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d'eau, ils ne nourrissent point, et sont presque comptés pour rien sur les tables. Ils n'occupent pourtant pas moins de terrain et coûtent du moins autant de peine à cultiver. C'est une expérience faite que les blés de Barbarie, d'ailleurs inférieurs à ceux de France, rendent beaucoup plus en farine, rendent ceux de France, à leur tour, que plus que les blés du nord. D'où l'on peut inférer qu'une gradation semblable s'observe généralement dans la même direction de la ligne au pole. Or, n'est-ce pas un désavantage visible d'avoir, dans un produit égal, une moindre quantité d'alimens?

et

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A toutes ces différentes considérations, j'en puis ajouter une qui en découle et qui les fortifie; c'est que les pays chauds ont moins besoin d'habitans que les pays froids, et pourraient en nourrir davantage; ce qui produit undouble superflu toujours à l'avantage du despotisme. Plus le même nombre d'habitans occupe une grande surface, plus les révoltes deviennent difficiles; parce qu'on ne peut se concerter ni promptement ni secrètement, et qu'il est toujours facile au Gouvernement d'éventer les projets et de couper les communications; mais plus un

peuple nombreux se rapproche, moins le Gouvernement peut usurper sur le Souverain; les chefs délibèrent aussi sûrement dans leurs chambres que le prince dans son conseil, et la foule s'assemble aussitôt dans les places que les troupes dans leurs quartiers. L'avantage du Gouvernement tyrannique est done en ceci d'agir à grandes distances. A l'aide des points d'appui qu'il se donne, sa force augmente au loin comme celle des léviers (1). Celle du peuple au contraire n'agit que concentrée, elle s'évapore et se perd en s'étendant, comme l'effet de la poudre éparse à terre, et qui ne prend feu que grain à grain. Les pays les moins peuplés sont ainsi les plus propres à la tyrannie : les bêtes féroces ne règnent que dans les déserts.

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(1) Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci-devant L. II, Chap. IX, sur les inconvéniens des grands Etats; car il s'agissait là de l'autorité du Gouvernement sur ses membres, et il s'agit ici de sa force ⚫ contre les sujets. Ses membres épars lui servent de points d'appui pour agir au loin sur le peuple, mais il n'a nul point d'appui pour agir directement sur ces membres mêmes. Ainsi, dans l'un des cas la longueur du lévier en fait la faiblesse, et la force dans l'autre cas.

CHAPITRE IX.

Des Signes d'un bon Gouvernement.

QU

UAND donc on demande absolument quel est le meilleur Gouvernement, on fait une question insoluble comme indétermi– née; ou, si l'on veut, elle a autant de bonnes solutions qu'il y a de combinaisons possibles dans les positions absolues et relatives des peuples.

Mais si l'on demandait à quel signe on peut connaître qu'un peuple donné est bien ou mal gouverné, ce serait autre chose, et la question de fait pourrait se résoudre.

Cependant on ne la résout point, parce que chacun veut la résoudre à sa manière. Les sujets vantent la tranquillité publique, les citoyens la liberté des particuliers; l'un préfère la sûreté des possessions, et l'autre celle des personnes; l'un veut que le meilleur Gouvernement soit le plus sevère, l'autre soutien que c'est le plus doux;

celui-ci veut qu'on punisse les crimes, et celui-là qu'on les prévienne, l'un trouve beau qu'on soit craint de ses voisins, l'autre aime mieux qu'on en soit ignoré; l'un est content quand l'argent circule, l'autre exige que le peuple ait du pain. Quand même on conviendrait sur ces points et d'autres semblables, en serait-on plus avancé? Les quantités morales manquent de mesure précise, fût-on d'accord sur le signe, comment l'être sur l'estimation?

Pour moi, je m'étonne toujours qu'on méconnaisse un signe aussi simple, ou qu'on ait la mauvaise foi de n'en pas convenir. Quelle est la fin de l'association politique? c'est la conservation et la prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus sûr qu'ils se conservent et prospèrent? c'est leur nombre et leur population. N'allez donc pas chercher ailleurs ce signe si disputé. Toute chose d'ailleurs égale, le Gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers, sans naturalisations, sans colonies, les citoyens peuplent et multiplient davantage, est infailliblement le meilleur ; sous lequel un peuple diminue et dépé

celui

rit, est le pire. Calculateurs, c'est maintenant votre affaire; comptez, mesurez, com parez. (1).

(1) On doit juger sur le même principe, des siècles qui méritent la préférence pour la prospérité du genre humain. On a trop admiré cenx où l'on a vu fleurir les lettres et les arts, sans pénétrer l'objet secret de leur culture, sans en considérer le funeste effet ; idque apud imperitos humanitas vocabatur, cùm pars servitutis esset. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt grossier qui fait parler les auteurs? Non, quoiqu'ils en puissent dire, quand malgré son éclat un pays se dépeuple, il n'est pas vrai que tout aille bien, et il ne suffit pas qu'un Poète ait cent mille livres de rente pour que son siècle soit le meilleur de tous. Il fant moins regarder au repos apparent et à la tranquil⚫lité des chefs, qu'au bien-être des nations entières et surtout des Etats les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes, les guerres civiles effarouchaient beaucoup les chefs, mais elles ne sont pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche, tandis qu'on dispute à qui les tyrannisera. C'est de leur état permanent que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles; quand tout reste écrasé sous le joug, c'est alors que tout dépérit, c'est alors que les chefs les détruisant à leur aise, ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. Quand les tracasseries des grands agitaient le royaume de France,

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