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chaque chose; il prête l'oreille au commentaire sacré et il le traduit à sa manière, avec des couleurs ou dans un bloc de marbre. Frère de la création, il l'admire, il l'aime, il la comprend, il l'explique, il contribue pour sa part à la pousser vers son but divin, et c'est ainsi que, sans sortir de son domaine, il devient philosophe, théologien, pontife à demi, à demi prophète, artiste, enfin, dans la complète et splendide acception du mot.

Michel-Ange a-t-il prévu tout cela dans sa théorie esthétique ? Non, pas plus qu'il n'y a songé dans la pratique. Il a étudié la nature, l'homme; la nature et l'homme l'ont rapproché de Dieu et il a essayé de rencontrer sa pensée dans ses œuvres ; mais c'est tout. Le langage direct que tout chrétien écoute, que lui-même, croyant passionné, entendait dans son cœur, il n'en a point tenu compte comme artiste ; c'est pour cela que son idéal religieux est demeuré incomplet.

Si l'on compare cet idéal à celui d'Angelico, on trouvera entre eux une distance au moins aussi grande que celle qui existe, au point de vue matériel, entre les mérites respectifs de leurs œuvres. Autant le grand Florentin est supérieur comme facture, autant il est inférieur, comme conception religieuse, à son émule de Fiésole. Celui-ci a pour domaine le divin; Buonarroti ne dépasse pas le gigantesque et le sublime dans l'humain. La transfiguration de la nature humaine, âme et corps, par la gloire future; sa transfiguration dès ici-bas par la vie surnaturelle de la grâce; ces deux thèmes sur lesquels roule presque toute la peinture chrétienne et qu'Angelico a exploités avec tant de bonheur, MichelAnge n'en a nul soupçon, tout comme Angelico n'a nul soupçon de la vie proprement terrestre.

Lacune immense de part et d'autre, qui doit rendre inconsolables les amis de l'art religieux. Car de quelles merveilles ne nous ont pas privés les imperfections d'un Angelico et le paganisme d'un Michel-Ange!

De ces deux hommes, si leurs procédés étaient conciliables, on ferait le peintre complet; mais ni l'un ni l'autre n'a pu ou n'a voulu l'être. Le premier est trop idéaliste, le second trop naturaliste. Les musculatures de Michel-Ange nous rivent à

la vie terrestre; les fautes d'Angelico mutilent, pour l'épurer, l'œuvre du Créateur. Si le Florentin a gravi le dernier sommet de l'art au point de vue de la perfection et de la puissance; si le Fiésolan, à son tour, a conçu l'idéal chrétien dans toute sa profondeur et sa sublimité, nous attendons encore le grand génic qui réunira en un seul faisceau tous ces dons magnifiques ; qui, s'abreuvant à la fois aux sources de l'Evangile et à celles de la nature, dessinant en naturaliste et sentant en chrétien, saura réaliser dans des formes parfaites des pensées divines, [digne en même temps des splendeurs de la renaissance et de la foi des premiers martyrs.

Y aurait-il dans l'expression de ce vœu une contradiction cachée ? Je ne saurais le croire. Rien ne pourra me persuader que pour se rapprocher de Dieu il faille s'éloigner de ses œuvres, ou que pour mieux étudier ses œuvres il faille le mettre lui-même en oubli. Le réel et l'idéal ne sont-ils pas faits pour se prêter appui l'un à l'autre ? Pourquoi une âme divinisée requerrait-elle un corps difforme? Ou pourquoi une belle créature aurait-elle nécessairement une âme vulgaire ? Que les artistes fassent beau et juste tant qu'ils pourront, ce n'est pas là, certes, ce qu'on leur reproche. Autant est insensée au chrétien l'idolâtrie de la renaissance, autant est absurde à l'homme de goût l'idolâtrie des primitifs. Laissons aux brocanteurs allemands l'adoration des magots antiques; n'appelons point beau et parfait ce qui n'est qu'intéressant par la date ou louable par les tendances. Appelons chat un chat et Margaritone un boucher. Puis efforçons-nous, selon les talents que Dieu nous donne, de faire grandir en nous et autour de nous l'amour du beau sous toutes ses formes ; car la vraie beauté est fille du ciel, et elle nous aide à y monter.

Ainsi que je l'avais promis, j'ai visité tout à loisir mes chapelles. Trop à loisir peut-être; c'est pourquoi je trouve bon de clore ici mon pèlerinage.

mais le

J'aurais pourtant mille choses à dire encore et il m'en coûte un peu, je l'avoue, de fermer sitôt mon carnet de notes. Je n'ai pas dit un mot des musées, qui sont tout un monde à Florence; moyen d'être court en abordant un pareil sujet ! J'aime mieux remettre à un autre travail l'étude des caractères généraux, des qualités et des lacunes de l'art florentin considéré dans son ensemble. Son histoire est des plus attachantes, des plus instructives aussi; mais elle veut, pour ces raisons mêmes, une attention que nous ne pouvons lui accorder à cette heure. Je me déclare satisfait si j'ai pu, dans les pages qui précèdent, donner quelque idée de ce que fut Florence.

L'intensité de la vie publique et la culture exceptionnelle des esprits ont fait de la Ville des Fleurs une rivale de Rome et d'Athènes. Comme celui de ces deux cités, capitales des esprits et points culminants de l'histoire, son nom ne s'effacera plus de la mémoire des hommes. Elle aura été un de ces points du globe, privilégiés entre tous, où la plante humaine pousse un rejeton plus vigoureux et s'épanouit en floraison superbe.

