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vaient point encore agnelé, et les ayant arrêtées, Or y avait-il non guère loin de là un qui cultisaillaient puis l'une, puis l'autre; autant en fai-vait son propre héritage, et s'appelait Chromis, saient les boucs après les chèvres, sautant à l'environ, combattant et se cossant fièrement pour l'amour d'elles. Chacun avait les siennes à soi, et gardait qu'autre ne fït tort à ses amours; toutes choses dont la vue aurait, en des vieillards éteints, rallumé le feu de Vénus, et trop mieux échauffait ces deux jeunes personnes, qui, de longtemps inquiets, pourchassant le dernier but du contentement d'amour, brûlaient et se consumaient de tout ce qu'ils entendaient et voyaient, cherchant quelque chose qu'ils ne pouvaient trouver outre le baiser et l'embrasser. Mêmement Daphnis qui, devenu grand et en bon point, pour n'avoir bougé tout l'hiver de la maison à ne rien faire, frissait après le baiser, et était gros, comme l'on dit, d'embrasser, faisant toutes choses plus curieusement et plus hardiment que paravant, pressant Chloé de lui accorder tout ce qu'il voulait, et de se coucher nue à nu avec lui plus longuement qu'ils n'avaient accoutumé. « Car il n'y a, disait-il, que ce seul point qui nous manque des « enseignements de Philétas, pour la dernière et seule médecine qui apaise l'amour. »

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Et Chloé lui demandant ce qu'il y pouvait avoir outre se baiser, s'embrasser et se coucher tout vêtus, et ce qu'il pensait faire plus quand ils se raient couchés nus? « Cela, lui dit-il, que les bé- liers font aux brebis et les boucs aux chèvres. « Vois-tu comment après cela les brebis ne s'en« fuient plus, ni les béliers ne se travaillent plus à courir après, mais paissent tous les deux « amiablement ensemble, comme étant l'un et << l'autre assouvis et contents; et doit bien être quelque chose plus douce que ce que nous faisons, et dont la douceur surpasse l'amertume « d'amour. Et mais, fit-elle, vois-tu pas que les «< béliers et les brebis, les boucs et les chèvres, « faisant ce que tu dis, se tiennent debout; les « mâles montent dessus, les femelles soutiennent « les mâles sur le dos. Et toi tu veux que je me « couche avec toi à terre, et toute une. Sont-elles « donc pas plus vêtues de leur laine ou bien de « leur poil que moi de ce qui me couvre? » Il la crut, et, comme elle voulut, se coucha près d'elle, où il fut longtemps, ne sachant comment faire pour venir à bout de ce qu'il désirait. Il la fit relever, l'embrassa par derrière en imitant les boucs; mais il s'en trouvait encore moins satisfait que devant. Si se rassit à terre, et se prit à pleurer de ce qu'il savait moins que les bélins accomplir les œuvres d'amour.

homme ayant jà passé le meilleur de son âge et étant tout à l'heure cassé. Il tenait avec soi certaine petite femme, jeune et belle, et délicate, pour autant mêmement qu'elle était de la ville, et avait nom Lycenion; laquelle, voyant passer tous les matins Daphnis, qui menait ses bêtes en pâture, et le soir les ramenait au tect, eut envie de s'accointer de lui pour en faire son amoureux, et tant le guetta, qu'une fois le trouva seulet; elle lui donna une flûte, une gauffre à miel, et une panetière de peau de cerf; mais elle n'osa lui rien dire, se doutant qu'il aimait Chloé, parce qu'il était toujours avec elle; et néanmoins n'en savait autre chose, sinon qu'elle les avait vus sourire l'un à l'autre et se faire des signes. Si fit entendre à Chromis, un matin, qu'elle s'en allait voir une sienne voisine en travail d'enfant, suivit les jeunes gens pas à pas, et se cachant entre des buissons pour n'être point aperçue, vit de là tout ce qu'ils faisaient, entendit tout ce qu'ils disaient, et trèsbien sut remarquer comment et pour quelle cause pleurait le pauvre Daphnis. Par quoi ayant pitié de leur peine, et quant et quant considérant que double occasion de bien faire se présentait à elle, l'une de les instruire de leur bien, l'autre d'accomplir son désir, elle usa d'une telle finesse.

