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bourgeons sur l'herbe. » Rodolphe l'attire sur ses genoux, et caresse les bandeaux lisses, où, dans la clarté du crépuscule, miroitait comme une flèche d'or un dernier rayon de soleil ». Emma repassa par la longue allée, en trébuchant contre les tas de feuilles mortes que le vent dispersait... Le sol sous ses pieds était plus mou qu'une onde, et les sillons lui parurent d'immenses vagues brunes, qui déferlaient... La nuit tombait, des corneilles volaient » et à travers le brouillard et les branches chargées de neige elle voit de loin les lumières des maisons qui lui paraissent des globules de feu éclatant dans l'air comme des balles fulminantes. Elle rentre chez elle vers sept heures. Cette dernière journée est d'une tristesse poignante jusque dans la couleur feuilles mortes, sombres labours, plaques de neige, brouillard, chemins détrempés par où cette femme en noir, harassée, affolée, court à la mort.

:

Jusqu'ici je n'ai montré le réalisme de Flaubert que dans sa perfection; c'est par les erreurs que nous allons en comprendre mieux le procédé.

Je relève d'abord trois petits faits d'un genre particulier : Charles, appelé auprès du père Rouault, arrive de grand matin. Quand il entra dans les Bertaux, son cheval eut peur et fit un grand écart» (p. 17; Ch. 14; Q. 17). La lettre d'Emma, cachetée de cire bleue, est du bon réalisme; l'écart du cheval de Charles est du pur romantisme. Au moment où Emma, désespérée, va quitter Rouen, elle voit passer le vicomte dans un tilbury (p. 412413; Ch. 330; Q. 406-407); ce vicomte avait ébloui Emma au bal de la Vaubyessard; le hasard qui le fait réapparaître à cette heure tragique est encore du romantisme. Et enfin l'aveugle qui s'en vient chanter, pendant l'agonie:

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Il souffla bien fort ce jour-là
Et le jupon court s'envola!

cet aveugle est décidément du mauvais romantisme! Flaubert a demandé là-dessus l'avis de Bouilhet, auquel il écrit le 20 septembre 1855 « Je le fais inviter le pauvre à venir le trouver à Yonville pour avoir mon pauvre à la mort d'Emma?... Réfléchis

un peu à tout cela...1 »

1. Correspondance, III, 32.

Je constate, sans m'y arrêter, ces quelques taches romantiques dans le réalisine de Madame Bovary et je passe aux inexactitudes et contradictions proprement dites.

Ces << erreurs » sont au nombre de dix (si l'on ne tient pas compte du flottement des dates dans l'introduction et dans l'épilogue, flottement très compréhensible); elles ne seraient que des inattentions, si Flaubert n'était pas, ailleurs, si minutieux qu'il en arrive à compter les jours et les heures; le grand nombre de dates précises et le caractère tout entier de son œuvre nous autorisent à relever ces erreurs; il faut les expliquer. Selon les cas, l'explication première sera différente; mais il y a tout au fond une seule et même raison, de nature psychologique et esthétique, raison dernière qui explique toutes les défaillances du réalisme.

Je commence par les cas moins importants, une série de dates. <«< résumées» qui sont inexactes : « tout le monde sachant bien à Yonville que la petite Bovary, depuis un an, était revenue chez ses parents » (p. 231); il n'y a pas un an, il y a huit mois. Emma dit à Rodolphe : « Voilà quatre ans que je patiente et que je souffre» (p. 268); à ce moment elle est dans la sixième année de son mariage. La passion de Léon se réveilla « en la revoyant après trois années d'absence » (p. 320); cette absence n'a duré que deux ans. Emma reproche à Rodolphe : « tu m'as, pendant deux ans, traînée dans le rêve le plus magnifique » (p. 431); non, pendant un an à peine. Une autre erreur encore, d'un ordre analogue « Pour arriver chez la nourrice, il fallait, après la rue, tourner à gauche, comme pour gagner le cimetière » (p. 127); plus tard par contre, alors qu'Emma court chez la nourrice, elle <«< enfilait la Grande-Rue et tournait à droite comme pour gagner le cimetière» (p. 423).

