Page images
PDF
EPUB

princes, et il a consenti qu'il demeurât neuf mois à Cambray et trois à la cour. Il a rendu son unique abbaye ». En remettant son prieuré et son abbaye, Fénélon ne faisoit que remplir un devoir que lui prescrivoient les lois ecclésiastiques, cependant cette action étonna le roi et toute la cour, et on peut même dire que Fénélon indisposa contre lui tous ceux que son exemple condamnoit.

Nous ne croyons pas devoir nous étendre beaucoup sur l'affaire du Quiétisme et sur les autres disputes théologiques où Fénélon se trouva engagé. Cette affaire troubla son repos, et fut cause qu'il fut renvoyé dans son diocèse au mois d'août 1697. Quelques expressions mystiques dont la célèbre madame Guyon s'étoit servie dans ses ouvrages, parurent contraires à la doctrine de l'église, et il étoit à craindre qu'on n'en tirât des conséquences dangereuses, comme on venoit de le faire tout récemment en Italie et même en France, d'après des principes à peu près semblables. Fénélon, qui estimoit la vertu de madame Guyon, ne vit point de danger dans ces expressions, qui lui parurent assez conformes à d'autres expressions que l'on trouvoit dans les mystiques les moins suspects. Il en prit la défense; ce qui produisit un grand nombre d'écrits, tant de sa part que du côté de Bossuet qui les avoit attaquées. Avant même que Fénélon fût sacré archevêque de Cambray, il s'étoit tenu des conférences à Issy, et on étoit convenu de trente-quatre articles qui devoient servir comme d'une barrière aux nouveautés. Fénélon, qui assistoit à ces conférences, avoit fait ajouter les quatre derniers articles aux trente premiers dressés par Bossuet. Les articles venoient d'être signés, lorsque Fénélon fut sacré par Bossuet, le 10 juin 1695, et la même année, les évêques de Chartres, de Châlons et de Meaux, publièrent des lettres

[ocr errors]

.

pastorales contre le Quiétisme, et ils condamnèrent les livres de madame Guyon. Cette dame refusa de signer le mandement de Bossuet, en disant qu'elle ne pouvoit, sans trahir sa conscience, avouer qu'elle eût soutenu des erreurs aussi monstrueuses que celles qu'on lui attribuoit. Fénélon ne crut pas non plus devoir condamner madame Guyon, et M. de Meaux lui ayant écrit qu'il faisoit un ouvrage pour distinguer la vraie spiritualité de celle qui n'étoit qu'une illusion, Fénélon approuva son dessein, et offrit même de travailler de concert avec lui. Ce fut alors que Bossuet fit paroître son Instruction sur les états d'oraison. Fénélon demeura toujours persuadé que ce que l'on attaquoit dans les écrits de madame Guyon, n'étoit point, comme le croyoit Bossuet, un système lié dans toutes ses parties, et dont le dessein évident étoit d'établir une indifférence criminelle pour le salut et la damnation, pour le vice et pour la vertu; mais tout au plus quelques conséquences très-éloignées, que madame Guyon n'avoit très-certainement point eues en vue. Il refusa donc de donner son approbation au livre de Bossuet, et, pour se justifier, il crut devoir publier, au mois de janvier 1697, son livre de l'Explication des Maximes des Saints. Bossuet s'éleva avec la plus grande force contre cet ouvrage. On parla d'abord d'en faire un examen et de donner des explications. M. de Meaux insistoit sur une rétractation formelle de M. de Cambray. Celui-ci crut n'avoir pas d'autre parti à prendre que d'en appeler au jugement du Saint-Siége, ce qu'il fit le 27 avril de la même année. Cependant Fénélon reçut, le 1er. du mois d'août, l'ordre de se retirer dans son diocèse. Quelques mois auparavant, on lui avoit appris que son palais, ses meubles et ses livres avoient été brûlés, et il supporta cette perte avec la plus grande fermeté. « J'aurois bien peu profité de mes livres, disoit un homme de

lettres dans une semblable occasion, si je ne savois pas les perdre ». La réponse de Fénélon fut encore plus belle et plus digne d'un évêque: « J'aime mieux que ma maison ait été brûlée, que la chaumière d'un pauvre laboureur». Cependant les évêques de Meaux et de Chartres, et l'archevêque de Paris, M. de Noailles, envoyèrent à Rome une déclaration unanime contre le livre des Maximes, et Fénélon y fit passer ses défenses. M. de Meaux publia une Relation du Quiétisme, et M. de Cambray y répondit. L'affaire ne fut terminée qu'après un long examen; et enfin par un décret du 12 mars 1699, le pape Innocent XII condamna le livre en général, et il condamna en particulier vingt-trois propositions qui paroissoient tendre, pour la plupart, à établir la réalité d'un état où l'on aime Dieu ici-bas pour lui uniquement, et qui exclut les motifs de crainte et d'espérance, et le désir de la récompense et de la béatitude.

