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CHAPITRE II.

Des idées simples.

PHILALÈTHE. J'espère donc que vous demeurerez d'accord, monsieur, qu'il y a des idées simples et des idées composées; c'est ainsi que la chaleur et la mollesse dans la cire, et la froideur dans la glace, fournissent des idées simples, car l'âme en a une conception uniforme, qui ne saurait être distinguée en différentes idées.

THEOPHILE. Je crois qu'on peut dire que ces idées sensibles sont simples en apparence, parce qu'étant confuses, elles ne donnent point à l'esprit le moyen de distinguer ce qu'elles contiennent. C'est comme les choses éloignées qui paraissent rondes, parce qu'on n'en saurait discerner les angles, quoiqu'on en reçoive quelque impression confuse. Il est manifeste, par exemple, que le vert naît du bleu et du jaune mêlés ensemble; ainsi on peut croire que l'idée du vert est encore composée de ces deux idées. Et pourtant, l'idée du vert nous paraît aussi simple que celle du bleu ou que celle du chaud. Ainsi il est à croire que ces idées du bleu, du chaud, ne sont simples aussi qu'en apparence. Je consens pourtant volontiers qu'on traite ces idées de simples, parce qu'au moins notre aperception ne les divise pas; mais il faut venir à leur analyse par d'autres expériences et par la raison, à mesure qu'on peut les rendre plus intelligibles.

CHAPITRE III.

Des idées qui nous viennent par un seul sens.

PHILALÈTHE. On peut ranger maintenant les idées simples selon les moyens qui nous en donnent la perception, car cela se fait ou (1) par le moyen d'un seul sens, ou (2) par le moyen de plus d'un sens, ou (3) par la réflexion, ou (4) par toutes les voies de la sensation, aussi bien que par la réflexion. Pour ce qui est de celles qui entrent par un seul sens, qui est particulièrement disposé à les recevoir, la lumière et les couleurs entrent uniquement par les yeux toutes sortes de bruits, de sons et de tons entrent par les oreilles; les différents goûts par le palais, et les odeurs par le nez. Les organes ou nerfs les portent au cerveau, et si quelques-uns de ces organes viennent à être détraqués, ces sensations ne sauraient être admises par quelque fausse porte. Les plus considérables qua

nous revient que nous avons oublié d'avoir eues. Il est arrivé qu'un homme a cru faire un vers nouveau qu'il s'est trouvé avoir lu mot pour mot long-temps auparavant dans quelque ancien poète; et souvent nous avons une facilité non commune de concevoir certaines choses, parce que nous les avons conçues autrefois sans que nous nous en souvenions. Il se peut qu'un enfant devenu aveugle oublie d'avoir jamais vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à l'âge de deux ans et demi par la petite vérole au célèbre Ulric Schoenberg, natif de Weide au Haut-Palatinat, qui mourut à Koenigsberg en Prusse en 1649, où il avait enseigné la philosophie et les mathématiques avec l'admiration de tout le monde. Il se peut aussi qu'il reste à un tel homme des effets des anciennes impressions sans qu'il s'en souvienne. Je crois que les songes nous renouvellent souvent ainsi d'anciennes pensées. Jules Scaliger ayant célébré en vers les hommes illustres de Vérone, un certain soidisant Brugnolus, Bavarois d'origine, mais depuis établi à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d'avoir été oublié. Jules Scaliger ne se souvenant pas d'en avoir ouï parler auparavant ne laissa point de faire des vers élégiaques à son honneur sur ce songe. Enfin le fils Joseph Scaliger, passant en Italie, apprit plus particulièrement qu'il y avait eu autrefois à Vérone un célèbre grammairien ou critique savant de ce nom qui avait contribué au rétablissement des belles-lettres en Italie. Cette histoire se trouve dans les poésies de Scaliger le père avec l'élégie, et dans les lettres du fils. On la rapporte aussi dans les Scaligerana qu'on a recueillis des conversations de Joseph Scaliger. Il y a bien de l'apparence que Jules Scaliger avait su quelque chose de Brugnol, dont il ne se souvenait plus, et que le songe fut en partie le renouvellement d'une ancienne idée, quoiqu'il n'y ait pas eu cette réminiscence proprement appelée ainsi qui nous fait connaître que nous avons déjà eu cette même idée; du moins je ne vois aucune nécessité qui nous oblige d'assurer qu'il ne reste aucune trace d'une perception, quand il n'y en a pas assez pour se souvenir qu'on l'a eue.

