Page images
PDF
EPUB

rité, l'ardeur, l'empressement et la persuasion... Ce qui domine chez elle, c'est le plaisir de la lecture avec le goût des personnes de nom et de réputation... On peut la louer d'avance de toute la sagesse qu'elle aura un jour et de tout le mérite qu'elle se prépare, puisqu'avec une bonne conduite, elle a de meilleures intentions, des principes sûrs. »

me

Ce qui ne peut faire de doute aux yeux de qui que ce soit, c'est que ce portrait représente une personne réelle, une créature vivante et individuelle: on ne parle pas ainsi d'une beauté en général. Cependant les clefs ne citent aucun nom; et l'on serait réduit à ne citer personne, si l'on n'avait un témoignage formel et décisif, ou qui du moins paraît tel: c'est celui de l'abbé Chaulieu. Celui-ci, à l'occasion d'une lettre de M. de La Faye à Me D***, ajoute ces mots : « Cette lettre a été adressée à Me d'Aligre, femme en premières noces du fils du chancelier de ce nom. Elle était fille de M. Saint-Clair Turgot, doven du conseil. M. de La Bruyère l'a célébrée dans ses Caractères sous le nom d'Arténice; et c'est pour elle que l'amour m'a dicté une infinité de vers que j'ai faits. C'était, en effet, une des plus jolies femmes que j'ai connues, qui joignait à une figure très aimable la douceur de l'humeur et tout le brillant de l'esprit. Personne n'a jamais mieux écrit qu'elle et peu

aussi bien. >>

Ainsi nous connaissons l'original du portrait d'Arténice, mais c'est ici que le problème commence. L'original était-il semblable au portrait? Tout ce que nous savons de cette aimable dame n'est pas trop d'accord avec l'idéal que La Bruyère nous a laissé d'elle. Il la loue « de la sagesse qu'elle aura un jour. » Elle ne l'avait donc pas encore tout à fait; et cette sagesse, s'il faut en croire les chroniqueurs et Chaulieu lui-même, laissait beaucoup à désirer? Bien plus, au moment même où La Bruyère écrivait, quelque ombre planait déjà sur sa réputation. La vérité est que Catherine Turgot, mariée à treize ans, en 1686, à M. d'Aligre de Boislandry, était, en 1693, un an avant le portrait de La Bruyère, en procès avec son mari qui demandait sa séparation pour cause d'adultère et même pour quelque chose de plus. Que le mari eût raison ou non en cette circonstance, il est difficile de le savoir, et il ne faut pas trop s'en rapporter aux chansonniers du temps. Ce qui est certain, c'est qu'il y eut une séparation à l'amiable par l'intermédiaire du chancelier de France Boucherat. Quelque inquiet qu'ait pu être le mari à ce moment, et la suite prouva qu'il ne l'avait peut-être pas été trop, on n'aime pas trop voir ce procès (mêlé d'expertises médicales) venir à travers les exquises et délicates allusions de La Bruyère. On peut supposer qu'il croyait à la

pureté de son héroïne et qu'il cherchait peut-être à la consoler et à la venger de persécutions cruelles et indignes. Cependant quelques mots de ce portrait même ne semblent-ils pas indiquer qu'il ne la trouvait pas tout à fait sans reproches? Autrement, pourquoi la louer de « la sagesse qu'elle aura un jour? » pourquoi dire que ses intentions sont meilleures que sa conduite? Ne peut-on pas croire que La Bruyère, en l'appelant « sur un grand théâtre où elle ferait briller toutes ses vertus, » voulait susciter et réveiller en elle un grand mérite qui dormait encore et n'attendait que les « occasions?» Il n'y a donc pas tout à fait contradiction entre le portrait de La Bruyère et l'histoire de la personne au moment où ce portrait a été écrit: une belle et jeune femme passe facilement pour persécutée, si son mari est un sot, ce qui pouvait bien être, et s'il avait des torts envers elle, ce qui est probable. Quelques légèretés pouvaient être pardonnées et n'ôter rien à la perfection du mérite.

