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CHAPITRE PREMIER.

Sujet de ce premier Livre.

L'HOMME 'HOMME est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux. Comment ce changement s'est-il fait? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre légitime? Je crois pouvoir résoudre cette question.

Si je ne considérais que la force, et l'effat qui en dérive, je dirais : Tant qu'un peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien; sitôt qu'il peut secouer le joug, et qu'il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou l'on ne l'était point à la lui ôter. Mais. l'ordre social est un droit sacré, qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature; il est donc fondé sur des conventions. Il s'agit de sa→ voir quelles sont ces conventions. Avant d'en venir là, je dois établir ce que je viens d'avancer,

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Des premières Sociétés.

LA A plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. Encore les enfans ne restent-ils liés au père qu'aussi long-temps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfans, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père, le père, exempt des soins qu'il devait aux enfans, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement, c'est vo¬ lontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention.

Cette liberté commune est une consé¬ quence de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conser vation, ses premiers soins sont ceux qu'il se doit à lui-même, et sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul, étant juge des moyens propres à le conserver, devient par-là son, propre maître.

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La famille est donc, si l'on veut, le premier modèle des sociétés politiques ; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfans, et tous, étant nés égaux et libres, n’aliènent leur liberté que pour leur utilité. Toute la différence est que dans la famille l'amour du père, pour ses enfans le paie des soins qu'il lui rend, et que dans l'Etat le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples.

Grotius nie que tout pouvoir humain soit établi en faveur de ceux qui sont gouvernés i cite l'esclavage en exemple. Sa plus constante manière de raisonner est d'établir toujours le droit par le fait (1). On pourrait employer une méthode plus conséquente, mais non pas plus favorable aux tyrans.

Il est donc douteux, selon Grotius, si le

(1) « Les savantes recherches sur le droit public « ne sont souvent que l'histoire des anciens abus, et « on s'est entêté mal-à-propos quand on s'est donné <<< la peine de les trop étudier ». Traité des intérêts de la France avec ses voisins, par M. le Marquis d'Argenson, (imprimé chez Rey à Amsterdam). Voilà précisément ce qu'a tait Grotius,

genre humain appartient à une centaine d'hommes, ou si cette centaine d'hommes appartient au genre humain, et il paraît dans tout son livre pencher pour le premieravis: c'est aussi le sentiment de Hobbes. Ainsi voilà l'espèce humaine divisée en troupeaux de bétail, dont chacun a son chef, qui le garde pour le dévorer.

Comme un pâtre est d'une nature supérieure à celle de son troupeau, les pasteurs d'hommes, qui sont leurs chefs, sont aussi d'une nature supérieure à celle de leurs peuples. Ainsi raisonnait, au rapport de Philon, l'empereur Caligula, concluant assez bien de cette analogie que les rois étaient des dieux, ou que les peuples étaient des bêtes.

Le raisonnement de ce Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous avait dit aussi que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l'esclavage et les autres pour la domination.

Aristote avait raison, mais il prenait l'effet pour la cause. Tout homme né dans l'esclavage, naît pour l'esclavage, rien n'est.

plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu'au desir d'en sortir : ils aiment leur servitude comme les compagnons d'Ulysse aimaient leur abrutissement (1). S'il y a donc des esclaves par nac'est parce qu'il y a eu des esclaves contrc nature. La force a fait les premiers esclaves, leur lâcheté les a perpétués.

ture,

Je n'ai rien dit du roi Adam ni de l'empereur Noé, père de trois grands monarques qui se partagèrent l'univers, comme firent les enfans de Saturne, qu'on a cru reconnaître en eux. J'espère qu'on me saura gré de cette modération; car, descendant directement de l'un de ces princes, et peut-être de la branche aînée, que sais-je si par la vérification des titres je ne me trouverais point le légitime roi du genre humain? Quoi qu'il en soit, on ne peut disconvenir qu'Adam n'ait été souverain du monde comme Robinson de son île, tant qu'il en fut le seul habitant; et ce qu'il y avait de commode dans cet empire, était que le monarque assuré sur son trône n'avait à craindre, ni rebellions, ni guerres, ni conspirateurs.

(1) Voyez un petit traité de Plutarque intitulé a Que les bêtes usent de la raison.

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