Il faut avouer toutefois qu'après tant de vicissitudes et d'étranges fortunes, Florence a bien perdu aujourd'hui de ses anciennes gloires. Le musée moderne, auquel j'ai consacré quelques heures, est bien vide et bien pauvre. Mais le génie de la race n'est pas mort; il suffirait d'une étincelle pour en raviver la flamme. Quand on s'appelle Florence et qu'on a tant produit, on peut sans honte se reposer durant quelques siècles!

Les choses humaines sont ainsi ; il s'y produit toujours des déchirures et des lacunes; mais rien n'empêche qu'au-delà la trame interrompue se reforme.

La ville de Dante et de Michel-Ange n'a pas dit encore son dernier mot.

Fr. D. SERTILLANGES,

des Frères Prêcheurs,

L'ARGUMENT DE SAINT ANSELME

ET SON RECENT APOLOGISTE

Il y a huit cents ans que l'argument de saint Anselme occupe la raison des philosophes et il est peu d'esprits qui ne se soient laissé prendre tout d'abord à son apparente simplicité Pourquoi chercher Dieu par de longs détours à travers les inextricables labyrinthes des démonstrations savantes? Vous osez demander s'il existe? Mais, son existence, ne la trouvez-vous pas dans l'idée même que vous avez de lui? - N'est-ce pas l'explication lumineuse et raisonnée de ce mot de l'Écriture: Dieu est proche de vous; c'est au dedans de vous-mêmes qu'il vous le faut chercher.

Il n'est donné qu'aux génies d'élite d'agiter ainsi l'intelligence de vingt générations et de forcer toute pensée à ne point passer indifférente devant la leur. Aussi ne pouvons-nous qu'être d'accord avec le récent historien du saint Docteur sur « l'intérêt qui s'attache à la démonstration d'Anselme (1) », comme « sur les difficultés qu'elle présente ».

« Un argument, nous dit-il, qui a paru à un génie philosophique de premier ordre comme saint Anselme une découverte importante, et que Descartes, Leibniz, Fénelon, Mallebranche, ont adopté, remanié et défendu avec passion, mérite qu'on ne le rejette point sans l'avoir examiné sous toutes ses faces et de très près, et que si l'on arrive à y découvrir quelque défaut qui ait échappé à ces esprits si pénétrants, on se rende du moins bien compte de ce qui a pu causer leur erreur et de ce que, à défaut de solidité, la démonstration pour laquelle ils se sont épris a de particulièrement spécieux. »

(1) L'Argument de saint Anselme, par le R. P. RAGEY, mariste, préface, p. 1.

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On aurait tort de croire, cependant, que le livre du Père Ragey a précisément pour but de découvrir dans l'argument du saint Docteur « quelque défaut qui ait échappé à ces esprits si pénétrants ». Bien plutôt pense-t-il à couvrir ceux que d'autres ont pu mettre en lumière. Tous ses efforts tendent à prouver la solidité parfaite de ce qui a pu sembler à quelques-uns << particulièrement spécieux ».

Il y eut bien, autrefois, certain moine de Marmoutiers nommé Gaunilon qui refusa de se laisser convaincre par la démonstration de son voisin le savant prieur Du Bec. Ce n'était pas sans doute «< un esprit pénétrant ». Aussi « le mal est-il que le bon moine de Marmoutiers n'a point compris cet argument »>! « C'est saint Anselme affirme-t-on, qui nous l'assure, à cinq ou six reprises, et il faut bien reconnaître qu'il avait raison (1) .»

Saint Thomas a réfuté en trois ou quatre endroits de ses ouvrages (2) certaines affirmations qui ont fait croire à ses commentateurs qu'il s'agissait du raisonnement d'Anselme. Or saint Thomas ne laisse pas que d'être une autorité fort gênante dès qu'on l'a contre soi. Il n'en est rien jamais il n'a voulu toucher à la preuve Anselmique. Deux fois pourtant il a bien nommé le saint Docteur pour lui attribuer la paternité d'une erreur où l'on découvre un certain air de parenté avec l'argument qui nous occupe.

Mais, «< que saint Anselme ait commis cette prodigieuse confusion et ce colossal déraisonnement (3) », ne le croyez point Alors, c'est saint Thomas qui les lui a prêtés? Non! «< ce n'est là qu'une affaire de stratégie scolastique!!! » (4).

Descartes connaissait le Proslogion : c'est de là qu'il a tiré la preuve de l'existence de Dieu par l'idée de l'Etre parfait. Mais cet argument, il l'a déformé, tout au moins modifié : « Il ne serait pas absolument exact de dire que la substance de la démonstration cartésienne est la substance de la démonstration de saint Anselme (5). Attaquez Descartes, mais vous vous trom

(1) Chap. 1, p. 10.

(2) Ia P. quæst. II, art. 1 ad 2m. Cont. Gent. lib. I, cap. x. De Veritate, q. x, Sentent. lib. I, Dist. I, q. 1, art. 2, ad 4m.

art. 12, ad 2m et in O.

(3) Préface, p. vii.
(4) Chap. xvi, p. 106.
(5) Chap. 1, p. 21.

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