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dans ses bras, épris de si grande joie qu'il en, tomba tout pâmé. A peine purent le ranimer les baisers mêmes de Chloé, qui le pressait contre son sein. Ayant enfin repris ses esprits, il s'en fut avec elle sous le hêtre, là où s'étant tous deux assis, il ne faillit à lui demander comme elle avait pu échapper des mains de tant d'ennemis; et Chloé lui conta tout, son enlèvement dans la grotte, son départ sur le vaisseau, et le lierre venu aux cornes de ses chèvres, et la couronne de feuillage de pin sur sa tête; ses brebis qui avaient hurlé, le feu sur la terre, le bruit en la mer, les deux sortes de son de flûte, l'un de paix, l'autre de guerre, la nuit pleine d'horreur, et comme une certaine mélodie musicale l'avait conduite tout le chemin sans qu'elle en vit rien.

Adonc, reconnaissant Daphnis le secours manifeste de Pan, et l'effet de ce que les Nymphes lui avaient promis, conta de sa part à Chloé tout ce qu'il avait ouï, tout ce qu'il avait vu, et comme, se mourant d'amour et de regret, il avait été par les Nymphes rendu à la vie. Puis il l'envoya quérir Dryas et Lamon, et quant et quant tout ce qui fait besoin pour un sacrifice; et lui-même, cependant, prit la plus grasse chèvre qui fût en son troupeau, de laquelle il entortilla les cornes avec du lierre, en la même sorte et manière que les ennemis les avaient vues, et, après lui avoir versé du lait entre les cornes, la sacrifia aux Nymphes, la pendit et l'écorcha, et leur en consacra la peau attachée au roc. Puis quand Chloé fut revenue, amenant Dryas et Lamon et leurs femmes, il fit rôtir une partie de la chair et bouillir le reste; mais avant tout il mit à part les prémices pour les Nymphes, leur épandit de la cruche pleine une libation de vin doux, et ayant accommodé de petits lits de feuillage et verte ramée pour tous les convives, se mit avec eux à faire bonne chère, et néanmoins avait toujours l'œil sur les troupeaux, crainte que le loup, survenant d'emblée, ne fit son coup pendant ce temps-là. Puis tous ayant bien repu, se mirent à chanter des hymnes aux Nymphes que d'anciens pasteurs avaient composées. La nuit venue, ils se couchèrent en la place même emmi les champs, et le lendemain eurent aussi souvenance de Pan. Si prirent le bouc chef du troupeau, et, couronné de branchages de pin, le menèrent au pin sous lequel était l'image du dieu, et louant et remerciant la bonté de Pan, le lui sacrifièrent, le pendirent, l'écorchèrent, puis firent bouillir une partie de la chair et rôtir l'autre, et le tout étendirent emmi le beau pré sur verte feuillade. La peau avec les cornes fut

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au tronc de l'arbre attachée tout contre l'image de Pan, offrande pastorale à un dieu pastoral; et ne s'oublièrent non plus de lui mettre à part les prémices, et si firent en son honneur les libations accoutumées. Chloé chanta, Daphnis joua de la flûte, et chacun prit place à table.

