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Or, disent les socialistes, où est l'agent de cette double valeur? Marx leur enseigne : « A l'atelier, aux machines; c'est le travailleur, l'ouvrier ». Le cuir en feuilles n'a pas de valeur usuelle pour qui a besoin de chaussures. Un capitaliste eût-il, de toutes les tanneries du monde, accumulé des millions de ballots, si des cordonniers ne façonnent pas ces approvisionnements, ils seront de nul usage. C'est la façon manuelle qui, de zéro, fait sortir la valeur positive des objets utiles. Le travail est donc la substance créatrice de la valeur die werthbildende Substanz.

Donc, le produit du travail n'a sa forme, son utilité, sa valeur actuelles que par l'action du travailleur; il tient de lui tout ce qu'il est; il est sa propriété, en toute justice.

De même aussi, le capital qui achète les matières ouvrables et celui qui se réalise dans les machines et autres accessoires du travail ateliers, bureaux, terrains, etc... Sans l'ouvrier la machine est une ferraille inutile, l'atelier une bâtisse déserte qui va crouler; le capital, une substance morte. Par lui, la machine opère, l'atelier vit, le capital fructifie. L'œuvre de la machine, la prospérité de l'atelier, les fruits du capital procèdent de lui. Tout cela est donc à lui. Le profit du capitaliste se résout ainsi, selon Marx, en « travail non payé (1) ».

Donc, enfin, puisque aujourd'hui l'ouvrier est collectivité, c'est la collectivité qui, aujourd'hui, a droit aux produits et aux instruments de travail dont elle crée la valeur.

Ainsi peuvent se résumer, abstraction faite des formules les plus obscures, les preuves de l'antithèse, de l'antinomie que nous dénonçait plus haut M. Lafargue. Pour lui, elles sont décisives. Quand le producteur était un individu, le produit, sa création, était aussi sa propriété. La pièce de toile revenait ainsi au tisserand qui, du chanvre semé de ses mains, l'avait faite. Il y avait alors pleine harmonie entre la production et la propriété, toutes deux individualistes. Maintenant, au contraire, l'ouvrier sait d'expérience qu'isolé il ne fait rien et n'est rien; que, fondu en la collectivité de l'usine, il crée la richesse du monde. Il voit la France sillonnée de chemins de fer où circulent mille produits qui sont son œuvre à lui, Légion! Il veut

(1) Cf. E. DE LAVELEYE. Le Socialisme contemporain, 34 et suiv.

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donc que sa création soit à lui dans la jouissance comme elle l'a été dans le passage du néant à l'être. Au vieil instinct. paysannesque et bourgeois de l'appropriation individuelle, les travaux collectifs du grand atelier ont substitué, dans la conscience des prolétaires, un sentiment plus large et plus juste. « La production mécanique dit M. Lafargue - a balayé de la tête prolétarienne l'idée de propriété individuelle; elle y a implanté l'idée de propriété commune. Cette transformation cérébrale s'est accomplie en dehors de l'action des communistes; elle est la résultante de la production mécanique, organisée sous la direction de la bourgeoisie capitaliste... Quand nous allons dans les villes industrielles, nous trouvons réunies des masses ouvrières prêtes à acclamer d'enthousiasme les idées. communistes, que nous n'apportons pas, mais que nous dégageons des phénomènes économiques dont ils sont les jouets et les martyrs... Les phénomènes économiques, voilà les grands coupables, les terribles révolutionnaires qui bouleversent toutes les habitudes des hommes et toutes les bases séculaires des sociétés; nous autres, communistes de l'école de Marx et de Engels, nous ne sommes que les porte-parole des phénomènes économiques. Si, comme les oiseaux de mer qui prédisent l'orage aux matelots, nous annonçons aux classes gouvernantes la tempête qui balaiera leurs privilèges, ce n'est pas nous qui la soufflons (1). »>

Si nous le consultions, à notre tour, cet oracle des «< phénomènes économiques »? Car enfin, les augures socialistes, avec leurs oiseaux qui prédisent le cyclone, ne nous demandent pas de les croire sur parole, sans examen. Ce serait d'ailleurs inutile. Les faits dont ils se réclament ne sont point des faits mécaniques et muets, comme ceux qu'interprètent les chimistes. Ce sont les actes mêmes de nos contemporains, nos propres actes. Est-il vrai d'abord que le machinisme ait « socialisé » le travail? Non; et prétendre le prouver, c'est commettre un sophisme.

(1) Conférence, p. 37, 39.

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La production machiniste nécessite de grandes collectivités ouvrières; c'est vrai, en général, bien qu'il y ait à distinguer des cas, surtout dans la culture, où quelques hommes suffisent à l'emploi d'un outillage considérable. Mais passons, pour aller droit au vice capital du raisonnement. La machine requiert la collectivité, non comme agent complet et suffisant de sa mise en œuvre; mais comme instrument, sous la haute direction d'individus supérieurement instruits et prévoyants.

Certes, voici une distinction qui n'est pas neuve. J.-B. Say, au siècle dernier, opposait déjà aux travaux d'exécution manuelle ceux de direction et d'invention (1). Cinq ou six siècles avant les économistes, saint Thomas trouvait dans Aristote et introduisait dans la scolastique la double notion des manu-artifices et des architectores, dont les uns commandent et dont les autres exécutent les diverses « opérations » des <«< arts mécaniques (2) ».