Malheureusement si le portrait de La Bruyère pouvait avoir sa vérité en 1694, lors de la publication de la Se édition des Caractères, il paraît que dès la même année, la haute sagesse de la dame commença à se démentir car ce fut cette année même que commença son commerce avec l'abbé de Chaulieu, qui l'a chantée dans ses poésies et qui fut son amant. Ce fut elle qu'il célébra sous le nom d'Iris, et qui lui fut, dit-il, fidèle pendant « quatre ans. » Vers cette époque, elle le quitta pour un autre amant, le marquis de Lassay, dont nous avons les Mémoires, et celui-ci, dit-on, pour M. de Chevilly, qu'elle épousa en secondes noces en 1712, après la mort de son premier mari. On voit qu'Arténice, si du moins c'est bien Catherine Turgot (1), a bien peu donné raison à l'horoscope que La Bruyère avait tiré pour elle.

L'étrange contraste qui existe ici entre l'idéal et la réalité, et la désillusion qui en résulte pour nous, a suggéré à un ingénieux commentateur, M. Edouard Fournier, dans sa Comédie de La Bruyère, une interprétation originale. Suivant lui, le portrait est une sorte d'ironie et de leçon à l'adresse de la jeune femme. La Bruyère l'aurait opposée à elle-même, telle qu'elle était comme jeune fille dans sa pureté et son innocence, à ce qu'elle était sur le point de devenir au moment de la séparation judiciaire. Mais ce portrait ne peut s'appliquer à la jeune fille, Catherine Turgot s'étant mariée à l'âge de treize ans. C'est donc de la jeune femme qu'il s'agit; or elle

(1) C'est ce qui a été contesté par quelques critiques, par exemple, M. Destailleurs, M. Desnoiresterres : ce qui nous paraît cependant confirmer le témoignage de Chaulieu, c'est qu'Arténice ou Arthénice est l'anagramme de Catherine.

n'avait guère alors que trente ans. A quelle époque aurait-elle été la personne idéale qu'elle ne serait plus? Enfin, l'hypothèse est bien cherchée et bien artificielle. L'erreur de M. Fournier est tout entière dans ces prémisses : « Tant d'éclat dans l'éloge, dit-il, me mit en soupçon pour cet éloge même venu d'une telle source. Je me demandai si la malice pouvait ainsi abdiquer tout d'un coup. » Mais une seule réflexion suffit pour expliquer le paradoxe, c'est que La Bruyère, malgré son âge et malgré sa malice, était amoureux, ou du moins sur la pente de le devenir; et il le fait entendre comme nous l'avons vu. Cela suffit pour que cette malice fût émoussée, sa clairvoyance trompée, sa misanthropie domptée. Il y a cependant dans la conjecture de M. Édouard Fournier un élément de vraisemblable: c'est lorsqu'il remarque que ce passage est donné comme un fragment: « Ce n'est qu'un débris d'émail, dit-il, où l'on devra chercher non une physionomie entière, mais un côté de physionomie. » Peut-être, en effet, La Bruyère voulait-il indiquer à la jeune femme que ce « pur hommage » n'était pas toute la vérité, la vérité sans mélange. Comme Alceste, il idéalisait son idole, peut-être sans fermer les yeux sur ses défauts. Comme Alceste aussi, quand il la vit telle qu'elle était, il a dû avoir d'amers regrets et des retours cruels. Pour nous, c'est un regret aussi qu'on ait dépoétisé une si charmante figure; voilà ce qu'on gagne à vouloir savoir le dessous des cartes; et il est bien fâcheux que, pour une fois que La Bruyère a voulu peindre la sagesse et la vertu, il se soit trompé.

Cependant, malgré cette dernière déception, il nous semble que cette étude des clefs de La Bruyère n'est pas tout à fait stérile. Elle nous montre quel fond réel a servi de substance à ces peintures brillantes. Ce n'est pas l'esprit seul qui a tissu ce livre : ce ne sont point des élucubrations créées artificiellement dans le cabinet; des êtres vivans et réels ont été vus, observés, pris sur le vif par le rival de Molière. Les peintres font souvent des études et des esquisses sur nature, qu'ils transportent ensuite en les combinant et en les transformant dans des œuvres d'un caractère plus général. Ainsi en est-il des grands observateurs de la vie humaine. Le particulier est pour eux le type du général : dans un homme ils voient les hommes. Les clefs de La Bruyère nous permettent avec un suffisant degré de vraisemblance de saisir ce procédé à sa source. Nous prenons l'observateur sur le fait. Ce n'est pas là seulement une curiosité frivole et une malignité inconsciente: c'est le besoin de comprendre qui nous guide et qui est par là satisfait.