Ainsi qu'ils faisaient chère lie, survint de cas d'aventure le bonhomme Philétas, apportant à Panquelques chapelets de fleurs, et des moissines avec les grappes et la pampre encore au sarment; et quant et lui amenait son plus jeune fils Tityre, jeune petit gars ayant cheveux blonds et couleur vermeille, air vif et malin, et qui en courant sautait ne plus ne moins qu'un chevreau. Dès qu'ils aperçurent Philétas, ils se levèrent tous, allèrent avec lui couronner l'image de Pan, et suspendirent les moissines du bon Philétas aux branches du pin; puis, lui faisant place parmi eux, le convièrent à leur repas. Or, quand ces vieillards eurent un peu bu, adonc commencèrent-ils à conter de leurs jeunes ans, comme ils gardaient leurs bêtes aux champs, comme ils étaient échappés de plusieurs dangers et surprises d'écumeurs de mer et de larrons. L'un se vantait qu'il avait une fois tué un loup, l'autre qu'après Pan il n'y avait homme qui sût si bien jouer de la flûte que lui. C'était Philétas qui se donnait cette louange. Daphnis et Chloé le prièrent qu'il leur voulût de grâce montrer un petit de sa science, et qu'en ce sacrifice fait à Pan, il honorât avec sa flûte le dieu amateur de tels sons. Philétas y consentit, encore que pour sa vieillesse il se plaignît de n'avoir plus guère d'haleine, et prit la flûte de Daphnis. Mais elle se trouva trop petite pour y pouvoir montrer beaucoup de savoir et d'artifice, comme celle de quoi jouait un jeune garçon seulement; par quoi il envoya Tityre en son logis, distant d'environ demi-lieue, pour lui apporter la sienne. L'enfant jette là son hoqueton, et s'en court comme un faon de biche; et cependant Lamon se mit à leur conter la fable de Syringe, pour laquelle apprendre il avait donné à un chevrier de Sicile, qui en savait la chanson, un bouc et une flûte.

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« de son amour, et dit que jamais elle n'aurait << ami, non-seulement tel comme lui qui semblait « proprement un bouc, mais ni autre quel qu'il « fût. Pan la voulut prendre à force; elle s'enfuit; « il la poursuivit ; tant que pieds la purent porter, «< elle courut; mais, lasse à la fin de courir, elle « se jette en un marais, et là se perd dans les ro«seaux. Pan coupe les cannes en courroux, et n'y trouvant point la pucelle, connut son incon« vénient, et lors unissant avec de la cire les ro« seaux taillés inégaux, en signe d'amour non « égal, il en fit cet instrument. Ainsi elle, qui pa« ravant était belle jeune fille, depuis a été un plaisant instrument de musique. Lamon à peine achevait son conte, et bon Philétas de le louer, disant n'avoir ouï en sa vie chanson si jolie que cette fable, quand Tityre arriva portant la flûte de son père, grande à merveille, composée des plus grosses cannes que l'on trouve, accoutrée de laiton par-dessus la cire: on eût dit que c'était celle-là même que Pan fit la première. Philétas adonc se leva, et assis sur son lit de feuillage, premièrement il essaya tous les chalumeaux voir si rien empêchait le vent; et voyant que chaque tuyau rendait le son convenable, souffla dedans à bon escient. Si semblait proprement un air de plusieurs flageolets jouant ensemble, tant menaient de bruit ces pipeaux : puis, petit à petit diminuant la force du vent, ramena son jeu en un son tout à fait doux et plaisant; et leur montrant tout l'artifice de la musique pastorale pour bien mener et faire paître les bêtes aux champs, leur fit voir comment il fallait souffler pour un troupeau de bœufs, quel son est mieux séant à un chevrier, quel jeu aiment les brebis et moutons : celui des brebis était gracieux, fort et grave; celui des bœufs, celui des chèvres, clair et aigu; et une seule flûte imitait toutes ces diverses flûtes du berger, du bouvier et du chevrier.

La compagnie à table écoutait sans mot dire, couchée sur le feuillage, prenant très-grand plaisir d'ouïr si bien jouer Philétas, jusqu'à ce que Dryas se levant, le pria de jouer quelque gaie chanson en l'honneur de Bacchus, et lui cependant leur dansa une danse de vendange, faisant les gestes comme s'il eût, tantôt cueilli la grappe au cep, tantôt porté le raisin dans la hotte, puis les mines d'un qui foule la vendange, qui verse le vin dans les jarres, et d'un qui hume à bon escient la liqueur nouvelle. Toutes lesquelles choses il fit si proprement et de si bonne grâce, approchant du naturel, qu'ils pensaient voir devant

leurs yeux la vigne, le pressoir et les jarres, et Dryas buvant le vin doux.