$ 24. PHILALETHE. Il faut que je reconnaisse que vous répondez assez naturellement aux difficultés que nous avons formées contre les vérités innées. Peut-être aussi que nos auteurs ne les combattent point dans le sens que vous les soutenez. Ainsi je reviens seulement à vous dire, monsieur, qu'on a eu quelque sujet de craindre que l'opinion des vérités innées ne servît de prétexte aux paresseux pour s'exempter de la peine des recherches, et donnât la commodité aux docteurs et aux maîtres de poser pour principe que les principes ne doivent pas être mis en question.

sent mutuellement. La résistance se fait voir dans le changement de celui à qui l'on résiste, soit qu'il perde de sa force, soit qu'il change de direction, soit que l'un et l'autre arrive en même temps. Or l'on peut dire en général que cette résistance vient de ce qu'il y a de la répugnance entre deux corps d'ètre dans un même lieu, qu'on pourra appeler impénétrabilité. Ainsi lorsque l'un fait effort d'y entrer, il en fait en même temps pour en faire sortir l'autre, ou pour l'empêcher d'y entrer. Mais cette espèce d'incompatibilité, qui fait céder l'un ou l'autre ou les deux ensemble, étant une fois supposée, il y a plusieurs autres raisons outre celle-là qui font qu'un corps résiste à celui qui s'efforce de le faire céder. Elles sont ou dans lui, ou dans les corps voisins.. Il y en a deux qui sont en luimême : l'une est passive et perpétuelle, l'autre active et changeante. La première est ce que j'appelle inertie après Kepler et Descartes, qui fait que la matière résiste au mouvement, et qu'il faut perdre de la force pour remuer un corps, quand il n'y aurait ni pesanteur ni attachement. Ainsi il faut qu'un corps qui prétend chasser un autre éprouve pour cela cette résistance. L'autre cause, qui est active et changeante, consiste dans l'impétuosité du corps même, qui ne cède point sans résister dans le moment que sa propre impétuosité le porte dans un lieu. Les mêmes raisons reviennent dans les corps voisins, lorsque le corps qui résiste ne peut céder sans faire encore céder d'autres. Mais il y entre encore alors une nouvelle considération, c'est celle de la fermeté ou de l'attachement d'un corps à l'autre. Cet attachement fait souvent qu'on ne peut pousser un corps sans pousser en même temps un autre qui lui est attaché, ce qui fait une manière de traction à l'égard de cet autre. Cet attachement aussi fait que, quand même on mettrait à part l'inertie et l'impétuosité manifeste, il y aurait de la résistance; car si l'espace est conçu plein d'une matière parfaitement fluide, et si on y place un seul corps dur (supposé qu'il n'y ait ni inertie ni impétuosité dans le fluide), il y sera mu sans trouver aucune résistance; mais si l'espace était plein de petits cubes, la résistance que trouverait le corps dur, qui devrait être mu parmi ces cubes, viendrait de ce que les petits cubes durs, à cause de leur dureté, ou de l'attachement de leurs parties les unes aux autres, auraient de la peine à se diviser autant qu'il faudrait pour faire un cercle de mouvement, et pour remplir la place du mobile au moment qu'il en sort. Mais si deux corps entraient en même temps par deux bouts dans un tuyau ouvert des deux côtés et en remplissaient également la capacité, la matière qui serait dans ce tuyau, quelque fluide qu'elle pût être, résisterait par sa seule im

Dieu seul est l'objet externe immédiat. On pourrait dire que l'âme même est son objet immédiat interne; mais c'est en tant qu'elle contient les idées ou ce qui répond aux choses, car l'âme est un petit monde où les idées distinctes sont une représentation de Dieu et où les confuses sont une représentation de l'univers.

§ 2. PHILALÈTHE. Nos messieurs, qui supposent qu'au commencement l'âme est une table rase, vide de tous caractères et sans aucune idée, demandent comment elle vient à recevoir des idées et par quel moyen elle en acquiert cette prodigieuse quantité. A cela ils répondent en un mot de l'expérience.