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Le lendemain, feignant d'aller voir sa voisine qui travaillait d'enfant, elle vient droit au chêne sous lequel était Daphnis avec Chloé, et contrefaisant la marrie troublée : « Hélas! mon ami, dit« elle, Daphnis, je te prie, aide-moi. De mes vingt oisons, voilà un aigle qui m'en emporte le plus beau. Mais parce qu'il est trop pesant, l'aigle << ne l'a pu enlever jusque sur cette roche là-haut, « où est son aire, ains est allé choir avec au fond << du vallon, dedans ce bois ici : et pour ce, je te « prie, mon Daphnis, viens-y avec moi, car toute seule j'ai peur, et m'aide à le recourir. Ne veuille « souffrir que mon compte demeure imparfait. A « l'aventure pourras-tu bien tuer l'aigle même, qui « ainsi ne ravira plus vos agneaux ni vos che<< vreaux; et Chloé ce temps pendant gardera « vos deux troupeaux. Tes chèvres la connaissent « aussi bien comme toi; car vous êtes toujours « ensemble.

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Daphnis, ne se doutant de rien, se leva incontinent, prit sa houlette en sa main, et s'en fut avec Lycenion. Elle le mena loin de Chloé, dans le plus épais du bois, près d'une fontaine, où l'ayant fait seoir: « Tu aimes, lui dit-elle, Daphnis, tu « aimes la Chloé. Les Nymphes me l'ont dit cette

<< nuit. Elles me sont venues, ces Nymphes, conter | chercher encore son oison, et Daphnis alors, son<< en dormant les pleurs que tu faisais hier, et sigeant à ce qu'elle lui avait dit, ne savait plus s'il « m'ont commandé que je t'ôtasse de cette peine, « en t'apprenant l'œuvre d'amour, qui n'est pas « seulement baiser et embrasser, ni faire comme « les béliers et boucquins; c'est bien autre chose, << et bien plus plaisante que tout cela. Par quoi, si « tu veux être quitte du déplaisir que tu en as, et << trouver l'aise que tu y cherches, ne fais seule«ment que te donner à moi apprentif joyeux et gaillard, et moi, pour l'amour des Nymphes, je te montrerai ce qui en est. »

Daphnis perdit toute contenance, tant il fut aise, comme un pauvre garçon de village, jeune et amoureux. Si se met à genoux devant Lycenion, la priant à mains jointes de tôt lui montrer ce doux métier, afin qu'il pût faire à Chloé ce qu'il désirait; et comme si c'eût été quelque grand et merveilleux secret, lui promit un chevreau de lait, des fromages frais, de la crème, et plutôt la chèvre avec. Adonc le voyant Lycenion plus naïf et plus simple encore qu'elle n'avait imaginé, se prit à l'instruire en cette façon. Elle lui commanda de s'asseoir au près d'elle, puis de la baiser tout ainsi qu'ils avaient de coutume entre eux, et en la baisant de l'embrasser, et finablement de se coucher à terre aulong d'elle. Comme il se fut assis, qu'il l'eut baisée, se fut couché, elle, le trouvant en état, le souleva un peu, et se glissa sous lui, puis elle le mit dans le chemin qu'il avait jusque-là cherché, où chose ne fit qui ne soit en tel cas accoutumée, nature elle-même du reste l'instruisant assez.