Ayant ainsi le troisième vieillard bien et gentiment fait son devoir de danser, à la fin alla baiser Daphnis et Chloé, lesquels incontinent se levèrent et dansèrent le conte de Lamon. Daphnis contrefaisait le dieu Pan, Chloé la belle Syringe; il lui faisait sa requête, et elle s'en riait; elle s'enfuyait, lui la poursuivait, courant sur le bout des orteils pour mieux contrefaire les pieds de bouc; elle feignait d'être lasse et de ne pouvoir plus courir, et au lieu de roseaux s'allait cacher dans le bois.

Et Daphnis alors prenant la grande flûte de Philétas, en tira d'abord un son douloureux, comme Pan qui se fût plaint de la jouvencelle; puis un son passionné, comme la priant d'amour; puis un son de rappel, comme cherchant partout ce qu'elle était devenue. Si que le bonhomme luimême Philétas tout émerveillé accourut le baiser, et après l'avoir baisé lui fit présent de sa flûte, en priant aux dieux que Daphnis la laissât un jour à pareil successeur que lui. Daphnis donna la sienne petite à Pan, et ayant baisé Chloé comme revenue et retrouvée d'une véritable fuite, ramena jouant de la flûte ses bêtes aux étables, pource qu'il était déjà tard; et aussi fit Chloé les siennes au son des mêmes chalumeaux. Les chèvres marchaient côte à côte des brebis, et Chloé tout joignant Daphnis, de sorte qu'à chaque pas ils se baisaient l'un l'autre, et durèrent ainsi jusques à nuit close, et en se quittant complotèrent ensemble de ramener paître leurs troupeaux le lendemain au plus matin, comme ils firent. Car incontinent que le jour commença à poindre, ils revinrent au pâturage, et ayant premièrement salué les Nymphes, puis après Pan, s'allèrent asseoir dessous le chêne, où ils jouèrent de la flûte ensemble, s'entre-baisèrent, s'embrassèrent, se couchèrent l'un près de l'autre, et, sans y faire rien davantage, se relevèrent. Ensuite ils songèrent à manger; et ils buvaient en même sébile du vin mêlé avec du lait.

Or, échauffés et rendus plus hardis par toutes ces choses, ils contestaient entre eux d'amour, et en vinrent jusqu'à se vouloir assurer par serment l'un de l'autre. Daphnis allant dessous le pin, jura par le dieu Pan qu'il ne vivrait jamais un seul jour sans Chloé, et Chloé, dans l'antre des Nymphes, jura devant leurs images de vivre et mourir avec Daphnis. Mais elle, comme une jeune et innocente fillette, fut si simple de vouloir que Daphnis au sortir de l'antre lui jurât un

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autre serment. Si lui dit : « Ce dieu Pan, Daphnis, « est un dieu volage auquel il n'y a point de fiance; il a aimé Pitys, il a aimé Syringe; il ne acesse de pourchasser les Nymphes Épimélides, « et on le voit toujours après les Dryades. Si tu « me fausses la foi que tu m'as jurée, il ne s'en « fera que rire, voire quand tu aurais plus de • maîtresses qu'il n'a de chalumeaux en sa flûte. Et comment te punirait-il, lui qui chaque jour « fait amour nouvelle? Jure-moi par ton trou« peau, et par la chèvre qui te nourrit et allaita, « que jamais tu ne laisseras Chloé tant qu'elle te « sera fidèle; et là où elle te fera faute et aux Nymphes qu'elle a jurées, fuis-la et la hais ou la tue, comme tu ferais un loup. Daphnis prit plaisir à ce doute, et, debout au milieu de son troupeau, tenant d'une main un bouc et de l'autre une chèvre, jura qu'il aimerait Chloé tant qu'il en serait aimé, et que si elle en aimait un autre, il se tuerait au lieu d'elle; dont elle fut bien aise, et s'en assura plus que du premier serment, croyant les brebis et les chèvres être dieux propres aux bergers et aux chevriers.

