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COMME C'est ici vraisemblablement la derniere édi= tion de mes ouvrages que je reverrai, et qu'il n'y a pas d'apparence qu'âgé comme je suis de plus de soixante et trois ans, et accablé de beaucoup d'infir= mités, ma course puisse être encore fort longne, le public trouvera bon que je prenne congé de lui dans les formes, et que je le remercie de la bonté qu'il a eue d'acheter tant de fois des ouvrages si peu dignes de son admiration. Je ne saurois attribuer un si heureux succès qu'au soin que j'ai pris de me confor mer toujours à ses sentiments, et d'attraper, autant qu'il m'a été possible, son goût en toutes choses. C'est effectivement à quoi il me semble que les écri vains ne sauroient trop s'étudier. Un ouvrage a beau être approuvé d'un petit nombre de connoisseurs, s'il n'est plein d'un certain agrément et d'un certain sel propre à piquer le goùt général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage, et il faudra à la fin que les connoisseurs eux-mêmes avouent qu'ils se sont trompés en lui dounant leur approbation.

Que si on me demande ce que c'est que cet agré= ment et ce sel, je répondrai que c'est un je ne sais quoi, qu'on peut beaucoup mieux sentir que dire. A mon avis néanmoins, il consiste principalement à ne jamais présenter au lecteur que des pensées vraies et des expressions justes. L'esprit de l'homme est na

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turellement plein d'un nombre infini d'idées cons fuses du vrai, que souvent il n'entrevoit qu'à demi; et rien ne lui est plus agréable que lorsqu'on lui offre quelqu'une de ces idées bien éclaircie et mise dans un beau jour. Qu'est-ce qu'une pensée neuve, brillante, extraordinaire? Ce n'est point, comme se le persuadent les ignorants, une pensée que personne n'a jamais eue, ni dû avoir : c'est au contraire une pen sée qui a dû venir à tout le monde, et que quelqu'un s'avise le premier d'exprimer. Un bon mot n'est bon mot qu'en ce qu'il dit une chose que chacun pensoit, et qu'il la dit d'une maniere vive, fine, et nouvelle. Considérons, par exemple, cette réplique si fameuse de Louis douzieme à ceux de ses ministres qui lui conseillerent de faire punir plusieurs personnes qui, sous le regne précédent, et lorsqu'il n'étoit encore que duc d'Orléans, avoient pris à tâche de le desser= vir. « Un roi de France, leur répondit-il, ne venge point les injures d'un duc d'Orléans ». D'où vient que ce mot frappe d'abord? N'est-il pas aisé de voir que c'est parcequ'il présente aux yeux une vérité que tout le monde sent, et qu'il dit, mieux que tous les plus beaux discours de morale, « qu'un grand prince,

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lorsqu'il est une fois sur le trône, ne doit plus agir par des mouvements particuliers, ni avoir d'autre « vue que la gloire et le bien général de son état ? »

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Veut-on voir au contraire combien une pensée fausse est froide et puérile? Je ne saurois rapporter

un exemple qui le fasse mieux sentir, que deux vers du poëte Théophile, dans sa tragédie intitulée Pyrame et Thisbé, lorsque cette malheureuse amante ayant ramassé le poignard encore tout sanglant dont Pyrame s'étoit tué, elle querelle ainsi ce poignard:

Ah! voici le poignard qui du sang de son maître
S'est souillé lâchement. Il en rougit, le traître.

Toutes les glaces du nord ensemble ne sont pas, mon sens, plus froides que cette pensée. Quelle extravagance, bon Dieu! de vouloir que la rougeur du sang dont est teint le poignard d'un homme qui vient de s'en tuer lui-même soit un effet de la honte qu'a ce poignard de l'avoir tué! Voici encore une pensée qui n'est pas moins fausse, ni par conséquent moins froide. Elle est de Benserade, dans ses Métamorphoses en rondeaux, où, parlant du déluge envoyé par les dieux pour châtier l'insolence de l'homme, il s'exprime ainsi :

Dieu lava bien la tête à son image.

Peut-on, à propos d'une aussi grande chose que le déluge, dire rien de plus petit ni de plus ridicule que ce quolibet, dont la pensée est d'antant plus fausse en toutes manieres, que le dieu dont il s'agit en cet endroit, c'est Jupiter, qui n'a jamais passé chez les païens pour avoir fait l'homme à son image, l'homme dans la fable étant, comme tout le monde sait, l'ouvrage de Prométhée.

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Puisqu'une pensée n'est belle qu'en ce qu'elle est vraie, et que l'effet infaillible du vrai, quand il est bien énoncé, c'est de frapper les hommes, il s'ensuit que ce qui ne frappe point les hommes n'est ni bean ni vrai, ou qu'il est mal énoncé, et que par conséquent un ouvrage qui n'est point goûté du public est un très méchant ouvrage. Le gros des hommes peut bien, durant quelque temps, prendre le faux pour le vrai, et admirer de méchantes choses: mais il n'est pas possible qu'à la longue une bonne chose ne lui plaise; et je défie tous les auteurs les plus mécontents du public de me citer un bon livre que le public ait jamais rebuté, à moins qu'ils ne mettent en ce rang leurs écrits, de la bonté desquels eux seuls sont persuadés. J'avoue néanmoins, et on ne le sau= roit nier, que quelquefois, lorsque d'excellents ou= vrages viennent à paroître, la cabale et l'envie trou= vent moyen de les rabaisser, et d'en rendre en ap= parence le succès douteux : mais cela ne dure guere; et il en arrive de ces ouvrages comme d'un morceau de bois qu'on enfonce dans l'eau avec la main : il demeure au fond tant qu'on l'y retient; mais bientôt, la main venant à se lasser, il se releve et gagne le dessus. Je pourrois dire un nombre infini de pareilles choses sur ce sujet, et ce seroit la matiere d'un gros livre: mais en voilà assez, ce me semble, pour marquer au public ma reconnoissance et la bonne idée que j'ai de son goût et de ses jugements.

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