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d'Histoire littéraire

de la France

MAURICE DE GUÉRIN :

LES ORIGINES DE SA RENOMMÉE LITTÉRAIRE

Dans son livre sur Maurice de Guérin, M. Abel Lefranc a bien. voulu annoncer que j'apporterais ma contribution à « l'histoire des œuvres de l'auteur du Centaure1. C'est sur l'article publié par George Sand dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1840, article qui révéla au public le nom de Guérin, que se sont portées mes recherches. Je dirai donc comment cet article fut inspiré à son auteur non pas tant, comme l'a cru M. Abel Lefranc, par Barbey d'Aurevilly que par deux autres hommes de lettres aujourd'hui fort peu connus, Auguste Robert et Auguste Chopin; puis j'examinerai brièvement en lui-même le travail de George Sand 2.

Lorsque Maurice de Guérin mourut au château du Cayla le 19 juillet 1839, sa perte fut vivement ressentie par un groupe

1. Abel Lefranc, Maurice de Guérin d'après des documents inédits, Paris, H. Champion, 1910, p. 23, note 2.

2. J'ai utilise pour cette étude les archives de mon père, intime ami d'Auguste Chopin. Surtout j'ai consulté les archives de deux autres amis de Chopin, qui furent aussi les amis de mon père, Médéric Fontaine, ancien notaire à Orléans, et Auguste Robert; ce dernier, comme on le verra, aida très activement Chopin en 1940 à tirer de l'obscurité le nom et l'œuvre de Guérin. J'adresse mes bien vifs remerciments aux fils des amis de Chopin, M. Léon Fontaine, Commissaire priseur honoraire de la ville de Paris, et M. Léon Robert, Chef de Bureau au Ministère de l'Agriculture, pour l'obligeance avec laquelle ils m'ont communiqué la plupart des documents qui m'ont permis de reconstituer ce petit épisode de notre histoire

littéraire.

REVUE D'HIST. LITTER. DE LA FRANCE (18 Ann.). XVIII.

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d'amis au premier rang desquels se plaçait Barbey d'Aurevilly. Mais les plus empressés à faire sortir de l'ombre l'écrivain que la France venait de perdre furent deux admirateurs obscurs, deux poètes, Auguste Robert et Auguste Chopin, qui, sans pénétrer dans son intimité, avaient été admis à lire ou même à copier quelques-unes de ses œuvres. Il convient avant tout d'esquisser le portrait de ces témoins oubliés et d'éclairer d'un jour nouveau leur physionomie morale et littéraire pour donner à leur témoignage une plus efficace autorité.

Le plus jeune, Auguste-François Robert, né à Paris le 21 février 1813 et attaché aux bureaux du Domaine privé', avait publié dans la Revue de Paris plusieurs scènes historiques et dramatiques et fait représenter en 1834 sur les deux théâtres de Rouen Une soirée à l'hôtel de Saint Pol, chronique en un acte, en vers, qui fut insérée dans la Revue de Rouen. Il devait fournir une honorable carrière littéraire dont les principales étapes sont : La Réforme en Allemagne, poème dramatique, Le Connétable de Bourbon, drame en cinq actes en vers, couronnés l'un et l'autre par l'Académie Française en 1852; puis La Parole et l'Epée, refonte de La Réforme en Allemagne et publiée en 1877, Louis XI en belle humeur, comédie en deux actes en vers (1879), Néron tragédien, drame en trois actes en vers (1883). Quand il mourut à Paris le 15 avril 1883, le succès n'avait pas répondu à son mérite, et ses œuvres faisaient partie de ce que les critiques appellent le théâtre non joué »; du moins il était resté tel que ses amis l'avaient connu aux environs de 1840, une àme modeste, délicate et fière, un esprit ferme que le goût de la poésie n'avait pas transformé en rêveur mélancolique et qui avait supporté vaillamment les épreuves de la vie. Peu d'existences d'hommes de lettres furent dès leur début aussi dignes et aussi respectables, et les intérêts posthumes de Maurice de Guérin étaient vraiment en bonnes mains lorsque Auguste Robert s'employait en leur faveur auprès de George Sand 2.

L'autre admirateur de Maurice de Guérin dont je retracerai la vie et le caractère, Charles-Auguste Chopin, risquerait d'ètre méconnu si l'on s'en tenait au jugement porté sur lui par Barbey d'Aurevilly:

1. Il y resta de 1833 à 1848, puis rentra dans l'Administration en 1831 au Ministère d'Etat et des Beaux-Arts où il devint Chef de Bureau, et fut mis à la retraite en 1870 par suite de suppression d'emploi.

2. Sur la vie et l'œuvre d'Auguste Robert voir les articles d'E. Egger, Journal des Débats du 22 avril 1883, et d'Emmanuel des Essarts, Le Soir, 8 mai 1883.

