui se soient produits sont, on le sait, le molinisme avec son concours simultané, et le thomisme avec sa prémotion ou prédétermination physique.

Dans son opuscule « Saint Thomas et le prédéterminisme »>, M. l'abbé Gayraud, on s'en souvient, avait réservé la première partie à la question de la divine prescience; il consacre la seconde à l'action divinc, à la causalité effective de Dieu dans

« PreviousContinue »