Faut-il voir dans tous ces cas une simple négligence? Explication commode. Si l'on rencontrait dans une épopée du moyen âge des erreurs de ce genre (et surtout celles qui vont suivre) on ne manquerait pas d'invoquer la « contamination » et la pluralité des poètes! Et c'est bien par une contamination particulière que j'explique cette première série; j'y vois les traces des premières ébauches de Flaubert, et je renvoie une fois de plus aux deux scénarios de l'édition Conard; on y lit par exemple (p. 501): <«< Léon a trois ans de plus », ce qui explique « l'absence de trois ans » du texte définitif. J'ai déjà montré que dans les

scénarios l'action est beaucoup plus compliquée 1; on y trouve quantité de détails intéressants, soit qu'ils aient été maintenus (nous en verrons encore), soit qu'ils aient été supprimés, comme : « voyage à Paris » (p. 495 et 501); ou : « appétits dépravés de Me Bovary, aime les fruits verts, la corne brûlée, boit du vinaigre et déjeune de cornichons » (p. 502); dans le texte définitif, Emma n'a plus guère de ces appétits dépravés; mais elle a grande envie de quitter Tostes; « dès lors, elle but du vinaigre pour se faire maigrir » (p. 93). Or, il y a de nombreux scénarios de Madame Bovary; la plupart sont indéchiffrables; ils forment 42 feuillets grand in-4°! C'est dire par combien d'étapes la « réalité de Flaubert a passé... Je suppose donc, dans ces premières ébauches, une passion de deux ans pour Rodolphe, et, logiquement, une absence de trois ans de Léon. Le plan topographique d'Yonville dessiné par Flaubert nous explique aussi comment il a varié en ce qui concerne la maison de la nourrice et l'emplacement du cimetière. En résumé les « erreurs » énumérées ci-dessus sont des vestiges d'ébauches et de rédactions antérieures; elles ont échappé à Flaubert, pourtant si minutieusement réaliste. Pourquoi? Avant de répondre à cette question, il importe d'examiner d'autres erreurs, plus intéressantes.

D'abord un cas qui me paraît le seul de son espèce et que l'on expliquera peut-être de façons diverses. Un soir qu'Emma n'est pas rentrée à Yonville, Charles très inquiet saute dans son boc à onze heures, et arrive « vers deux heures du matin à la Croix-Rouge; personne ». Il se rappelle l'adresse du patron de Léon. Il y courut. Le jour commençait à paraître. » Il est donc quatre heures déjà! (en supposant que nous sommes au solstice d'été). De là il s'en va jusqu'à la maison de Léon : fermée; trouve dans l'Annuaire l'adresse de Me Lempereur, et, en y allant, rencontre Emma, qui lui dit avoir été malade, chez sa maitresse de piano, laquelle vient de sortir. Pour que cette sortie de M Lempereur et la présence d'Emma dans la rue soient à peu près vraisemblables, il faut qu'il soit six heures au moins. Et voilà donc quatre heures que Charles court les rues de Rouen; pour un homme si inquiet, il a fait peu de besogne! Pourquoi Flaubert donne-t-il des renseignements si précis sur le départ de Charles et sur son arrivée devant la maison du patron, renseignements contradictoires? On dira Charles, si inquiet, devait bien quitter Yonville à onze heures au plus tard; d'autre part, il faut

1. Par contre il n'est question d'Homais (en deux lignes) que sur un feuillet plac en regard du premier scénario.

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qu'il trouve la maison de Léon fermée, et il faut qu'il rencontre Emma avant de sonner chez Mile Lempereur; Flaubert est donc pris entre deux nécessités contradictoires. Mais il pouvait laisser les heures dans le vague; ce n'est pas son habitude; son procédé réaliste lui joue ici un petit tour. Une autre question se pose: pourquoi cette course de Charles? Elle me semble avoir deux buts prouver la confiance aveugle de Charles, et permettre à Emma, pour l'avenir, de nombreuses courses à Rouen. « C'était une manière de permission qu'elle se donnait de ne point se gêner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout à son aise, largement » (p. 383; Ch. 306; Q. 377). Flaubert tenait à multiplier les visites à Léon; les courses du jeudi ne suffiraient pas à expliquer la volupté et la déchéance croissantes, ni la lassitude de Léon, ni les plaintes du patron, ni la lettre anonyme à la mère. La course de Charles à Rouen est donc plus importante qu'il ne semble; elle est un « moyen »; elle donne une liberté illimitée et précipite la catastrophe.