Nous n'entrerons point dans de plus grands détails; il est même très-difficile de donner l'histoire du Quiétisme avec exactitude et d'une manière impartiale. Il est certain que le récit qu'en fait Bossuet est différent de celui de Fénélon, et leurs partisans et amis respectifs sont encore plus opposés et moins d'accord sur les faits. Pour nous, également pénétrés de respect pour la mémoire de ces deux grands hommes, nous ne ferons point le panégyrique de l'un aux dépens de l'autre. En accordant à quelques écrivains que Bossuet a mis une très-grande vivacité dans l'attaque, nous sommes forcés de convenir, avec d'autres historiens, que Fénélon lui-même répondit quelquefois avec une égale vivacité. C'est ce qui arrive dans la plupart des disputes, par une suite de la foiblesse de l'esprit de l'homme ; et ce défaut se montre encore davantage lorsqu'il s'agit de vérités importantes, ou du moins que l'on regarde comme telles, surtout lorsqu'elles

[ocr errors]

l'on

intéressent la religion. On se croit si assuré de la bouté de sa cause; on est si convaincu que c'est la vérité que défend, qu'on croit voir dans son adversaire de l'entêtement et de la mauvaise foi. On parle et on écrit d'après ce principe, et on s'accuse réciproquement d'infidélité dans les citations, et de procédés contraires à la franchise et à la justice on ne voit dans son adversaire qu'un calomniateur, ou qu'un homme qui se refuse à une lu mière plus claire que celle du jour. Le plus grand mérite, la vertu la plus pure, la sainteté même, n'ont pas toujours mis à l'abri d'une semblable faute, et il nous seroit aisé d'en rapporter d'aussi tristes exemples.

[ocr errors]

En un mot, nous avons peine à croire qu'on puisse nous blâmer d'avoir imité, en quelque manière, la sage conduite du cardinal de Fleury, qui, en 1734, supprima tout à la fois, et la Relation du Quiétisme, par l'abbé Phelippeaux, où Fénélon étoit indignement traité, et l'Abrégé de la vie de Fénélon, publié par ordre du marquis de Fénélon, où Bossuet est accusé de mauvaise foi, de jalousie et d'emportement. <«<Lorsque je méditai, disoit, en 1777, un des plus grands orateurs de nos jours, sur les démêlés de Bossuet avec Fénélon, ma première idée fut de mettre en scène ces deux grands écrivains, et de faire un parallèle dans lequel j'aurois toujours donné l'avantage à l'archevêque de Cambray. Je veux expier ma témérité par l'aveu que j'en fais; il est juste de m'acquitter, avec un peu de honte, envers un homme de génie que j'osois méconnoître. Je compris bientôt qu'il n'étoit ni juste, ni décent de sacrifier un grand homme à mon enthousiasme pour un autre grand homme, et que, pour élever Fénélon, je ne devois pas dégrader son illustre rival. Je me souvins de l'Histoire universelle, des Oraisons funèbres, etc., et la plune tomba de mes mains. Mon admiration ne me permit plus de le juger, encore moins de l'avilir. Eh! de quel droit aurois-je traduit

le grand Bossuet à mon tribunal, pour louer à ses dépens l'aimable auteur du Télémaque ? etc. » Dans les OEuvres choisies de Fénélon, l'éditeur, M. Jauffret, parle avec la même impartialité, ou plutôt avec la même justice; c'est aussi ce que fait M. De La Harpe; et il semble que La Bruyère nous en ait donné l'exemple dans son discours de réception, lorsqu'après un magnifique éloge de Bossuet, il fait de Fénelon un portrait qui n'est peut-être inférieur au premier, que parce qu'à cette époque Bossuet jouissoit déjà de toute sa gloire, tandis que Fénélon n'avoit pas encore développé tous ses talents et fait éclater toutes ses vertus. «Que dirai-je, dit d'abord La Bruyère, de ce personnage qui a fait parler si long-temps une envieuse critique, et qui l'a fait taire; qu'on admire malgré soi; qui accable par le grand nombre et par l'éminence de ses talents; orateur, historien, théologien, philosophe; d'une rare érudition, d'une plus rare éloquence, soit dans ses entretiens, soit dans ses écrits, soit dans la chaire; un défenseur de la religion, une lumière de l'église; parlons d'avance le langage de la postérité, un père de l'église ! Que n'est-il point? Nommez, messieurs, une vertu qui ne soit pas la sienne ». Immédiatement après, La Bruyère parle ainsi de Fénélon, qui avoit été reçu deux mois auparavant : «< Toucherai-je aussi votre dernier choix, si digne de vous? Quelles choses vous furent dites dans la place où je me trouve ! Je m'en souviens: et après ce que vous avez entendu, comment osé-je parler? comment daignez-vous m'entendre? Avouons-le; on sent la force et l'ascendant de ce rare esprit, soit qu'il prêche de génie et sans préparation, soit qu'il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu'il explique ses pensées dans la conversation : toujours maître de l'oreille et du cœur de ceux qui l'écoutent, il ne leur permet pas d'envier ni tant d'élévation, ni

« PreviousContinue »