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LIVRE TROISIÈME.

Mais les Mityléniens apprenant comme ceux de Méthymne avaient envoyé dix galères à leur dommage, et mêmement étant informés, par gens qui venaient de la campagne, comme on avait couru leurs terres et pillé leurs biens, estimèrent que ce serait lâcheté d'endurer un tel outrage des Méthymniens, et délibérèrent promptement prendre les armes contre eux. Si levèrent incontinent trois mille hommes de pied et cinq cents chevaux, et envoyèrent par terre leur capitaine général Hippase, craignant de les mettre sur mer en temps approchant de l'hiver.

Le capitaine, parti aussitôt avec ses gens, ne fourragea point les terres des Méthymniens, ni n'emmena le bétail des laboureurs et paysans, parce qu'il estimait cela être le fait d'un larron et non pas d'un capitaine; ains tira droit vers la ville, espérant la surprendre les portes ouvertes et sans garde. Mais quand il en fut près environ six lieues, un héraut lui vint au-devant, qui lui demanda trêve au nom des Méthymniens. Car ayant entendu depuis, par leurs prisonniers, que ceux de Mitylène ne savaient du tout rien de ce qui s'était passé, mais que c'était une querelle entre paysans et jeunes gens, où ceux-ci avaient eu des coups pour

| quelque insolence par eux faite, ils regrettaient fort d'avoir si à la légère offensé leurs voisins, et n'avaient autre désir que de rendre et restituer ce qui aurait été pris, pour pouvoir trafiquer et hanter comme devant les uns avec les autres sans crainte ni danger. Hippase envoya le héraut porter ces paroles au sénat des Mityléniens, combien qu'il eût tout pouvoir et autorité absolue, et cependant alla camper à demi-lieue de Méthymne, attendant les ordres de sa ville. De là à deux jours ordre lui vint de recevoir les restitutions et s'en retourner sans faire nul dommage. Car ayant le choix de la paix ou de la guerre, ils avaient pensé que la paix valait mieux. Ainsi se termina la guerre entre Méthymne et Mitylène, finie comme elle fut commencée par soudaine résolution.

Et là-dessus survint l'hiver, plus fâcheux que la guerre à Daphnis et à sa Chloé. Car incontinent la neige, tombant en grande abondance, couvrit les chemins, et enferma les laboureurs en leurs maisons; les torrents impétueux tom baient aval du haut des montagnes, l'eau se gelait, les arbres semblaient morts, on ne voyait plus la terre, sinon alentour des fontaines et de quelques ruisseaux. Ainsi ne se pouvaient plus mener les bêtes aux champs, ni n'osaient les gens mettre seulement le nez hors la porte; mais, demeurant tous au logis, faisaient un grand feu, alentour duquel, dès que les coqs avaient chanté le matin, chacun venait faire sa besogne. Les uns retordaient du fill, les autres tissaient du poil de chèvre, ou faisaient des collets à prendre les oiseaux. Le soin qu'il fallait lors avoir des bœufs était de leur donner de la paille à manger en la bouverie, aux chèvres et brebis de la feuillée en la bergerie, aux pourceaux de la faîne et du gland en la porcherie.