PAUL JANET.

ZOITSA

Dans le courant du mois de mai 1881, je me retrouvais à Athènes pour la seconde fois. Le temps de retenir une chambre à l'hôtel de la Grande-Bretagne, et déjà, entraîné par la nostalgie des souvenirs, je m'orientais sur le Parthénon, obéissant à une attraction tyrannique comme celle du pôle sur la boussole.

Il faisait un temps où, suivant l'adage des pays chauds, on ne rencontre par les rues que des chiens et des Français. L'ardeur du soleil était si dévorante que les couronnes de roses dont les palikares ont coutume d'orner le balcon de leurs fiancées le premier jour de mai se tordaient sur le marbre blanc des façades avec le crépitement de la paille jetée dans un brasier.

Malgré le supplice éloquent de ces pauvres fleurs qui m'avertissaient de redouter une insolation, je m'entêtai à suivre la longue rue d'Éole, en rasant au plus près le bord des maisons, du côté où le soleil laissait courir un étroit ruban d'ombre, comme un refuge pour les déshérités obligés de sortir de chez eux en une pareille journée.

Une fois engagé, un mauvais sentiment d'amour-propre m'empêcha de revenir sur mes pas, car j'avais, tout en marchant, entrevu dans la pénombre des nombreux khani (1) que je rencontrais, les yeux moqueurs de gens, couchés sur des divans, qui fumaient du tabac blond et odoriférant dans leurs narghileh, approchaient tour à

(1) Taverne populaire.

tour de leurs lèvres une coupe minuscule remplie de café bouillant, ou bien un verre d'eau glacée avec de la neige des montagnes, et prenaient sincèrement en pitié la folie de cet homme d'Occident ignorant à son âge que les heures de l'après-midi sont faites pour la sieste.

C'étaient des sages. Je dus m'avouer bientôt que la philosophie contemplative de ces buveurs d'eau était la bonne, et, résolu en moimême de surseoir à mon expédition, je ne demandai plus qu'un prétexte, dernière concession faite au respect humain.

Je parlementais avec ma conscience, les yeux fixés sur les travaux d'une nouvelle église, lorsque le ciel m'envoya inopinément du secours sous la forme d'un palikare étincelant de broderies, bardé de poignards et de pistolets :

- Kal'iméra, kyrie (bon jour, monsieur).

[blocks in formation]

Et je tendis la main à cet homme effrayant. Je venais de reconnaître le bon Alexandros Anemoyanis, un vieux guide qui m'avait piloté autrefois à travers le Péloponèse.

Kai thora pou pas? (Et où allez-vous donc comme cela?)

Où je vais? Mais, j'avais l'intention de monter à l'Acropole, j'y renonce, puisque je vous rencontre, et si vous voulez accepter un verre de raki (1)...

Nous entrâmes dans un khani où je laissai mon guide me persuader sans peine qu'il fallait voir le Parthénon au clair de lune, par ces nuits incomparables du ciel de l'Attique qui font étinceler la mer comme un miroir d'argent sous le scintillement des étoiles, et non par la splendeur éblouissante d'un soleil de mai.

Entre autres choses, Alexandre me demanda mon avis sur l'église en construction devant laquelle nous nous étions rencontrés. La question m'était adressée dans une intention si évidente de recevoir des éloges que je n'en fus pas avare. Le meilleur moyen de rendre heureux un Hellène est de s'extasier d'abord sur les moindres choses de son pays. Ma complaisance fut récompensée sur-lechamp; Anemoyanis me raconta l'histoire de cette église. Elle m'émut beaucoup. La voici :

A la place occupée par la construction moderne, s'élevait il y a quelques années une maisonnette au toit plat servant de terrasse. Les murs bâtis avec de la boue et du marbre, fragmens de colonnes, architraves, métopes, statues peut être, étaient soigneusement blanchis à la chaux et peints suivant la coutume de l'Orient. Auprès de la porte, sous une treille, on avait fait un banc d'un sarcophage an

(1) Eau-de-vie à l'anis très en usage sur les bords de la Méditerranée.

« PreviousContinue »