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il avait pénétré, en se jouant, les obscurités des plus difficiles s tèmes de la philosophie grecque, et s'était engagé, sans s'y I dre, dans le dédale des controverses théologiques du moyen às la subtilité scolastique n'avait ni lassé la patience ni confond sagacité de cet admirable enfant il déterrait de l'or dans ce mier de la barbarie scolastique 1. Exercé et fortifié par cette r et salutaire gymnastique, ayant appris Aristote et la philosophie l'école, trouvant dès lors quelque contentement à Platon et à Plo séduit surtout par la doctrine du vide et des atomes, qui parlait p clair à sa jeune imagination, il rencontra les modernes, c'est-à-d alors les cartésiens, qui l'émancipèrent des écoles triviales; il n vait encore que quinze ans, et il se mit à délibérer s'il garder les formes substantielles de l'école ou s'il adopterait le mécanis des nouveaux philosophes. Le mécanisme prévalut; il s'applic aux mathématiques, et enfin, poussé par cette curiosité des pr cipes, qui est par excellence le génie philosophique, à cherch les dernières raisons du mécanisme et des lois du mouvement s'aperçut qu'il fallait, sans sortir du cartésianisme, s'élever a dessus de lui, retourner à la métaphysique, à la science des pri cipes premiers et suprèmes de toute vérité; à cette hauteur il e treprit de fonder une doctrine originale, du faîte de laquelle domine tout cet immense pays qu'il a parcouru à l'aventure et er brasse les systèmes des anciens et des modernes «< comme dans >> centre de perspective, d'où l'objet, embrouillé en regardant >> tout autre endroit, fait voir sa régularité et la convenance de se » parties 2, »> Ainsi se forma, sous la direction volontairement accep tée des plus grands maîtres, et toujours avec la réserve de son in dépendance, la philosophie de Leibniz : à la différence de Kant qui n'est pas sorti de sa ville natale et ne s'y est jamais occupé qu de méditations solitaires, la vie extérieure de Leibniz a été auss variée, aussi active que sa vie intellectuelle; et pendant qu'il entretenait avec tous les savants de l'Europe une correspondance qui partiellement publiée, remplit des volumes, satisfaisant à toute: les objections, répondant à toutes les questions, distribuant à tous

1. Voy. Lettres à Rémond de Montmort, p. 701, éd. Erdm.

2. Lettre à Basnage, p. 154, éd. Erdm.

des éloges, des censures et des conseils, il courait le monde, il voyageait en France, en Angleterre, en Italie; il fréquentait les grands et se montrait à la cour des princes et des rois, exerçait des charges publiques et des magistratures: il y avait dans cette excellente nature un inépuisable fonds d'activité qui suffisait à tout. Fontenelle a raconté sa vie 1 : on nous saura gré d'obliger le lecteur, par notre silence sur ce point, à se charmer de la langue exquise de ce morceau. Notre tâche est de l'introduire dans le sanctuaire de la doctrine, en rajeunissant quelques formes déjà vieilles, surtout en rassemblant les membres épars d'un système dont l'exposition décousue cache la plus parfaite unité.

La gloire de Leibniz est pour nous presque une gloire nationale. C'est en français qu'il a écrit ses plus importants ouvrages, la Théodicée et les Nouveaux Essais, et, par un privilége assez rare, cette langue, qui n'est pas la sienne, se plie docilement entre ses mains à tous les caprices de son ingénieuse pensée. Le style de Leibniz n'est pas toujours un modèle de correction; mais aucun écrivain de notre pays n'a, dans des sujets de cette gravité, plus de naturel, de verve et de force: avec un merveilleux à-propos il sait faire servir à des fins sérieuses de frappantes expressions populaires, qui stimulent et réveillent l'attention 2; et comme son langage, toujours pris du plus profond des choses, part d'un esprit pénétré, souvent l'élévation de la pensée lui suggère d'éloquentes et sublimes inspirations, qui placent quelques pages de ses écrits à côté des plus beaux chefs-d'œuvre de notre littérature philosophique. Mais c'est à des titres plus solides encore que Leibniz appartient à la France; c'est comme philosophe, comme cartésien, comme disciple d'une école née et grandie sur notre sol, comme représentant et réformateur à la fois de la philosophie la plus nationale dont nous puissions nous relever.