Étant ainsi chacun contraint de garder la maison pour la rudesse du temps, les autres, tant laboureurs que pasteurs, en étaient aises, parce qu'ils avaient un peu de relâche en leurs travaux, faisaient bons repas et long somme; tellement que l'hiver leur semblait plus doux que non pas l'été, ni l'automne, ni le printemps avec. Mais Daphnis et Chloé se souvenant des plaisirs passés, comme ils s'entre-baisaient, comme ils s'entr'embrassaient, et de leurs joyeux passe-temps emmi ces champs et ces prairies, toute nuit soupiraient en grande peine sans pouvoir dormir, attendant la saison nouvelle ne plus ne moins qu'une seconde vie après la mort. Chaque fois qu'ils trouvaient sous leur main la panetière dont ils soulaient tirer leur manger, cela leur mettait deuil au cœur; aperce

vant la sébile où ils étaient coutumiers de boire l'un après l'autre, ou bien la flûte, qui était un don d'amourette, jetée à terre quelque part sans que l'on en tînt compte, cela renouvelait leur regret. Si priaient aux Nymphes et à Pan qu'ils les délivrassent de ces maux, et leur remontrassent enfin à eux et à leurs bêtes le soleil beau et clair, et quant et quant faisant ces prières aux dieux, cherchaient quelque invention par laquelle ils se pussent entrevoir. Chloé de soi n'y eût su que faire, et aussi n'avait guère moyen; car celle qu'on estimait sa mère était tout le jour auprès d'elle, lui montrant à carder la laine et à tourner le fuseau, et lui parlant de la marier; mais Daphnis, comme celui qui avait plus de loisir et plus de sens aussi que la fillette, trouva pour la voir une telle finesse.

trouver un prétexte pour tout droit entrer léans,
discourant en lui-même quelle couleur serait la
plus croyable. « Je viens quérir du feu. Comment? -
<< n'avez-vous point de plus proches voisins? Je
« demande du pain. Ton bissac est plein de vivres.
« Du vin. Il n'y a que trois jours que vous avez
« fait vendanges. Le loup m'a poursuivi. Et où
<< en est la trace? Je suis venu chasser aux oiseaux.

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Que ne t'en vas-tu donc après que tu en as assez «pris? Je veux voir Chloé. » Telle chose ne se pouvait bonnement confesser à un père et à une mère. Ainsi, n'y avait-il pas une de toutes ces occasions-là qui ne portât quelque soupçon. « Mieux vaut, disait-il, que je m'en aille. Je la reverrai «< au printemps : non cet hiver, puisque les dieux, «< comme je crois, ne veulent pas. Ayant fait en lui-même ces devis, et serrant jà ce qu'il avait pris de grives et autres oiseaux, il s'en allait partir. Mais comme si expressément Amour eût eu pitié de lui, voici qu'il avint.

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Dryas et sa famille à table, le pain et la viande toute prête, chacun entendait à boire et à manger, et cependant un des chiens de la bergerie, voyant qu'on ne se donnait point de garde de lui, happe un lopin de chair, et s'enfuit hors de la maison; de quoi Dryas courroucé, pour autant

Devant le logis de Dryas, tout contre le mur de la cour, étaient deux grands myrtes et un lierre; les myrtes bien près l'un de l'autre et quasi joints par le pied, tellement que le lierre les embrassant tous deux, et s'étendant en guise de vigne sur l'un et sur l'autre, y faisait une manière de loge fort couverte, tant les feuilles étaient épaisses et tissues, s'il faut ainsi dire, les unes avec les autres; par dedans pendaient force grappes noires, comme raisin à la treille; à l'occasion de quoi y avait toujours, mêmement l'hiver, grande multi-mêmement que c'était sa part, prend un bâton tude d'oiseaux qui lors ne trouvaient rien ailleurs, force merles, force grives, force ramiers, force bisets, et de tous autres oiseaux aimant à man- | ger grains de lierre. Daphnis sortit de la maison sous couleur d'aller tendre à ces oiseaux, ayant plein son bissac de fouaces et de gâteaux au miel, et portant aussi, afin qu'on le crût mieux, de la glu et des collets. La distance de l'une des maisons à l'autre était d'environ demi-lieue, et la neige, non encore durcie par le froid, lui eût fait avoir bien de la peine, n'eût été qu'Amour passe partout et franchit le feu, l'eau, la neige, voire même celle de la Scythie. Daphnis fit le chemin tout d'une course, et arrivé devant la demeure de Dryas, secoua la neige qu'il avait aux pieds, tendit ses collets, englua de longues verges, puis se mit en aguet là auprès, épiant quand viendraient les oiseaux, et, à l'aventure, Chloé.

