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LIVRE CINQUIÈME.

APRÈS que nous eûmes admiré ce spectacle, nous commençâmes à découvrir les montagnes de Crète, que nous avions encore assez de peine à distinguer des nuées du ciel et des flots de la mer. Bientôt nous vîmes le sommet du mont Ida qui s'élève au-dessus des autres montagnes de l'île, comme un vieux cerf dans une forêt porte son bois rameux au-dessus des têtes des jeunes faons dont il est suivi. Peu à peu nous vîmes plus distinctement les côtes de cette île, qui se présentoient à nos yeux comme un amphithéâtre. Autant que la terre de Chypre nous avoit paru négligée et inculte, autant celle de Crète se montroit fertile et ornée de tous les fruits par le travail de ses habitants.

De tous côtés nous remarquions des villages bien bâtis, des bourgs qui ́égaloient des villes, et des villes superbes. Nous ne trouvions aucun champ où la main du laboureur diligent ne fût imprimée; partout la charrue avoit laissé de creux sillons : les ronces, les épines, et toutes les plantes qui occupent inutilement la terre, sont inconnues en ce pays. Nous considérions avec plaisir les creux vallons où les troupeaux de bœufs mugissent dans les gras herbages le long des ruisseaux; les

moutons paissant sur le penchant d'une colline, les vastes campagnes couvertes de jaunes épis, riches dons de la féconde Cérès; enfin, les montagnes ornées de pampres, et de grappes d'un raisin déjà coloré qui promettoit aux vendangeurs les doux présents de Bacchus pour charmer les soucis des hommes.

Mentor nous dit qu'il avoit été autrefois en Crète, et il nous expliqua ce qu'il en connoissoit. Cette île, dit-il, admirée de tous les étrangers, et fameuse par ses cent villes, nourrit sans peine tous ses habitants, quoiqu'ils soient innombrables. C'est que la terre ne se lasse jamais de répandre ses biens sur ceux qui la cultivent. Son sein fécond ne peut s'épuiser; plus il y a d'hommes dans un pays, pourvu qu'ils soient laborieux, plus ils jouissent de l'abondance: ils n'ont jamais besoin d'être jaloux les uns des autres. La terre, cette bonne mère, multiplie ses dons selon le nombre de ses enfants qui méritent ses fruits par leur travail. L'ambition et l'avarice des hommes sont les seules sources de leur malheur : les hommes veulent tout avoir, et ils se rendent malheureux par le désir du superflu; s'ils vouloient vivre simplement, et se contenter de satisfaire aux vrais besoins, on verroit partout l'abondance, la joie, l'union et la paix.

C'est ce que Minos, le plus sage et le meilleur de tous les rois, avoit compris. Tout ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette île est le fruit de ses lois. L'éducation qu'il faisoit donner aux enfants rend les corps sains et robustes: on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse; on suppose que

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toute volupté amollit le corps et l'esprit; on ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire. On ne met pas seulement le courage à mépriser la mort dans les dangers de la guerre, mais encore à fouler aux pieds les grandes richesses et les plaisirs honteux. Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples : l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice.

Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète. Tout le monde y travaille, et personne ne songe à s'y enrichir; chacun se croit assez payé de son travail par une vie douce et réglée, où l'on jouit en paix et avec abondance de tout ce qui est véritablement nécessaire à la vie. On n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. Les habits sont de laine fine et de belle couleur, mais tout unis et sans broderie. Les repas y sont sobres; on y boit peu de vin : le bon pain en fait la principale partie, avec les fruits que les arbres offrent comme d'euxmêmes, et le lait des troupeaux. Tout au plus on y mange un peu de grosses viandes sans ragoût; encore même a-t-on soin de réserver ce qu'il y a de meilleur dans les grands troupeaux de bœufs pour faire fleurir l'agriculture. Les maisons y sont propres, commodes riantes, mais sans ornements. La superbe architecture n'y est pas ignorée; mais elle est réservée pour les temples des Dieux et les hommes n'oseroient avoir des maisons semblables à celles des Immortels. Les

I.

grands biens des Crétois sont la santé, la force, le courage, la paix et l'union des familles, la liberté de tous les citoyens, l'abondance des choses nécessaires, le mépris des superflues, l'habitude du travail et l'horreur de l'oisiveté, l'émulation pour la vertu, la soumission aux lois, et la crainte des justes Dieux.

Je lui demandai en quoi consistoit l'autorité duroi; et il me répondit : Il peut tout sur les peuples; mais les lois peuvent tout sur lui. Il a une puissance absolue pour faire le bien, et les mains liées dès qu'il veut faire le mal. Les lois lui confient les peuples comme le plus précieux de tous les dépôts, à condition qu'il sera le père de ses sujets. Elles veulent qu'un seul homme serve, par sa sagesse et par sa modération, à la féli– cité de tant d'hommes; et non pas que tant d'hommes servent, par leur misère et par leur servitude lâche, à flatter l'orgueil et la mollesse d'un seul homme. Le roi ne doit rien avoir au-dessus des autres, excepté ce qui est nécessaire, ou pour le soulager dans ses pénibles fonctions, ou pour imprimer aux peuples le respect de celui qui doit soutenir les lois. D'ailleurs, le roi doit être plus sobre, plus ennemi de la mollesse, plus exempt de faste et de hauteur, qu'aucun autre. Il ne doit point avoir plus de richesses et de plaisirs, mais plus de sagesse, de vertu et de gloire, que le reste des hommes. Il doit être au-dehors le défenseur de la patrie, en commandant les armées; et au-dedans le juge des peuples, pour les rendre bons, sages et heureux. Ce n'est point pour lui-même que les Dieux l'ont fait roi; il ne l'est que pour être l'homine des peuples:

c'est aux peuples qu'il doit tout son temps, tous ses soins, toute son affection; et il n'est digne de la royauté qu'autant qu'il s'oublie lui-même pour se sacrifier au bien public.

Minos n'a voulu que ses enfants régnassent après lui, qu'à condition qu'ils régneroient suivant ces maximes. Il aimoit encore plus son peuple que sa famille. C'est par une telle sagesse qu'il a rendu la Crète si puissante et si heureuse; c'est par cette modération qu'il a effacé la gloire de tous les conquérants qui veulent faire servir les peuples à leur propre grandeur, c'est-à-dire, à leur vanité; enfin, c'est par sa justice qu'il a mérité d'être aux enfers le souverain juge des

morts.

Pendant que Mentor faisoit ce discours, nous abordâmes dans l'île. Nous vîmes le fameux labyrinthe, ouvrage des mains de l'ingénieux Dédale, et qui étoit une imitation du grand labyrinthe que nous avions vu en Egypte. Pendant que nous considérions ce curieux édifice, nous vîmes le peuple qui couvroit le rivage, et qui accouroit en foule dans un lieu assez voisin du bord de la mer. Nous demandâmes la cause de leur empressement, et voici ce qu'un Crétois, nommé Nausicrate,

nous raconta:

Idoménée, fils de Deucalion et petit-fils de Minos, dit-il, étoit allé, comme les autres rois de la Grèce, au siége de Troie. Après la ruine de cette ville, il fit voile pour revenir en Crète; mais la tempête fut si violente, que le pilote de son vaisseau, et tous les autres qui étoient expérimentés dans la navigation, crurent

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