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lant succès dans le monde de la philosophie politique ; croyait-il avoir fait une œuvre utile? Au fond, il en doutait. S'expliquant là-dessus avec J. Stuart Mill, il reconnaissait que, « lorsqu'il s'était agi de conclure, il avait tracé des sociétés démocratiques, à propos des États-Unis et de la France, un portrait dont aucun complet modèle n'existait encore. << Seuls, des hommes très habitués à la recherche des vérités générales et spéculatives, ajoutait-il, aiment à me suivre dans une pareille voie (1). » M. Royer-Collard, très bon juge, ne s'y était pas trompé et lui avait dit : « Dans votre société démocratique que vous nous vantez, il n'y a pas dix personnes qui comprendront complètement le sens de votre livre (2). »

La première condition, pour éclairer de tels sujets aux yeux de ses contemporains, est d'y voir clair soi-même. Or, il n'y voyait pas clair, et, dix ans après, le 24 juillet 1850, il le confessait à une de ses doctes amies et correspon

(1) Euvres et Correspondance inédites, t. II, p. 109. Lettre du 18 décembre 1840.

(2) Ibid., p. 104. Lettre à J.-J. Ampère, 27 septembre 1840.

dantes, une Anglaise fermement attachée à la tradition, Mme Grote :

« Vous défendez les principes constitutifs sur lesquels repose notre vieille société européenne, la liberté et la responsabilité individuelle qui en est la conséquence, surtout la propriété. Vous avez bien raison, vous ne sauriez concevoir les hommes vivant hors de ces lois primordiales, ni moi non plus. Cependant, je vous l'avoue, je trouve que ce vieux monde, au delà duquel nous ne voyons rien ni l'un ni l'autre, semble bien usé, que sa grande et respectable machine se détraque un peu tous les jours, et, sans comprendre ce qui pourrait être, ma confiance en la durée de ce qui est s'ébranle. L'histoire m'apprend que pas un des hommes qui ont assisté à la destruction des organisations religieuses et sociales qu'a déjà vues le monde, n'a pu deviner ni même imaginer ce qui devait suivre... Qui peut donc affirmer qu'une forme de société soit nécessaire et qu'une autre ne puisse exister (1)? » Il déclare, il est vrai, « que le devoir des

(1) Euvres et Correspondance inédites, t. II, p. 150-51.

honnêtes gens n'est n'est pas moins de défendre la seule forme de société qu'ils comprennent, et même de se faire tuer pour elle, en attendant qu'on leur en ait démontré une meilleure. >>

Cette satisfaction une fois donnée au devoir du moment, il reste cependant certain, il est manifeste pour lui que le monde est en travail d'enfantement d'un ordre nouveau, lequel sera radicalement différent de l'ancien; et, dans cette même année 1850, ayant à faire une douzième édition de sa Démocratie en Amérique, il annonce en termes exprès, dans un suprême avertissement au lecteur, quel sera, quel va être ce monde nouveau.

« Ce livre a été écrit, il y a quinze ans, sous la préoccupation constante d'une seule pensée : l'avènement prochain, irrésistible, universel, de la démocratie dans le monde. Qu'on le relise ; on y rencontrera à chaque page un avertissement solennel qui rappelle que la société change de formes, l'humanité de condition, et que de nouvelles destinées s'approchent.

«En tête, étaient tracés ces mots :

« Le développement graduel de l'égalité est

un fait providentiel. Il en a les principaux caractères : il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine; tous les événements, tous les hommes ont servi à son développement. Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin puisse être suspendu par une génération? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie reculera devant les bourgeois et les riches? S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles (1) ? ».

Combien de fois n'avons-nous pas entendu M. Le Play, lorsqu'on l'interrogeait sur ce qu'il pensait du présent et de l'avenir, rappeler cette fameuse «prophétie » ! Avec l'accent du plus profond chagrin, il demandait s'il fallait s'étonner que les intelligences et les caractères se fussent abaissés, que tout eût fléchi, mœurs, lois, institutions, dans un pays où, en présence d'un mode de suffrage anarchique imposé par la violence, tant d'hommes politiques, tant d'écrivains, et une partie considérable des classes dirigeantes, pro

(1) Ces lignes sont soulignées par M. de Tocqueville luimême.

pageaient de telles idées comme chose providentielle et supérieure aux volontés humaines et les prenaient pour règle de conduite. N'y avait-il pas là une des raisons de l'impuissance de ce pays à se réformer, de l'incroyable résignation avec laquelle il subissait toutes les oppressions, de sa soumission passive devant toutes les révoltes? Et, du reste, M. de Tocqueville, tout le premier, n'en avait-il pas fait encore l'aveu en cette même année 1850?

« Nous vivons ici (à Tocqueville) dans une grande solitude; les bruits mêmes de la politique y arrivent à peine, et je m'étonne du peu d'émotion que me causent ceux qui par hasard y pénètrent... Serait-ce que je deviens un mauvais citoyen? J'en ai peur quelquefois; mais je me rassure en pensant que je suis un Français très découragé. Je confesse humblement (cela peut paraître humiliant pour un homme qui s'est mêlé parfois de faire le prophète) que je ne vois absolument goutte dans la nuit où nous sommes... Je me vois sans boussole, sans voiles et sans rames, sur une mer dont je n'aperçois nulle part le rivage; et, fatigué de m'agiter en vain,

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