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Finie l'amoureuse leçon, Daphnis, aussi simple que devant, s'en voulut courir vers Chloé, pour lui faire tout aussitôt ce qu'il venait d'apprendre, comme s'il eût eu peur de l'oublier. Mais Lycenion le retint, et lui dit : « Il faut que tu « saches encore ceci, Daphnis; c'est que, comme « j'étais déjà femme, tu ne m'as point fait mal à « ce coup; car un autre homme, il y a déjà quelque temps, m'enseigna cela que je te viens d'apprendre, et en eut mon pucelage pour son loyer. « Mais Chloé, lorsqu'elle luttera cette lutte avec toi, la première fois elle criera, elle pleurera, et « si saignera, comme qui l'aurait tuée; mais n'aie point de peur, et quand elle voudra se prêter à toi, amène-la ici, afin que, si elle crie, personne << ne l'entende, et si elle pleure, personne ne la voie, et si elle saigne, qu'elle se puisse laver « en cette fontaine. Et te souvienne cependant que je t'ai fait homme premier que Chloé. » Après lui avoir donné ces avis, Lycenion s'en alla d'un autre côté du bois, faisant semblant de

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oserait rien exiger de Chloé outre le baiser et l'embrasser. Il ne voulait point la faire crier, car ce lui semblait acte d'ennemi; ni la faire pleurer, car c'eût été signe qu'elle eût senti mal; ou la faire saigner, car, étant novice, il craignait ce sang, et pensait être impossible qu'il sortît du sang, sinon d'une blessure. Si s'en revint du bois en résolution de prendre avec elle les plaisirs accoutumés seulement; et venu à l'endroit où elle était assise, faisant un chapelet de violettes, lui controuva qu'il avait arraché des serres mêmes de l'aigle l'oison de Lycenion; puis, l'embrassant, la baisa comme Lycenion l'avait baisé durant le déduit, car cela seul lui pouvait-il, à son avis, faire sans danger; et Chloé lui mit sur la tête le chapelet qu'elle avait fait, et en même temps lui baisait les cheveux, comme sentant à son gré meilleur que les violettes; puis lui donna de sa panetière à repaître du raisin sec et quelques pains, et souventefois lui prenait de la bouche un morceau, et le mangeait, elle, comme petits oiseaux prennent la becquée du bec de leur mère.

Ainsi qu'ils mangeaient ensemble, ayant moins de souci de manger que de s'entre-baiser, une barque de pêcheur parut, qui voguait au long de la côte. Il ne faisait vent quelconque, et était la mer fort calme, au moyen de quoi ils allaient à rames, et ramaient à la plus grande diligence qu'ils pouvaient, pour porter en quelque riche maison de la ville leur poisson tout frais pêché; et ce que tous mariniers ont accoutumé de faire pour alléger leur travail, ceux-ci le faisaient alors; c'est que l'un deux chantait une chanson marine, dont la cadence réglait le mouvement des rames, et les autres, de même qu'en un chœur de musique, unissaient par intervalles leur voix à celle du chanteur. Or, tant qu'ils voguèrent en pleine mer, le son, dans cette étendue, se perdait, et la voix s'évanouissait en l'air; mais quand ils vinrent à passer la pointe d'un écueil et entrer en une baie profonde en forme de croissant, on ouït bien plus fort le bruit des rames, et bien plus distinctement le refrain de leur chanson; pource que le fond de la baie se terminait en un vallon creux, lequel recevant le son, comme le vent qui s'entonne dedans une flûte, rendait un retentissement qui représentait à part le bruit des rames, et la voix des chanteurs à part, chose plaisante à ouïr. Car, comme une voix venait d'abord de la mer, celle qui répondait de terre résonnait d'autant