THEOPHILE. Cette table rase dont on parle tant n'est, à mon avis, qu'une fiction que la nature ne souffre point et qui n'est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide, les atomes et le repos ou absolu ou respectif des deux parties d'un tout entre elles, ou comme la matière première qu'on conçoit sans aucune forme. Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l'espace et les autres êtres des mathématiques pures. Il n'y a point de corps dont les parties soient en repos, et il n'y a point de substances qui n'aient de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines diffèrent non-seulement des autres âmes, mais encore entre elles, quoique la différence ne soit point de la nature de celles 'qu'on appelle spécifiques. Et, selon les démonstrations que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres qui lui est propre, et l'une doit toujours différer de l'autre par des dénominations intrinsèques, pour ne pas dire que ceux qui parlent tant de cette table rase, après lui avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l'école, qui ne laissent rien à leur matière première. On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire que l'âme n'a naturellement et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l'école ne sont aussi que des fictions que la nature ne connaît point et qu'on n'obtient qu'en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance sans exercer aucun acte? Il y a toujours une disposition particulière à l'action et à une action plutôt qu'à l'autre ; et outre la disposition, il y a une tendance à l'action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet, et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. L'expérience est nécessaire, je l'avoue, afin que l'âme soit déterminée à telles ou telles pensées et afin qu'elle prenne garde aux idées qui sont

còté-là par une manière de traction et de plus, si cette dernière partie trouve quelque empêchement qui la retient ou la repousse, elle tire en arrière ou retient aussi la première, et cela est toujours réciproque. Le même arrive quelquefois à deux corps qui ne se touchent point et qui ne composent point un corps continu dont ils soient les parties continues; et cependant l'un étant poussé fait aller l'autre sans le pousser, autant que les sens peuvent faire connaître. C'est de quoi l'aimant, l'attraction électrique et celle qu'on attribuait autrefois à la crainte du vide donnent des exemples.

PHILALÈTHE. Il semble que généralement le dur et le mou sont des noms que nous donnons aux choses seulement par rapport à la constitution particulière de nos corps.

THEOPHILE. Mais ainsi beaucoup de philosophes n'attribueraient pas la dureté à leurs atomes. La notion de la dureté ne dépend point des sens, et on en peut concevoir la possibilité par la raison, quoique nous soyons encore convaincus par les sens qu'elle se trouve actuellement dans la nature. Je préférerais cependant le mot de fermeté (s'il m'était permis de m'en servir dans ce sens) à celui de dureté ; car il y a quelque fermeté encore dans les corps mous. Je cherche même un mot plus commode et plus général, comme consistance ou cohésion. Ainsi, j'opposerais le dur au mou et le ferme au fluide, car la cire est molle, mais sans être fondue par la chaleur elle n'est point fluide et garde ses bornes; et dans les fluides même il y a de la cohésion ordinairement, comme les gouttes d'eau et de mercure le font voir. Je suis aussi d'opinion que tous les corps ont un degré de cohésion, comme je crois de même qu'il n'y en a point qui n'aient quelque fluidité et dont la cohésion ne soit surmontable: de sorte qu'à mon avis les atomes d'Épicure, dont la dureté est supposée être invincible, ne sauraient avoir lieu non plus que la matière subtile parfaitement fluide des cartésiens. Mais ce n'est pas ici le lieu, ni de justifier ce sentiment, ni d'expliquer la raison de la cohésion.

PHILALÈTHE. La solidité parfaite des corps semble se justifier par l'expérience. Par exemple: l'eau, ne pouvant point céder, passa à travers des pores d'un globe d'or concave où elle était enfermée, lorsqu'on mit ce globe sous la presse, à Florence.

THEOPHILE. Il y a quelque chose à dire à la conséquence que vous tirez de cette expérience et de ce qui est arrivé à l'eau. L'air est un corps, aussi bien que l'eau, qui est cependant comprimable, au moins ad sensum, et ceux qui soutiendront une raréfaction et condensation exacte diront que l'eau est déjà trop comprimée pour céder à nos machines, comme un air très-comprimé résiste

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