Or, quant aux oiseaux, il en vint grande compagnie, et en prit tant qu'il avait assez affaire à les amasser, à les tuer et à les plumer; mais de la maison ne sortait personne, homme ni femme, ni coq, ni poule; ains se tenaient tous en dedans clos et cois au long du feu; dont le pauvre Daphnis était en grand émoi d'être venu si mal à point et à heure si malheureuse. Si osa bien penser de

et court après. En le poursuivant, il vint à passer au long de ce lierre où Daphnis avait tendu ses gluaux, et le vit comme il chargeait déjà sa prise sur ses épaules, prêt à s'en retourner; et sitôt qu'il l'aperçut, oubliant et chair et chien: Dieu te gard, mon fils, s'écria-t-il; puis le vient accoler et baiser, le prend par la main et le mène en sa maison.

Quand ils se virent l'un l'autre, à peine qu'ils ne tombèrent tous deux, de grande aise qu'ils eurent. Ils se forcèrent toutefois de se tenir sur leurs pieds, s'entr'appelèrent, se donnèrent le bon jour, et se baisèrent, ce qui leur fut comme un étai et appui qui leur vint à point pour les engarder de tomber.

Ayant ainsi Daphnis contre son espérance vu, et davantage ayant baisé sa Chloé, s'assit auprès du feu, et déchargea sur la table ses grives et ses ramiers, contant à la compagnie comment, ennuyé de tant demeurer à la maison, il s'en était venu chasser aux oiseaux, et comment il en avait pris aucuns avec des collets, d'autres avec des gluaux, ainsi qu'ils venaient aux grains de lierre et de myrte. Ceux de la maison le louèrent grandement de son bon esprit, et le prièrent de manger à bonne chère de ce que le mâtin leur avait

« moi-même avant elle? Ne te soucie, Daphnis; « le soleil sera chaud, mais que vienne primevère. « Ah! le fût-il déjà comme le feu qui brûle mon cœur! Badin, tu te moques de moi, et tu me « tromperas quelque jour. Non ferai, par mes chè« vres, que tu m'as fait jurer.

Ainsi que Chloé répondait en cette sorte à son Daphnis ne plus ne moins que l'écho, Napé les appela : ils s'y en coururent, portant avec eux leur prise, bien plus grande que celle de la veille, et après avoir fait des libations à Bacchus, se mirent à manger, ayant sur leurs têtes des couronnes de lierre; et à la fin, ayant bien repu et chanté l'hymne à Bacchus, renvoyèrent Daphnis, en lui garnissant très-bien son bissac de pain et de chair, et si lui rendirent ses grives et ramiers, disant que quant à eux ils en prendraient bien toujours quand ils voudraient, tant que durerait l'hiver, et que les grappes ne faudraient au lierre. Ainsi se partit Daphnis, en les baisant tous premier que Chloé, afin que son baiser lui restât pur et net. Depuis, il y revint plusieurs fois par autres subtilités, de sorte que l'hiver ne se passa point tout pour eux sans quelque plaisir amoureux.