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plus tard, que plus tard avait commencé l'autre. Daphnis, qui savait que c'était de ce retentissement, ne regardait rien qu'en la mer, et prenait singulier plaisir à voir la barque voguer vite, comme volerait un oiseau, tâchant à retenir quelque chose de la chanson qu'il pût jouer après sur sa flûte. Mais Chloé n'ayant jamais ouï ce résonnement de la voix, qu'on appelle écho, tournait la tête, tantôt du côté de la mer, lorsque les pêcheurs chantaient, tantôt vers le bois, cherchant qui leur répondait. Eux passés, tout se tut en la mer et dans le vallon; et Chloé demandait à Daphnis si derrière l'écueil y avait point une autre mer, une autre barque et d'autres rameurs qui chantassent. Il se prit doucement à sourire, et plus doucement encore la baisa, puis, lui mettant sur la tête le chapelet de violettes, commença à lui conter la fable d'Echo, lui demandant, pour loyer de lui faire ce beau conte, dix autres baisers. Si lui dit : « Il y a, ma mie, plusieurs sortes de Nymphes; les unes sont Nymphes des bois, « les autres des prés et des eaux, toutes belles, toutes savantes en l'art de chanter; et fille d'une « d'elles fut jadis Écho, mortelle, pource qu'elle était née d'un père mortel; belle, comme fille « de belle mère. Elle fut nourrie par les Nymphes « et apprise par les Muses, qui lui montrèrent à jouer de la flûte, à former des sons sur la lyre << et sur la cithare, et lui enseignèrent toute sorte << de chant; si qu'étant jà venue en la fleur de son âge, elle chantait avec les Nymphes, et chantait avec les Muses: mais elle fuyait les mâles, « autant les dieux que les hommes, aimant la virginité. Pan se courrouça contre elle, jaloux de «< ce qu'elle chantait si bien, et dépité de ne pou« voir jouir de sa beauté. Il rendit furieux les pâ<< tres et chevriers du pays, qui, comme loups ou chiens enragés, se jetèrent sur la pauvre fille, la déchirèrent chantant encore, et çà et là dis« persèrent ses membres pleins d'harmonie. Terre les reçut en faveur des Nymphes, conserva son chant, retient sa musique, et depuis, par le « vouloir des Muses, imite les voix et les sons, représente, comme faisait la pucelle de son vivant, hommes, dieux, bêtes, instruments et Pan, quand il joue de la flûte, lequel, entendant con«trefaire son jeu, saute et court par les montagnes, non pour autre envie, mais cherchant « où est l'écolier qui se cache et répète son jeu, « sans qu'il le voie ni connaisse. »

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Daphnis ayant fait ce conte, Chloé le baisa, non-seulement dix fois, comme il avait demandé, mais beaucoup plus. Car Écho redit, peu s'en faut,

P. L. COURIER.

tout ce qu'il avait dit, comme pour témoigner qu'il n'avait point menti.

La chaleur allait tous les jours de plus en plus augmentant, parce que le printemps finissait et l'été commençait; et aussi avaient-ils de nouveaux passe-temps convenables à la saison d'été. Daphnis nageait dans les rivières, Chloé se baignait dans les fontaines; il jouait de la flûte à l'envi des pins que les vents faisaient résonner; elle chantait à l'encontre des rossignols à qui mieux mieux. Ensemble ils chassaient aux cigales, prenaient des sauterelles, cueillaient les fleurs, croulaient les arbres, mangeaient les fruits; et à la fin se couchèrent tous deux sous une même peau de chèvre, nue à nu; et lors eût Chloé facilement été faite femme, si Daphnis n'eût craint de lui faire sang; de quoi il avait si belle peur, qu'appréhendant de n'être pas toujours maître de soi, souvent il empêchait Chloé de se dépouiller toute nue, tellement qu'elle-même s'en étonnait; mais elle avait honte de lui en demander la cause.

