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toires dont votre cœur sera touché. En même temps elle le fit entrer avec Mentor dans le lieu le plus secret et le plus reculé d'une grotte voisine de celle où la Déesse demeuroit. Les Nymphes avoient eu soin d'allumer en ce lieu un grand feu de bois de cèdre, dont la bonne odeur se répandoit de tous côtés; et elles y avoient laissé des habits pour les nouveaux hôtes.

Télémaque, voyant qu'on lui avoit destiné une tunique d'une laine fine dont la blancheur effaçoit celle de la neige, et une robe de pourpre avec une broderie d'or, prit le plaisir qui est naturel à un jeune homme, en considérant cette magnificence.

Mentor lui dit d'un ton grave: Est-ce donc là, ô Télémaque, les pensées qui doivent occuper le cœur du fils d'Ulysse? Songez plutôt à soutenir la réputation de votre père, et à vaincre la fortune qui vous persécute. Un jeune homme qui aime à se parer vainement comme une femme est indigne de la sagesse et de la gloire. La gloire n'est due qu'à un cœur qui sait souffrir la peine et fouler aux pieds les plaisirs.

Télémaque répondit en soupirant: Que les Dieux me fassent périr plutôt que de souffrir que la mollesse et la volupté s'emparent de mon cœur! Non, non, le fils d'Ulysse ne sera jamais vaincu par les charmes d'une vie lâche et efféminée. Mais quelle faveur du ciel nous a fait trouver, après notre naufrage, cette déesse ou cette mortelle qui nous comble de biens?

Craignez, répartit Mentor, qu'elle ne vous accable de maux; craignez ses trompeuses douceurs plus que les écueils qui ont brisé votre navire : le naufrage et la

mort sont moins funestes que les plaisirs qui attaquent la vertu. Gardez-vous bien de croire ce qu'elle vous racontera. La jeunesse est présomptueuse, elle se promet tout d'elle-même : quoique fragile, elle croit pouvoir tout, et n'avoir jamais rien à craindre; elle se confie légèrement et sans précaution. Gardez-vous d'écouter les paroles douces et flatteuses de Calypso, qui se glisseront comme un serpent sous les fleurs; craignez ce poison caché : défiez-vous de vous-même, et attendez toujours mes conseils.

Ensuite ils retournèrent auprès de Calypso, qui les attendoit. Les Nymphes, avec leurs cheveux tressés et des habits blancs, servirent d'abord un repas simple, mais exquis pour le goût et pour la propreté. On n'y voyoit aucune autre viande que celle des oiseaux qu'elles avoient pris dans les filets, ou des bêtes qu'elles avoient percées de leurs flèches à la chasse: un vin plus doux que le nectar couloit des grands vases d'argent dans des tasses d'or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet, et que l'automne répand sur la terre. En même temps quatre jeunes Nymphes se mirent à chanter. D'abord elles chantèrent le combat des Dieux contre les Géants, puis les amours de Jupiter et de Sémélé, la naissance de Bacchus et son éducation conduite par vieux Silène, la course d'Hippomène et d'Atalante, qui fut vaincue par le moyen des des pommes d'or cueillies au jardin des Hespérides : enfin la guerre de Troie fut aussi chantée, les combats d'Ulysse et sa sagesse furent élevés jusqu'aux cieux. La première des Nym

le

phes, qui s'appeloit Leucothoé, joignit les accords de sa lyre aux douces voix de toutes les autres.

Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent le long de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso apperçut qu'il ne pouvoit manger, et qu'il étoit saisi de douleur, elle fit signe aux Nymphes. A l'instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes, et la descente d'Orphée aux enfers pour en retirer sa chère Eurydice.