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J'ai gardé pour la fin les quatre cas les plus typiques, qui nous donneront la clé du problème; je les expose dans leur ordre chronologique. 1° La naissance de Berthe devrait avoir lieu, nous l'avons vu, fin décembre au plus tard, puisqu'Emma est enceinte dès le mois de mars, lors du départ de Tostes; et pourtant Flaubert la place en avril, puisque, avant que les six semaines de la Vierge soient écoulées, Emma fait avec Léon une promenade dont le décor n'est possible qu'en mai ou juin. 2o Entre le 29 juin (paiement Derozerays) et le 4 septembre (jour fixé pour la fuite) il y a une série de petits événements et des retards provoqués par Rodolphe qui suffiraient à remplir trois bons mois. (voir ici même, page 8). 3° Au lendemain de sa dernière visite à Emma, Rodolphe se lève « vers deux heures environ »>, il fait cueillir une corbeille d'abricots, y cache une lettre d'adieux, et son valet Gérard porte les fruits à Emma. Il doit arriver à Yonville vers trois heures; Emma affolée monte au grenier. « Les ardoises laissaient tomber d'aplomb une chaleur lourde »; la porte de la mansarde ouverte, « la lumière éblouissante jaillit d'un bond ». Emma, appuyée à la fenêtre, songe à se précipiter. « Le rayon lumineux qui montait d'en bas [du pavé de la place] tirait vers l'abîme le poids de son corps... Le bleu du ciel l'envahissait. » Charles l'appelle, et Félicité vient la chercher pour le diner. Pendant le repas, Rodolphe passe en tilbury; Emma le reconnaît à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule (p. 283-287; Ch. 226-229; Q. 278-283).

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Il est donc au moins huit heures (nous sommes au 3 septembre); en donnant une heure au repas, Emma est restée quatre heures durant dans la mansarde; à lire le texte on ne s'en douterait pas. -4° En s'en tenant aux heures indiquées par Flaubert, l'Hirondelle part d'Yonville à huit heures du matin, et arrive à Rouen vers onze heures; elle en repart à trois heures et arrive à Yonville à six heures'. « Mais, ainsi resserrées à une durée de moins de quatre heures, les journées de Rouen eussent été trop courtes, et Flaubert les a, par un habile escamotage, allongées à son gré, en prenant sur le temps du voyage, à l'aller et au retour» (voir Petites notes vétilleuses » de H. L. dans la Revue d'Hist. lit. 1910, 395-397).

L'explication (première) de ces quatre cas est à chercher dans. la puissance de la vision artistique chez Flaubert, vision plus forte que le réalisme des détails adjacents. Dans les quatre cas, il y a un tableau », vu par Flaubert dès les origines du roman, longuement caressé par lui comme une expression de « vérité », et qui s'impose tel quel, en dépit des petites contradictions. Reprenons ces cas un à un; et je prie le lecteur de bien vouloir lire tout le texte, dont je ne puis citer ici que des fragments.

La naissance de Berthe: le tableau qui domine, c'est la promenade avec Léon. « Il était midi... Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible en marchant. » Ils s'acheminent par un petit sentier que bordaient des troènes. Ils étaient en fleur et les véroniques aussi, les églantiers, les orties, et les ronces légères qui s'élançaient des buissons. Par le trou des haies, on apercevait, dans les masures, quelque pourceau sur un fumier, ou des vaches embricolées, frottant leurs cornes contre le tronc des arbres. Tous les deux, côte à côte, ils marchaient doucement, elle s'appuyant sur lui et lui retenant son pas qu'il mesurait avec les siens; devant eux un essaim de mouches voltigeaient, en bourdonnant dans l'air chaud... Ils s'en revinrent à Yonville en suivant le bord de l'eau. Elle coulait sans bruit... de grandes herbes minces s'y courbaient ensemble... et comme des chevelures. vertes s'étalaient dans sa limpidité... Les murs des jardins étaient chauds comme le vitrage d'une serre...; quelque branche des chèvrefeuilles et des clématites qui pendaient au dehors traînait un moment sur la soie [de l'ombrelle ouverte] en s'accrochant aux effilés ». Cette promenade si douce, Emma

1. L'hypothèse de deux horaires différents (été et hiver) doit être exclue. Emma et Charles se rendent à Rouen en été, et partent à huit heures de Yonville (p. 305; Ch. 244; Q. 300).

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