Il y eut durant cet été grande presse et pourchas amoureux autour de Chloé pour l'avoir en mariage; et venait-on de tous côtés la demander à Dryas. Aucuns lui portaient des présents, et tous lui faisaient de grandes promesses; tellement que Napé, mue d'avarice, lui conseillait de la marier, et ne tenir point plus longtemps une fille si grande en sa maison; que, si on ne se hâtait de lui donner mari, elle pourrait à l'aventure bientôt, en gardant ses bêtes par les champs, perdre son pucelage, et se marier pour des pommes ou des roses avec quelque berger; et ce, disait Napé, valait mieux, pour le bien d'elle et d'eux aussi, la faire maîtresse de la maison de quelque bon laboureur, et prendre ce qu'on leur offrirait, qu'ils garderaient à leur propre fils. Car, non guère auparavant, leur était né un petit garçon. Et Dryas lui-même quelquefois se laissait aller à ces raisons; aussi que chacun lui faisait des offres bien au delà de ce que méritait une simple bergère; mais considérant puis après que la fille n'était pas née pour s'allier en paysannerie, et que, s'il arrivait qu'un jour elle retrouvât sa famille, elle les ferait tous heureux, il différait toujours d'en rendre certaine réponse, et les remettait d'une saison à l'autre, dont lui venait à lui cependant tout plein de présents qu'on lui faisait.

Ce que Chloé entendant en était fort déplaisante, et toutefois fut longtemps sans vouloir dire à Daphnis la cause de son ennui. Mais voyant qu'il l'en pressait et importunait souvent, et s'ennuyait plus de n'en rien savoir qu'il n'aurait pu

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faire après l'avoir su, elle lui conta tout : combien ils étaient de poursuivants qui la demandaient; combien riches! les paroles que disait Napé à celle fin de la faire accorder, et comment Dryas n'y avait point contredit, mais remettait le tout aux prochaines vendanges. Daphnis, oyant telles nouvelles, à peine qu'il ne perdit sens et entendement, et se séant à terre, se prit à pleurer, disant qu'il mourrait si Chloé cessait de venir aux champs garder les bêtes avec lui, et que non lui seulement, mais que les brebis et moutons en mourraient de déplaisir, s'ils perdaient une telle bergère. Puis, y ayant un peu pensé, il reprit courage, et se mit en tête qu'il la pourrait avoir lui-même, s'il la demandait à son père, espérant facilement l'emporter sur tous les autres, et leur être préféré. Une chose pourtant le troublait; Lamon n'était pas riche; ce seul point lui affaiblissait fort son espérance. Toutefois il se résolut, quoi qu'il en pût arriver, de la demander à femme, et Chloé même en fut d'avis. Si n'en osa de prime abord rien dire à Lamon, mais découvrit plus hardiment son amour à Myrtale, et lui tint propos comme il désirait épouser Chloé.

Myrtale la nuit en parla à son mari. Mais Lamon le trouva fort mauvais, et appela sa femme bête, de vouloir marier à une fille de simples bergers, tel gars, à qui elle savait bien que les marques et enseignes trouvées, quant et lui promettaient autre fortune, et qui un jour ou l'autre, étant reconnu des siens, les pourrait, eux, non-seulement affranchir de servitude, mais les faire maîtres de meilleure et de plus grande terre que celle qu'ils tenaient comme serfs. Myrtale toutefois craignant que le garçon épris d'amour, s'il perdait ainsi tout espoir de ce que tant il désirait, ne fût capable de quelque funeste résolution, lui allégua d'autres motifs et prétextes de refus : « Nous sommes, ce lui dit-elle, pauvres, mon enfant, et « avons besoin d'une fille qui nous apporte, plu« tôt qu'à qui il faille donner au contraire, ils sont riches, eux, et si veulent avoir un mari qui leur donne. Mais va, fais tant envers Chloé, et elle envers son père, qu'il ne nous demande pas grand'chose, et qu'il te la donne en mariage. Sans doute elle t'aime aussi, et elle aimera bien mieux coucher avec toi pauvre et beau, qu'a« vec pas un de ceux-là, qui sont riches et laids