Une école en philosophie n'est pas autre chose qu'une méthode;

1. Voy. l'Eloge de Leibniz, par Fontenelle, réimprimé dans la présente édition. 2. Leibniz dans la préface à un écrit de Nizolius, qu'il a publié en 1670, a jugé le style de son auteur et on ne peut mieux faire que de lui renvoyer l'éloge: «Dicendi ratio naturalis et propria, simplex et perspicua, et ab omni detorsione et fuco libera, et a medio sumpta, et congrua rebus et luce sua juvans potius memoriam, quam judicium inani et nasuto acumine confundens. » — Voy. De stilo philosophico Nizolii, § 5, p. 59, ed. Erdm.

ce qui la fonde, c'est l'avènement de cette méthode; ce qui l maintient, c'est la transmission de cette méthode du maître au disciples les plus éloignés. Les applications peuvent varier beaucoup; leur diversité fait l'originalité des disciples, sans laquelle n'y aurait que des répétitions inutiles ou un stérile commentair de la doctrine commune; comme, sans l'unité de la méthode l'histoire des systèmes ne serait qu'une vaine succession de phéno mènes sans lien; et, parce que chacune des voies ouvertes à l'esprit humain serait aussitôt abandonnée que tentée, il n'y aurait do progrès dans aucune. Une méthode, à son tour, c'est un certain procédé de l'esprit, élevé à la conscience nette de lui-même, et volontairement employé à l'explication des choses. Cela étant, il faut et il suffit, pour que Leibniz soit justement revendiqué par nous, qu'il se rattache à Descartes par la méthode; que son système diffère ensuite, et très-notablement, de la doctrine de Descartes ou de celle de Malebranche, peu importe, pourvu qu'il procède du même esprit, c'est-à-dire de la même méthode.

Or, la méthode de Descartes, recommandée par ses préceptes, plus clairement manifestée par ses exemples, diversement prati– quée par ses disciples, c'est, pour le dire en un mot, la méthode rationnelle et à priori, avec sa puissance et ses faiblesses, avec ses grands et légitimes résultats, et ses excès obligés. Le Discours de la Méthode, malgré son titre, n'en contient que l'obscure et vague indication. «< Ne vous fiez qu'à l'évidence, dit Descartes. » Et par là sans doute il accomplit ou proclame une révolution, parce qu'à l'autorité, jusqu'alors souveraine, il substitue l'adhésion libre de la raison individuelle à la vérité manifestée par l'évidence; mais quel sera le sens de cette révolution, et dans quelles voies et par quels moyens l'esprit, désormais affranchi, devra chercher la vérité, je l'ignore, parce que j'ignore en quelle sorte de vérités et de notions le maître fera résider l'évidence, si c'est dans les vérités de fait ou dans les vérités de raison, dans les perceptions des sens ou dans les informations de la conscience, ou enfin dans les intuitions de l'entendement. Par conséquent je ne sais pas mieux ce que signifie décomposer, la valeur de ce terme étant variable avec l'objet de la décomposition; ni quel ordre il s'agit de mettre dans l'examen des parties dont je ne connais pas la nature; ni enfin quelle espèce de