Pour être antique, cette distinction n'a point vieilli. Elle peut encore, au regard de la thèse collectiviste, supporter le jour, malgré le style scientifique et la teinture d'évolutionnisme, dont cette dernière s'est fardée. Au fond, celle-ci est vieille comme Socrate Aristote la démasquait parmi les « erreurs modernes » du cinquième siècle avant notre ère. Benoît Malon, qui savait ses auteurs, n'a point nié cette vénérable antiquité. Mais il a pour elle, cela va de soi, des yeux d'adorateur « Le soleil s'est levé avant nous... Les bribes d'idées critiques ou reconstructives que nous avons ramassées dans le milieu ambiant et que nous croyons nôtres, sont des lieux communs pour tous ceux qui ont quelque connaissance de l'histoire des doctrines socialistes (3). » Sur cette déclaration, n'ayons donc crainte d'introduire dans une question du jour, destinée à demeurer question de demain, une idée qui s'est (1) J.-B. SAY. Cours d'Economie politique.

(2) Commentaria in Libros Physicorum, II, 4. in libr. Metaphysicorum, Promium. Lib. I, lec. I.

(3) Précis, p. 2.

promenée dans les écoles, tour à tour sous le pallium athénien et sous le bonnet et la cape des docteurs scolastiques. On fera seulement cette grâce à la vérité, de la laisser se rajeunir à l'égal du sophisme. Et, comme elle est de tous les temps, elle le fera sans artifice; nous la verrons, au sortir des in-folios de saint Thomas, porter à son aise le complet moderne.

Soit donc un type d'exploitation rurale, de ceux que M. Lafargue appelle communistes: un grand domaine de 300 hectares, cultivé à l'aide de machines perfectionnées. Il y a les «< instruments d'extérieur de ferme », comme disent les statistiques agricoles moissonneuses, faucheuses, faneuses, râteaux à cheval, bissocs, semoirs pour graines ou pour engrais, etc. Puis, les « instruments d'intérieur », hache-paille, trieurs, coupe-racines, concasseurs, batteuses en grange, alambics, et tout ce qui sert à la fabrication du beurre et des fromages, etc. Un personnel spécial d'aides ruraux est employé à l'usage de ces machines. Mais en quoi consiste cet usage? Se borne-t-il à leur application actuelle, sous la main d'une servante ou d'un valet de labour? Non. Il suppose, avant toute exécution de leur tâche, qu'elle est prévue et prescrite en temps et lieu dans un ensemble de conditions proportionnées à sa fin. Pour user avantageusement du semoir, par exemple, il faut avoir choisi les semences et déterminé à quel moment il faut ensemencer, et de quelle manière, eu égard à la nature du sol. Et comme pour entretenir et bonifier une terre qui rend, il faut l'assujettir à une certaine rotation de cultures diverses, la question si complexe et si technique des assolements doit encore se trouver résolue, selon les données théorico-pratiques de la chimie agricole et de l'économie rurale. Non vraiment, ce brave garçon de paysan qui s'en va, promenant le semoir d'une allure méthodique, ne se doute pas de tout ce qu'il a fallu de calculs et d'études, pour rendre sa promenade fructueuse... Il ne se doute pas non plus que la question des assolements est elle-même connexe à celle des amendements, à celle des engrais, à celle des drainages; ni que, la récolte venue, le moment est arrivé d'ajouter aux préoccupations de l'agronome celles du commerçant : grosse question encore, celle des prix et de la vente. Et puis, quand de bonnes

affaires ont rémunéré le travail, il y a des bâtiments à réparer, des améliorations foncières à entreprendre, du matériel à compléter ou à renouveler. Le valet de charrue, qui n'y pense guère, ne se dit pas non plus que l'autre, chargé d'y penser, doit être un brin architecte et ingénieur. Mais, s'il ne se le dit pas, c'est tout de même vrai. A eux tous, garçons et filles de ferme, individus et collectivité, ils exécutent, dans les moindres mouvements de leur travail manuel et mécanique, des ordres qui sont l'effet de tout un grand travail de raison, à la fois scientifique et prudentiel. Ils ont tous, en personne et comme groupe qualité d'instruments minister in artibus habet rationem instrumenti (1) ».

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Prière ici, aux àmes sensibles et humanitaires, de ne pas s'émouvoir sur ce mot, qui leur peut rappeler le sens abusif et cruel donné par l'égoïsme païen à la définition juridique : servus instrumentum animatum. Instrument, pour saint Thomas, ne veut pas dire outil ou machine; il signifie instrument. Mais il y a une espèce d'instrument qui est la machine, et une autre qui est l'ouvrier. De l'une à l'autre, il y a, par conséquent, toute la distance de l'homme à la matière brute. La raison et la volonté de l'ouvrier, son expérience du métier, son entente à user de la machine elle-même, l'élèvent bien au-dessus d'elle, instrument inanimé, pur mécanisme, dont les pistons, les excentriques, les volants, les tarières ou les masses percutantes ne font que déterminer, dans la mesure inème où on les impulse, tout passivement, des translations de mouvement ou des altérations de forme extérieure sur la matière ouvrable. Ces différences sont irréductibles entre elles la machine n'agit pas; elle est actionnée: instrumentum inanimatum nullo modo agit, sed solum agitur. -L'ouvrier est actionné par les ordres reçus : mais il fait acte volontaire de raison pour les comprendre et pour les exécuter, il s'assimile ainsi, en quelque façon, l'idée directrice de son travail instrumentum animatum ita agitur, quod etiam agit (2).

Et pourtant, homme et machine, on peut, sous le rapport

(1) Politic., I, 1.

(2) I. Met., I. Ia 20, q. LXVIII, art. 3, ad 2. —IIIa, q. vu, art. 1, ad 1m; q. LXVIII, art. 8, ad 1m ̧

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