laissé, commandant à Chloé qu'elle leur versåt à boire, ce qu'elle fit bien volontiers, à tous les autres premièrement, et puis à Daphnis le dernier; car elle faisait semblant d'être fâchée contre lui, de ce qu'étant venu si près, il s'en était voulu aller sans la voir ni parler à elle; et néanmoins avant que lui présenter à boire, elle but un trait en la tasse, puis lui bailla le demeurant, et lui, encore qu'il eût grand'soif, but lentement et à longue haleine, pour en avoir tant plus de plaisir. Si fut tantôt la table vide de pain et chair, et, lors assis, ils lui demandèrent nouvelles de Myrtale et Lamon, disant qu'ils étaient bien heureux d'avoir un tel bâton de leur vieillesse; desquelles louanges Daphnis n'était pas marri, mêmement qu'on les lui donnait en présence de sa Chloé. Mais quand ils lui dirent qu'ils le retenaient ce jour et celui d'après, à cause qu'ils devaient le lendemain faire un sacrifice à Bacchus, peu s'en fallut qu'il ne les adorât au lieu de Bacchus. Si tira de son bissac force gâteaux et des oiseaux qu'ils habillèrent pour le souper. Ainsi fut derechef le feu allumé, le vin tiré, la table dressée, et sitôt qu'il fut nuit close se mirent à manger, après quoi ils passèrent le temps, partie à faire de plaisants contes, et partie à chanter, jusqu'à ce que sommeil leur vînt; et lors ils s'en allèrent cou-dessous poignait, les bergers alors sortirent et cher, Chloé avec sa mère, Daphnis avec Dryas. Chloé n'eut autre bien la nuit que de penser à son Daphnis, qu'elle verrait le lendemain tout le jour, et lui se repaissait d'une vaine volupté, tenant à grand heur de coucher seulement avec le père de sa Chloé; de sorte que plus d'une fois il l'embrassa et baisa, croyant en rêve embrasser et baiser Chloé.

Et sur le commencement du printemps, que la neige se fondait, la terre se découvrit et l'herbe

menèrent leurs bêtes aux champs, mais devant tous Daphnis et Chloé, comme ceux qui servaient eux-mêmes à un bien plus grand pasteur; et d'abord s'en coururent droit aux Nymphes dans la caverne, ensuite à Pan sous le pin, puis sous le chêne, où ils s'assirent en regardant paître leurs troupeaux et s'entre-baisant quant et quant; puis allèrent chercher des fleurs pour en faire des couronnes aux dieux. Mais les fleurs à peine com

de Zéphyre qui les ranimait, et la chaleur du soleil qui les entr'ouvrait. Toutefois encore trouvèrentils de la violette, des narcisses, du muguet, et autres telles premières fleurs que produit la saison nouvelle, dont ils firent des chapelets et en couronnèrent les têtes aux images, en leur offrant du lait nouveau de leurs brebis et de leurs chèvres, puis essayèrent à jouer un peu de leurs chalumeaux, comme s'ils eussent voulu provoquer les rossignols à chanter, lesquels leur répondaient de dedans les buissons, commençant petit à petit à lamenter encore Itys et recorder leur ramage, qu'un long silence leur avait fait oublier.

Le matin, il fit un froid extrême, et tira un vent de bise si apre, qu'il brûlait et perçait tout. Quand-mençaient d'éclore, par la douceur du petit béat ils furent levés, Dryas sacrifia à Bacchus un chevreau d'un an, alluma un grand feu et apprêta le dîner. Adone, cependant que Napé entendait à cuire le pain, et Dryas à faire bouillir le chevreau, Chloé et Daphnis étant de loisir, sortirent tous deux de la maison, et s'en allèrent sous le lierre, où ils dressèrent des collets, tendirent des gluaux et prirent encore grand nombre d'oiseaux, en s'entre-baisant parmi continuellement, et tenant tels propos amoureux : « Je suis venu pour toi, Chloé. « Je sais bien, Daphnis. A cause de toi, belle, je tue « ces pauvres oiseaux. Qu'est-il de nos amours? << m'as-tu point oublié ? Non, par les Nymphes que je t'ai jurées, dans cette grotte où nous nous re« verrons dès que la neige sera fondue. Ah! Chloé, qu'elle est haute cette neige! ne fondrai-je point

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Et alors aussi les brebis bèlaient, les agneaux sautaient et se courbaient sous le ventre de leur mère, les béliers poursuivaient les brebis qui n'a

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