Quand le repas fut fini, la Déesse prit Télémaque, et lui parla ainsi : Vous voyez, fils du grand Ulysse, avec quelle faveur je vous reçois. Je suis immortelle : nul mortel ne peut entrer dans cette île sans être puni de sa témérité; et votre naufrage même ne vous garantiroit pas de mon indignation, si d'ailleurs je ne vous aimois. Votre père a eu le même bonheur que vous; mais, hélas! il n'a pas su en profiter. Je l'ai gardé longtemps dans cette île : il n'a tenu qu'à lui d'y vivre avec moi dans un état immortel; mais l'aveugle passion de retourner dans sa misérable patrie lui fit rejeter tous ces avantages. Vous voyez tout ce qu'il a perdu pour Ithaque qu'il ne reverra jamais. Il voulut me quitter, il partit, et je fus vengée par la tempête : son vaisseau, après avoir été long-temps le jouet des vents, fut enseveli dans les ondes. Profitez d'un si triște exemple. Après son naufrage, vous n'avez plus rien à espérer, ni pour le revoir, ni pour régner jamais dans l'île d'Ithaque après lui: consolez-vous de l'avoir perdu, puisque vous trouvez une Divinité prête à vous rendre heureux, et un royaume qu'elle vous offre.

La Déesse ajouta à ces paroles de longs discours pour montrer combien Ulysse avoit été heureux auprès d'elle: elle raconta ses aventures dans la caverne du cyclope Polyphême, et chez Antiphates, roi des Lestrigons; elle n'oublia pas ce qui lui étoit arrivé dans l'île de Circé, fille du Soleil, et les dangers qu'il avoit courus entre Scylle et Charybde. Elle représenta la dernière tempête que Neptune avoit excitée contre lui, quand il partit d'auprès d'elle. Elle voulut faire entendre qu'il étoit péri dans ce naufrage, et elle supprima son arrivée dans l'île des Phéaciens.

Télémaque, qui s'étoit d'abord abandonné trop promptement à la joie d'être si bien traité de Calypso, reconnut enfin son artifice et la sagesse des conseils que Mentor venoit de lui donner. Il répondit en peu de mots: 0 Déesse, pardonnez à ma douleur ; je ne puis maintenant que m'affliger; peut-être que dans la suite j'aurai plus de force pour goûter la fortune que vous m'offrez laissez-moi en ce moment pleurer mon père; vous savez mieux que moi combien il mérite d'être pleuré.

Calypso n'osa d'abord le presser davantage elle feignit même d'entrer dans sa douleur, et de s'attendrir pour Ulysse. Mais pour mieux connoître les moyens de toucher le cœur du jeune homme, elle lui demanda comment il avoit fait naufrage, et par quelles aventures il étoit sur ses côtes. Le récit de mes malheurs, dit-il, seroit trop long. Non, non, répondit-elle; il me tarde de les savoir, hâtez-vous de me les raconter. Elle le pressa long-temps. Enfin, il ne put lui résister, et il parla ainsi:

J'étois parti d'Ithaque pour aller demander aux autres rois revenus du siége de Troie des nouvelles de mon père. Les amants de ma mère Pénélope furent surpris de mon départ : j'avois pris soin de le leur cacher, connoissant leur perfidie. Nestor, que je vis à Pylos, ni Ménélas, qui me reçut avec amitié dans Lacédémone, ne purent m'apprendre si mon père étoit encore en vic. Lassé de vivre toujours en suspens et dans l'incertitude, je me résolus d'aller dans la Sicile, où j'avois ouï dire que mon père avoit été jeté par les vents. Mais le sage Mentor, que vous voyez ici présent, s'opposoit à ce téméraire dessein: il me représentoit d'un côté les Cyclopes, géants monstrueux qui dévorent les hommes; de l'autre, la flotte d'Énée et les Troyens, qui étoient sur ces côtes. Ces Troyens, disoit-il, sont animés contre tous les Grecs; mais surtout ils répandroient avec plaisir le sang du fils d'Ulysse. Retournez, continuoit-il, en Ithaque peut-être que votre père, aimé des Dieux, y sera aussitôt que vous. Mais si les Dieux ont résolu sa perte, s'il ne doit jamais revoir sa patrie, du moins il faut que vous alliez le venger, délivrer votre mère, montrer votre sagesse à tous les peuples, et faire voir en vous à toute la Grèce un roi aussi digne de régner que le fut jamais Ulysse lui-même.

Ces paroles étoient salutaires; mais je n'étois pas assez prudent pour les écouter je n'écoutai que ma passion. Le sage Mentor m'aima jusqu'à me suivre dans un voyage téméraire que j'entreprenois contre ses conseils; et les Dieux permirent que je fisse une faute què devoit servir à me corriger de ma présomption.

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