Vous me demandez, écrit Barbey à Trébutien, qui a annoté le cahier de vers de Guérin. C'est, comme vous l'avez vu, un honnête imbécile, qui, par un hasard que j'ai vu se renouveler plus d'une fois, avait je ne sais quel grain de poésie au fond de son imbécillité. Il s'appelait Chopin. Il est mort, juste le jour où lui est venue la fortune-aux-Écus. C'était un niais qui a vécu et qui est mort en niais, mais c'était un Jocrisse qui aimait les poètes et qui les sentait, et qui se faisait parlouner sa jocrisserie en se mettant à genoux devant Guérin. Il est des admirations' qui vous tirent de dessous votre médiocrité originelle et vous allongent et vous grandissent jusqu'au niveau du piédestal de l'homme que vous admirez. Ce Chopin n'était rien au sublime Rêveur polonais du même nom, le Guérin du Piano, selon moi; ce Chopin, qu'il faudrait plutôt appeler Chopinette, connaissait aussi George Sand, mais moins intimement que son homonyme, et c'est par lui que, de mon côté, j'ai connu la célèbre auteur. Il fut le pont qui nous conduisit l'une vers l'autre, car c'est madame Sand qui fit les avances, comme je crois vous l'avoir raconté déjà. Elle tenait à faire un article et vous savez comme elle l'a bâclé. Les opinions de ce pauvre Chopin, burlesques et timides comme les hésitations d'un âne, au tempérament classique et à l'éducation romantique, entre la botte de foin sec de la correction et les chardons en fleurs de la fantaisie, ces opinions écrites aux marges du cahier, importuneraient si elles ne divertissaient pas. Nen prenez nul souci que d'en rire.

Voilà certes une page brillante, mais ce n'est qu'une caricature émaillée d'erreurs de faits. Chopin a pu annoter maladroitement les poésies de Guérin (c'est le principal grief de Barbey), mais il a servi sa mémoire en copiant ses manuscrits peu lisibles et en nous conservant une bonne partie de ce qui a été publié. Eugénie de Guérin et Trébutien lui ont rendu justice sur ce point3, et M. René Doumic, après avoir lu la page de Barbey et la Note additionnelle consacrée à Chopin par M. Lefranc, a eu raison de l'appeler un bien brave homme de Chopin» et d'ajouter : Soyez donc l'ami utile et dévoué! Mais chaque fois qu'il y a une sottise à dire on peut compter sur le jocrisse du dandysme».

1. L'editeur des Lettres à Trébutien a laissé imprimer ici administrations, ce qui est d'ailleurs une des plus jolies coquilles d'imprimerie que l'on puisse

imaginer.

2. Barbey d'Aurevilly, Lettres à Trébutien, t. II, p. 66-67, dans la lettre du

10 octobre 1853.

3. Cf. Lettres d'Eugénie de Guérin, éditées par Trébutien, p. 423, texte et notes. Par contre, dans son édition des OEuvres de Maurice de Guérin, Trébutien ne nomme Chopin qu'une fois, et très rapidement : c'est à la p. 137 de l'édition in-12, note 1, à propos de la lettre de Guérin à l'abbé Buquet.

Abel Lefranc, Maurice de Guérin d'après des documents inédits, p. 218-219. 5. René Doumic, Revue des Deux Mondes, 15 août 1910, p. 925.

Voyons donc pourquoi Chopin mérite l'estime que Barbey lui refuse si superbement'.

Charles-Auguste Chopin, né à Paris le 11 janvier 1811, avait fait son Droit et était devenu Chef du Contentieux à la Compagnie d'Assurances contre l'Incendie Le Soleil. Comme Auguste Robert, auquel le lait une étroite amitié, il voulait se faire un nom par les lettres; mais c'était un esprit plus porté à la rêverie et moins courageux; son inspiration était aussi plus faible, et il se bornait à insérer quelques brèves poésies dans divers journaux. Quand l'aisance lui vint en 1841 par l'héritage recueilli d'une aïeule, il donna sa démission de Chef du Contentieux, quitta sa chambre du n° 6 de la rue du Port-Mahon où il était le voisin de Barbey d'Aurevilly, qui demeurait à l'hôtel de Neustrie, au no 9 de la mème rue, et par lequel sans doute il avait connu Maurice de Guérin. Il vint alors s'installer plus largement 36 rue de l'Odéon, dans la maison occupée par mon père l'helléniste Émile Egger, son ami et ancien camarade de collège. L'ère de liberté commençait, mais elle fut moins favorable qu'il ne l'espérait à ses rêves poétiques. Il semble même que Chopin aurait eu besoin pour sa santé physique et morale d'occupations plus actives, car il s'attirait bientôt de Robert cette vigoureuse exhortation où nous voyons son âme un peu molle cherchant dans l'œuvre de Guérin une règle de conduite qui brisait en lui les ressorts de l'énergie:

2

... J'ai revu dernièrement à Provins, la Voulzie aux flots menteurs. Puissent les ombres d'Hégésippe Moreau et de Georges de Guérin te défendre à jamais les abords de ces fontaines et de ces rivières qui prennent et emportent les âmes dans leurs flots! Tu as passé l'âge où ces deux poètes sont morts tués par la rêverie; tu as en toi un principe d'action qui leur a manqué et qui se développera au contact du monde; cesse de croire qu'il est glorieux de suivre leurs traces; cesse de te persuader dans tes jours de tristesse que tu es appelé à partager leur martyre. L'aisance, la santé, les liens qui te restent, doivent te laisser voir encore la réalité sous des couleurs assez riantes pour que ton imagination n'ait pas besoin de poursuivre des fantômes. Ose t'avouer que tu aimes la vie et tâche d'en jouir à la manière d'Horace. Béranger a dit « Le plaisir rend l'âme si bonne! » et il a bien dit; les vagues tristesses, ces rêveries amères qu'on se plait à nourrir, altèrent sensi

1. Sur Chopin, outre la Note de M. Abel Lefranc mentionnée plus haut, voir la Notice signée A. R. (Auguste Robert) dans Staaff, La Littérature française depuis la formation de la Langue jusqu'à nos jours, 2o édition, 1869, t. II, p. 777; puis l'article d'Émile Egger sur Auguste Robert, citė plus haut; et encore A. Bailly, Notice sur Emile Egger, Paris, 1886, p. 19, 28, 53-54.

2. Autre prénom de Maurice de Guérin.

blement les belles facultés de l'esprit et du cœur; plus on s'écoute gémir, moins on entend les gémissements des autres; on ne voit plus de peines et de douleurs qu'en soi, et à force de dire et de croire ses maux irréparables on finit par les rendre tels ....

En réalité Chopin était menacé du mal qui avait emporté Guérin la phtisie pulmonaire le saisit, et après de longues souffrances il mourut entre les bras de mon père le 22 janvier 1844. Comme poète Chopin s'est estimé à sa juste valeur dans une lettre où il racontait sa visite à Magu, le poète tisserand de Lizysur-Ourcq et l'un de ses protégés : « Si tu doutais de mon jugement enthousiaste, je te rappellerais l'histoire du Centaure que je soutenais être un chef-d'œuvre en 1836 et qui fut inséré dans la Rerue des Deux Mondes du 15 mai 1810 sous le patronage des illustrations du temps. Je n'ai pas beaucoup de talent poétique, peut-être pas du tout, mais un long usage de la poésie qui me permet d'en juger le fort et le faible presque au premier coup d'œil». Cependant un poète pousse difficilement la modestie jusqu'à renoncer à publier ses œuvres en volume; et Chopin, après n'avoir obtenu de Béranger et de Chateaubriand que d'assez vagues encouragements pour ses travaux, finit par s'adresser à Sainte-Beuve en lui envoyant plusieurs sonnets et en le consultant sur l'opportunité d'une publication. Sainte-Beuve répondit par un hommage au rôle de Chopin dans la destinée des œuvres de Guérin et par d'utiles et sincères avis; toute sa lettre est à retenir

Monsieur

Monsieur Auguste Chopin,

:

36, rue de l'Odéon,

Paris.

Ce lundi 7 novembre [1842).

Monsieur, j'ai à vous remercier d'abord de l'honorable et flatteuse confiance que vous me témoignez. Vous avez raison de compter sur la

1. Auguste Robert à Auguste Chopin, 29 août 1841, extrait d'une lettre communiquée par M. Léon Robert.

2. Lettre à Médéric Fontaine, 19 novembre 1841, communiquée par M. Léon FonLaine. Cf. la Notice de Robert, dans Staaff, mentionnée plus haut.

3 Je possède trois lettres de Béranger à Chopin: la première en date (24 septembre 1831) a été publiée par M. Paul Boiteau, Correspondance de Béranger, Paris, Perrotin, 1860, t. 11, p. 56; les deux autres, indiquées seulement par l'éditeur dans le meme recueil, t. IV, p. 356, restent inédites, et je les publierai à part un jour prochain avec quelques autres fragments inédits de la Correspondance du chanQuant à la lettre, unique, de Chateaubriand à Chopin, elle fait partie des archives de M. Léon Robert: on la trouvera bientôt à son rang (20 juillet 1841) H. Champion sous la direction de M. Louis Thomas. dans l'edition de la Correspondance de Chateaubriand entreprise par la librairie

sonnier.

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