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coup de bien. Daphnis, quant à lui, ne se pouvait plaindre de la réponse, mais se voyant si loin d'espérance, fit ce que les amants qui sont pauvres ont accoutumé de faire; il se prit à pleurer et invoqua les Nymphes, lesquelles la nuit ensuivante, ainsi qu'il dormait, s'apparurent à lui, en même forme et manière que la première fois; et lui dit la plus âgée d'elles : « A un autre dieu « touche le soin du mariage de Chloé : nous te donnerons, nous, de quoi gagner Dryas. Le « bateau des Méthymniens, dont tes chèvres «< broutèrent le lien l'année passée, fut ce jour-là «< par les vents emporté bien loin de terre : mais « d'autres souffles la nuit le jetèrent contre la « côte, où il périt et tout ce qui était dedans, si« non qu'avec le débris l'onde poussa sur la grève « une bourse de trois cents écus, et est là cou« verte d'algue, près d'un dauphin mort, qui a « été cause que nul passant ne s'en est encore « approché, fuyant un chacun la puanteur de «< cette pourriture. Vas-y, prends la bourse, et la « donne. Ce sera assez à cette heure pour montrer « que tu n'es point pauvre : mais un temps viendra que tu seras riche. »

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Aussitôt dites ces paroles, elles disparurent avec la nuit, et le jour commençant à poindre, Daphnis se leva tout joyeux, chassa ses bêtes aux champs avec les sons accoutumés, et ayant baisé Chloé, salué les Nymphes, s'en courut au bord de la mer, comme s'il eût voulu s'asperger d'eau marine. Là, se promenant sur le sable, il allait partout regardant s'il trouverait point ces trois cents écus, à quoi il n'eut pas grand'peine : car la mauvaise odeur du dauphin corrompu lui donna incontinent au nez, et lui servit de guide jusqu'au lieu, où ayant écarté les algues, il trouva dessous la bourse pleine, qu'il enleva, et la mit dans sa panetière. Mais il ne partit point de là qu'il n'eût adoré et remercié les Nymphes, et même la mer; car tout berger qu'il était, il aimait la mer alors, et elle lui semblait douce et bonne plus que la terre, pource qu'elle l'aidait à parvenir au mariage de son amie. Étant saisi de cet argent, n'attendit pas davantage; ainsi s'estimant le plus riche, non pas seulement de tous les paysans de là entour, mais aussi de tous les vivants, s'en alla droit à Chloé, lui conta le songe qu'il avait eu, lui montra la bourse qu'il avait trouvée, et lui dit de garder leurs bêtes jusqu'à ce qu'il fût de retour; puis prit sa course vers Dryas, lequel il trouva battant le blé dans l'aire avec sa femme Napé. Si lui commença un brave propos, en lui disant ces | paroles :

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« Donne-moi Chloé en mariage. Je sais bien • jouer de la flûte; je sais bien besogner aux vi«gnes et aux arbres, labourer la terre, vanner « le blé au vent ; et comment je sais gouverner les bêtes, elle-même Chloé te le peut témoigner. « On me bailla au commencement cinquante chè« vres; je les ai fait multiplier deux fois autant; « et si ai élevé de beaux et grands boucs jusqu'à dix, là où premièrement n'en ayant que deux, « nous fallait la plupart du temps mener nos chè« vres ailleurs; et si suis jeune et votre voisin, « de qui nul ne se saurait plaindre. Une chèvre « m'a nourri, comme Chloé une brebis; et bien que pour tant de choses je dusse être préféré « aux autres qui la demandent, encore te donnerai-je plus qu'eux. Ils te donneront, eux, « quelques chèvres, quelques moutons, quelque couple de bœufs galeux, du blé de quoi nourrir « trois poules; mais moi, voici trois cents écus. « Seulement, je te prie, que personne n'en sache rien, non pas même mon père Lamon. » En disant ces mots, il lui délivra l'argent, et le baisa quant et quant.

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Dryas et Napé, voyant si grosse somme de deniers, qu'ils n'en avaient jamais tant vu ensemble, lui promirent aussitôt qu'il aurait Chloé pour sa femme, et dirent qu'ils feraient bien trouver bon ce mariage à Lamon. Si demeurèrent Daphnis et Napé à chasser les bœufs sur l'aire, et faire sortir avec la herse le blé des épis, pendant que Dryas, ayant premièrement serré la bourse et l'argent, s'en alla devers Lamon et Myrtale, pour leur demander, à vrai dire au rebours de la coutume, leur jeune garçon en mariage.

