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LES

AVENTURES

DE

TÉLÉMAQUE,

FILS D'ULYSSE.

LIVRE PREMIER.

CALYPSO ne pouvoit se consoler du départ d'Ulysse. Dans sa douleur, elle se trouvoit malheureuse d'être immortelle. Sa grotte ne résonnoit plus de son chant: les Nymphes qui la servoient n'osoient lui parler. Elle se promenoit souvent seule sur les gazons fleuris dont un printemps éternel bordoit son ile; mais ces beaux lieux, loin de modérer sa douleur, ne faisoient que lui rappeler le triste souvenir d'Ulysse, qu'elle y avoit vu tant de fois auprès d'elle. Souvent elle demeuroit immobile sur le rivage de la mer, qu'elle arrosoit de ses larmes; et elle étoit sans cesse tournée vers le côté où le vaisseau d'Ulysse, fendant les ondes, avoit disparu à ses yeux.

Tout à coup elle apperçut les débris d'un navire qui venoit de faire naufrage, des bancs de rameurs mis en pièces, des rames écartées çà et là sur le sable, un gouvernail, un mât, des cordages flottants sur la côte: puis elle découvrit de loin deux hommes, dont l'un paroissoit âgé; l'autre, quoique jeune, ressembloit à Ulysse. Il avoit sa douceur et sa fierté, avec sa taille et sa démarche majestueuse. La Déesse comprit que c'étoit Télémaque, fils de ee héros : mais, quoique les Dieux surpassent de loin en connoissance tous les hommes, elle ne put découvrir qui étoit cet homme vénérable dont Télémaque étoit accompagné. C'est que les Dieux supérieurs cachent aux inférieurs tout ce qu'il leur plaît; et Minerve, qui accompagnoit Télémaque sous la figure de Mentor, ne vouloit pas être connue de Calypso.

Cependant Calypso se réjouissoit d'un naufrage qui mettoit dans son île le fils d'Ulysse, si semblable à son père. Elle s'avance vers lui, et sans faire semblant de savoir qui il est : D'où vous vient, lui dit-elle, cette témérité d'aborder en mon île? Sachez, jeune étranger, qu'on ne vient point impunément dans mon empire. Elle tâchoit de couvrir, sous ces paroles menacantes, la joie de son cœur, qui éclatoit malgré elle sur son visage.

Télémaque lui répondit : O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse, (quoiqu'à vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinité) seriezvous insensible au malheur d'un fils qui, cherchant son père à la merci des vents et des flots, a vu briser

son navire contre vos rochers? Quel est donc votre père que vous cherchez? reprit la Déesse. Il se nomme Ulysse, dit Télémaque : c'est un des rois qui ont, après un siége de dix ans, renversé la fameuse Troie. Son nom fut célèbre dans toute la Grèce et dans l'Asie par sa valeur dans les combats, et plus encore par sa sagesse dans les conseils. Maintenant, errant dans toute l'étendue des mers, il parcourt tous les écueils les plus terribles. Sa patrie semble fuir devant lui. Pénélope sa femme, et moi qui suis son fils, nous avons perdu l'espérance de le revoir. Je cours, avec les mêmes dan-gers que lui, pour apprendre où il est. Mais, que disje! peut-être qu'il est maintenant enseveli dans les profonds abîmes de la mer. Ayez pitié de nos malheurs; et si vous savez, ô Déesse, ce que les destinées ont fait pour sauver ou pour perdre Ulysse, daignez en instruire son fils Télémaque..

Calypso, étonnée et attendrie de voir dans une si vive jeunesse tant de sagesse et d'éloquence, ne pouvoit rassasier ses yeux en le regardant ; et elle demeuroit en silence. Enfin elle lui dit : Télémaque, nous vous apprendrons ce qui est arrivé à votre père. Mais l'histoire en est longue : il est tems de vous délasser de vos travaux. Venez dans ma demeure, où je vous recevrai comme mon fils: venez, vous serez ma consolation dans cette solitude; et je ferai votre bonheur pourvu que vous sachiez en jouir.

Télémaque suivoit la Déesse environnée d'une foule de jeunes Nymphes au-dessus desquelles elle s'élevoit de toute la tête, comme un grand chêne dans

une forêt élève ses branches épaisses au-dessus de tous les arbres qui l'environnent. Il admiroit l'éclat de sa beauté, la riche pourpre de sa robe longue et flottante, ses cheveux noués par derrière négligemment, mais avec grace, le feu qui sortoit de ses yeux et la douceur qui tempéroit cette vivacité. Mentor, les yeux baissés, gardant un silence modeste, suivoit Télémaque.

On arriva à la porte de la grotte de Calypso, où Télémaque fut surpris de voir, avec une apparence de simplicité rustique, tout ce qui peut charmer les yeux. Il est vrai qu'on n'y voyoit ni or, ni argent, ni marbre, ni colonnes, ni tableaux, ni statues; mais cette grotte étoit taillée dans le roc, en voûte pleine de rocailles et de coquilles ; elle étoit tapissée d'une jeune vigne, qui étendoit également ses branches souples de tous côtés. Les doux zéphirs conservoient en ce lieu, malgré les ardeurs du soleil, une délicieuse fraîcheur: des fontaines, coulant avec un doux murmure sur des prés semés d'amarantes et de violettes, formoient en divers lieux des bains aussi purs et aussi clairs que le crystal mille fleurs naissantes émailloient les tapis verts dont la grotte étoit environnée. Là, on trouvoit un bois de ces arbres touffus qui portent des pommes d'or, et dont la fleur, qui se renouvelle dans toutes les saisons, répand le plus doux de tous les parfums; ce bois sembloit couronner ces belles prairies, et formoit une nuit que les rayons du soleil ne pouvoient percer: là, on n'entendoit jamais que le chant des oiseaux, ou le bruit d'un ruisseau qui, se précipitant du haut d'un

rocher, tomboit à gros bouillons pleins d'écume, et s'enfuyoit au travers de la prairie.

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La grotte de la Déesse étoit sur le penchant d'une colline de-là on découvroit la mer, quelquefois claire et unie comme une glace, quelquefois follement irritée contre les rochers, où elle se brisoit en gémissant et élevant ses vagues comme des montagnes : d'un autre côté on voyoit une rivière où se formoient des îles bordées de tilleuls fleuris et de hauts peupliers qui portoient leurs têtes superbes jusques dans les nues. Les divers canaux qui formoient ces les sembloient se jouer dans la campagne : les uns rouloient leurs eaux claires avec rapidité; d'autres avoient une eau paisible et dormante: d'autres, par de longs détours, revenoient sur leurs pas comme pour remonter vers leur source, et sembloient ne pouvoir quitter ces bords enchantés. On appercevoit de loin des collines et des montagnes qui se perdoient dans les nues, et dont la figure bizarre formoit un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Les montagnes voisines étoient couvertes de pampre vert qui pendoit en festons : le raisin, plus éclatant que la pourpre, ne pouvoit se cacher sous les feuilles, et la vigne étoit accablée sous son fruit. Le figuier, l'olivier, le grenadier, et tous les autres arbres, couvroient la campagne, et en faisoient un grand jardin.

Calypso ayant montré à Télémaque toutes ces beautés naturelles, lui dit : Reposez-vous; vos habits sont mouillés, il est temps que vous en changiez ensuite nous vous reverrons; et je vous raconterai des his

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