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Elle l'enveloppa d'un regard singulier et répondit après un si

lence :

- Vous me trouvez bonne, n'est-ce pas ?.. Je le suis en effet... très bonne...

Elle lui tendit la main, qu'il baisa avidement, depuis le bout interne des doigts, où la chair forme une pulpe molle qui semble aux lèvres d'un amant savoureuse et fondante comme un fruit mûr, jusqu'au poignet, où le réseau bleuâtre des veines s'entrelace sous le satin transparent de la peau.

-Avez-vous bientôt fini? demanda-t-elle nonchalamment et sans colère. Voilà déjà que vous oubliez nos conventions d'hier... Vous m'avez promis d'être sage,.. grand fou!..

Et du bout de ses doigts longs, parfumés, elle lui donna sur la bouche une petite tape, douce comme une caresse, qui acheva de le griser. Il était debout devant elle et la couvait d'un de ces regards qui en disent plus long aux femmes qu'une déclaration passionnée. Clorinde le regardait aussi, la tête renversée en arrière sur le dossier de son fauteuil, les paupières mi-closes, un vague sourire aux lèvres.

- Vous n'êtes pas mal du tout, décidément, dit-elle, après un silence... Beaucoup mieux que votre ami Villecresnes...

Il fronça un peu les sourcils.

- Encore!.. répondit-il. Me permettrez-vous de vous demander d'où vient cette insistance que vous mettez à me parler d'un homme que vous ne connaissiez même pas de vue il y a quinze jours?

Avais-je donc déjà prononcé son nom, mon ami?.. Je n'y avais pas même fait attention... Quel intérêt voulez-vous que j'aie à vous parler de ce monsieur? Je vous ai déjà dit que je sais seulement de lui ce que tout le monde sait qu'il est l'ami de Mme de Ternois... comme vous êtes le mien.

Robert fut sur le point de s'écrier: « Ah! mais non, par exemple! » Toutefois il se contint, et c'est avec la gràce souriante de l'homme du monde parfaitement maître de soi qu'il répliqua :

- Vous en voulez donc bien à cette pauvre Henriette, alors? Elle se mit à rire, d'un rire un peu contraint, nerveux et qui sonnait faux.

- Lui en vouloir, moi?.. Quelle idée!.. Lui en vouloir de quoi, d'abord? Mais je l'adore, au contraire, votre petite femme!.. Vous l'embrasserez de ma part...

Je m'en garderais bien : j'aurais peur de la mordre! -Bah!.. Vous me faites plus méchante que je ne suis...

-

Vous êtes un ange, c'est convenu... Aussi je vous aime... Adieu!.. à demain !..

Eh bien! et votre femme?

Ma femme?

Oui,.. si elle apprend que vous continuez à venir chez moi?
Eh bien! eh bien!.. elle l'apprendra, voilà tout.

Et si elle fait des scènes?

Elle en fera... Tant pis!..

Il est certain que c'est un peu humiliant... Voyez mon mari : il me laisse plus de liberté que Mme de Ternois ne vous en accorde. - Soyez tranquille, je saurai faire entendre raison à ma femme... D'ailleurs vous êtes à couvert : elle n'a plus ce billet... Et puis, pour le mal que je fais ici, franchement... Si encore !..

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Rentrez bien vite chez vous: on va vous gronder pour être resté trop longtemps dehors, et vous serez mis au pain sec.

-Alors donnez-moi un peu de dessert avant que je parte. Elle le regarda fixement, parut hésiter une seconde, puis tout à coup:

Gourmand! dit-elle en lui tendant ses lèvres.

Et tandis que Robert murmurait à son oreille des protestations d'amour, ponctuées de baisers, Clorinde pensait : « Maintenant, madame de Ternois, nous sommes quittes! >>

XIX.

M. de Ternois rentra chez lui gai comme un pinson, l'esprit et la chair en joie, ainsi qu'il arrive lorsqu'une jolie femme vous a donné un de ces gages qui sont la bague de fiançailles des mariages de la main gauche. Toutefois, telle est la complexité de nos sentimens, que l'espoir de passer bientôt maître et seigneur d'une des beautés les plus renommées de Paris n'était pas l'unique cause de la satisfaction dont rayonnait le visage de Robert: Robert était fier de sa femme!

Son premier mouvement avait été, comme on l'a vu, de la donner au diable. Tout s'étant passé, chez Mme Macpherson, beaucoup mieux qu'il n'eût osé l'espérer après une pareille aventure, ses actions ayant même éprouvé, au lieu de la baisse qu'il redoutait, une hausse inattendue, M. de Ternois s'avisa tout à coup qu'Henriette n'avait pas déjà si sottement agi, et que cette équipée était de celles dont on n'a l'idée qu'à la condition d'être une petite

femme de tête et d'esprit. Il était trop fin pour n'avoir pas remarqué que le ton de Clorinde, son affectation de bonne humeur, ses insinuations contre Villecresnes, trahissaient un profond dépit. On a beau professer sur la fidélité conjugale une théorie singulièrement large et accommodante, le plus mauvais des maris, à moins d'être un sot, est chatouillé agréablement dans sa vanité par les petits succès que remporte sa femme. Or, Robert n'en pouvait plus douter maintenant Henriette avait pleinement réussi dans l'audacieuse entreprise de tenir tête à Mme Macpherson. A table, ce soir-là, il fut charmant, trouva le dîner bon, se mit en frais de galanterie, fit la cour à sa femme, et déclara qu'Henriette avait une façon de manger les huîtres qui la rendait adorable. Il daigna adresser quelques questions à George sur ses devoirs, ses camarades, et lui promit un poney pour ses douze ans. Puis, quand les enfans eurent quitté la table, il renvoya le valet de chambre, et se mit à parler gaiment de l'incident du matin. Il vantait bruyamment le sangfroid et l'esprit d'Henriette, affirmait qu'il aurait donné cinquante louis pour assister à l'entrevue des deux femmes, se moquait de lui-même, qui n'avait rien su deviner, plaignait ironiquement cette pauvre Mm Macpherson de s'être fait « blackbouler comme une

mazette. »>

- Hein! mon vieux Jean, avoue que je suis un heureux coquin d'avoir une petite femme comme elle !