Il les trouva qu'ils mesuraient l'orge après l'avoir vannée, et se plaignaient qu'à grand'peine en recueillaient-ils autant comme ils en avaient semé. Il les reconforta, disant qu'ainsi était-il partout; puis leur demanda Daphnis à mari pour Chloé, et leur dit que, combien que d'autres lui offrissent et donnassent beaucoup pour l'accorder, il ne voulait d'eux rien avoir, ains plutôt était prêt à leur donner du sien. Car ils ont, disaitil, été nourris ensemble, et gardant leurs bêtes aux champs, se sont pris l'un l'autre en telle amitié, qu'il serait maintenant malaisé de les séparer; et si étaient bien d'âge tous deux pour coucher ensemble. Il leur alléguait ces raisons et assez d'autres, comme celui qui, pour loyer de les persuader, avait reçu trois cents écus.

Lamon ne pouvant plus s'excuser sur sa pauvreté, puisque les parents mêmes de la fille l'en

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| priaient, ni sur l'âge de Daphnis, car il était déjà en son adolescence bien avant, n'osa néanmoins dire encore à quoi tenait qu'il n'y consentît, qui était que tel parentage ne convenait point à Daphnis ; mais après y avoir un peu de temps pensé, il lui répondit en cette sorte : « Vous êtes gens « de bien de préférer vos voisins à des étrangers, « et de n'aimer point plus la richesse que l'hon« nête pauvreté. Veuillent Pan et les Nymphes « vous en récompenser! Et quant à moi, je vous << promets que j'ai autant d'envie comme vous << que ce mariage se fasse; autrement serais-je bien insensé, me voyant déjà sur l'âge et ayant plus « besoin d'aide que jamais, si je n'estimais un « grand heur d'être allié de votre maison; et si « est Chloé telle que l'on la doit souhaiter, belle « et bonne fille, et où il n'y a que redire. Mais « étant serf comme je suis, je n'ai rien dont je puisse disposer, ains faut que mon maître le sache et qu'il y consente. Or donc, différons, « je vous prie, les noces jusques aux vendanges, «< car il doit, au dire de ceux qui nous viennent de << la ville, se trouver alors ici; et lors ils seront << mari et femme, et en attendant s'aimeront «< comme frère et sœur. Mais veux-tu que je te << dise? tu prétends, pour gendre, Dryas, un qui << vaut trop mieux que nous. » Cela dit, il le baisa et lui présenta à boire; car il était jà près de midi; et le convoya au retour quelque espace de chemin, lui faisant caresses infinies.

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Mais Dryas, qui n'avait pas mis en oreille sourde les dernières paroles de Lamon, s'en allait songeant en lui-même qui pouvait être Daphnis : « Une chèvre fut sa nourrice, les dieux ont eu << soin de lui. Il est beau et ne tient en rien de ce << vieillard camus ni de sa femme pelée. Il a trouvé « à son besoin ces trois cents écus; à peine pour<< rait un chevrier finer autant de noisettes. N'au« rait-il point été exposé comme Chloé ? Lamon l'aurait-il point trouvé, comme moi cette petite, << avec telles marques et enseignes comme j'en « trouvai quant à elle? O Pan, et vous, Nymphes! veuillez qu'il soit ainsi! A l'aventure, un jour Daphnis, reconnu de ses parents, pourra bien « faire connaître ceux de Chloé aussi. >>

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Dryas s'en allait discourant et rêvant ainsi en lui-même jusqu'à son aire, où il trouva le gars en grande dévotion d'ouïr quelles nouvelles il apportait. Si le reconforta en l'appelant de tout loin son gendre; lui promit les noces sans faute aux prochaines vendanges, lui donna la main, foi de laboureur, que Chloé jamais ne serait à autre que lui. Daphnis aussitôt, sans vouloir ni

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