choses je dois dénombrer exactement, notions ou réalités, propriétés abstraites ou concrètes, circonstances d'un phénomène, ou conditions d'un problème. Mais ce que n'apprennent point les préceptes ambigus du Discours de la méthode, le traité des Règles pour la direction de l'esprit, surtout la marche constante de Descartes dans l'invention de ses théories, le font clairement connaître. La science et toute science se construit pour lui par deux procédés, l'intuition et la déduction. L'intuition n'est pas le témoignage trompeur des sens, ni le jugement d'une imagination qui s'abuse; c'est l'intellection pure du simple et de l'absolu1, c'est l'aperception interne des concepts distincts, comme sont ceux que le géomètre exprime par les définitions. A ces idées pures de l'entendement s'attache l'évidence, et elle ne s'attache qu'à elles; elle est la condition nécessaire et suffisante de leur vérité. La déduction tire de l'absolu et du simple, le relatif et le composé, par une série de conséquences dont le fil ne doit jamais se rompre; le signe et la condition de sa légitimité, c'est la nécessité. Par l'analyse ou la décomposition de l'objet, par le dénombrement complet, il faut entendre le développement du concept, objet de l'intuition, ou cette sorte d'analyse par laquelle le géomètre résout le composé dans le simple, la notion du triangle, par exemple, dans les notions de surface, ligne, intersection. La méthode de Descartes est donc la méthode qui crée et gouverne les sciences mathématiques, cette méthode qui, au lieu de partir du réel, connu par l'expérience et décrit à sa lumière, part de l'abstrait, conçu par l'entendement et exprimé par la définition; qui, au lieu de réunir plusieurs cas, laborieusement recueillis par l'expérience, en règles inductives dont la généralité est toujours restreinte et la vérité toujours contingente, tire des concepts par la déduction, qui est le procédé de la spéculation rationnelle, des règles nécessaires, dont la valeur est universelle et l'autorité démonstrative. C'est pour cela que Descartes, avant d'appliquer ses préceptes, prend la résolution de s'y préparer par la culture des sciences mathématiques, qui, de son aveu, lui en ont suggéré l'idée, et où se trouvent les seuls exemples de leur pratique régulière il ne s'agit que d'étendre cette

1. Voy. Regulæ ad direct. ingen., reg. III et passim.

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application trop bornée et généralisant, pour les transporter dans toute recherche, les procédés employés par le géomètre à l'examen des figures, de trouver, comme il le dit, une mathématique universelle. Cette méthode, Descartes l'a en effet transportée partout : l'existence de Dieu, il n'a pas essayé de la prouver par celle du monde, ni par le mouvement qui veut un premier moteur, ni par l'harmonie qui suppose un ordonnateur suprême, mais par l'analyse des caractères internes de l'idée de l'infini et du parfait, conçue à priori par l'entendement avant l'idée du fini, en laquelle est enfermée l'existence de Dieu, comme en l'idée du triangle l'égalité de ses trois angles à deux droits; et, au lieu que ce soit l'harmonie du monde qui prouve la perfection divine, c'est au contraire la perfection de Dieu qui prouve à priori la nécessité de l'harmonie. Le monde, il ne l'observe pas, il le construit; et cela est si vrai, qu'il a pu sans ridicule dire qu'il ne parlait pas du monde réel, mais d'un monde idéal, de sa constitution et de ses lois possibles, supposé qu'il plût à Dieu de créer maintenant, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer; aussi il établit ces « lois qui le gouvernent, lesquelles sont nécessaires et univer» selles, sans rien considérer pour cet effet que Dieu seul qui le » crée et que ses perfections infinies, sans les tirer d'ailleurs que » de certaines semences de vérité qui sont naturellement en nos » âmes. » Concevoir et raisonner sur le fondement de ces conceptions; définir, démontrer et conclure; poser Dieu, et, d'après lui, deviner le monde, voilà la méthode de Descartes. Par cette méthode, il fonde une école; par là, et par là seulement, il s'oppose à Bacon, qui ouvre une tout autre voie. Le contraste de Bacon et de Descartes est en effet le contraste de l'expérience et de la raison, des sciences mathématiques et des sciences physiques; où l'un recommande d'observer, d'accumuler les expériences, pour induire ensuite de leur comparaison la loi des phénomènes, l'autre prescrit de fermer les yeux, de se boucher les oreilles, afin de se soustraire aux illusions et au tumulte des sens, et, dans leur silence, de n'écouter que l'entendement, l'entendement qui appréhende, juge

1. Voy. Disc. de la méthode, part. 11, § 11; et Reg, ad direct, ingen., reg. tv. 2. Méditat. 3o, au commencement.

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