Il se leva pour aller embrasser Henriette, et le vieux Jean ne répondit pas.

Le ménage de Ternois reprit le train ordinaire de sa vie, et rien ne fut changé, en apparence, aux rapports d'Henriette et de son mari. Elle évitait de faire la moindre allusion à Me Macpherson et semblait rassurée par les explications que Robert lui avait prodiguées sur l'origine et la nature de son intimité avec la belle Clorinde. Il put donc continuer à la voir presque chaque jour, tantôt chez elle, tantôt chez une vieille dame veuve, amie de Me MartinDesnouettes, qui avait fait beaucoup parler d'elle autrefois, et s'intéressait obstinément aux choses de l'amour, comme ces joueurs décavés que poursuit le regret de ne plus pouvoir mettre au jeu et qui trouvent un plaisir mélancolique à suivre la partie d'autrui. Mme Giraudel reçoit beaucoup; son salon passe pour hospitalier aux beaux messieurs et aux belles dames qui ont de petites choses à se dire dans les coins : la caractéristique de la maison est qu'on y voit beaucoup d'hommes entre deux âges et de femmes entre deux liaisons, sans qu'aucun de ces hommes soit jamais avec sa femme, qi aucune de ces femmes avec son mari. Il y vient des couples, mais de ménages, point. On se rencontre là, par hasard, l'air surpris de se trouver ensemble: « Tiens, vous voilà, cher monsieur!..

Quelle heureuse inspiration j'ai eue de venir aujourd'hui présenter mes hommages à Mme Giraudel, chère madame! » Tandis que les visages ébauchent le sourire banal des gens du monde qui se saluent, les mains échangent l'invisible caresse d'une courte et ardente pression. Et l'on va s'asseoir chacun à un bout du cercle qui entoure cette bonne Me Giraudel, on lui fait la cour, on ne s'occupe plus l'un de l'autre jusqu'au moment où, par une tactique savante, monsieur, de chaise en chaise, se rapproche doucement de madame et finit par prendre place à côté d'elle. La bonne Mme Giraudel s'épanouit à suivre du coin de l'œil ces jolis manèges d'amoureux et se garde bien de les troubler: à les contempler qui chuchotent dans les angles obscurs de la pièce, elle se sent rajeunie de vingt ans et soupire en songeant au passé. Elle fait des adultères, comme d'autres des mariages, avec passion et sans songer mal, s'intéresse aux liaisons qu'elle a vues commencer dans son salon, s'entremet pour prévenir des ruptures et préparer des réconciliations, reçoit des confidences scabreuses, donne des conseils délicats. Robert et Mme Macpherson prirent l'habitude de se rencontrer souvent chez cette digne femme. Clorinde lui envoyait des billets de concert, des loges, des places pour les réceptions académiques; Ternois, des fleurs, du gibier: tel est l'usage de la maison.

Un mois se passa. Villecresnes n'était plus tout à fait aussi assidu qu'autrefois chez ses amis. Il lui arrivait de passer deux ou trois jours de suite sans se montrer, et ces journées-là paraissaient à Henriette horriblement longues. Les courses, les emplettes dans les magasins, la promenade avec les enfans, quelques visites faites ou reçues, remplissaient tant bien que mal les après-midi : mais la solitude morne des soirées, après que Robert était parti, Marie rentrée chez son père, George couché, pesait lourdement sur la jeune femme. Ces soirs-là, elle n'avait goût à rien, essayait en vain de lire, demandait inutilement à son ouvrage ou à son piano un secours contre le désœuvrement, et finissait par se jeter, de découragement et d'ennui, sur un fauteuil, où l'activité de son corps et de soa esprit s'engourdissait dans une torpeur de rêverie. Pendant des heures, elle se demandait: Pourquoi ne vient-il plus comme autrefois? Que lui ai-je fait? N'est-ce pas depuis ce voyage de Bretagne qu'il a commencé à nous négliger?.. Et elle se promettait d'interroger Marie, de faire causer miss, sans en avoir l'air, de savoir s'il était, chez lui, triste ou gai, s'il travaillait toujours autant, s'il sortait beaucoup, s'il allait dans le monde, au lieu de passer, comme dans le temps, l'après-dîner avec elle. L'idée lui vint, un soir, que peut-être Jean était amoureux : « Au fait, se dit-elle, il est encore d'âge à se remarier,.. il n'est pas plus vieux que Robert et a l'air plus jeune... Il doit y avoir quelque chose... »

Ce « quelque chosę » lui parut d'abord tout simple; elle souriait même à la pensée de chercher une femme pour Jean, elle s'amusa à passer en revue, à son intention, toutes les jeunes filles de sa connaissance. Aucune ne lui parut assez bien; celle-ci était un peu niaise, celle-là trop coquette, une troisième manquait de naturel, et ainsi de suite. Sa conclusion fut qu'un homme presque parfait, comme l'était Villecresnes, avait bien le droit d'être exigeant. Un instant après, il lui vint à l'esprit toute sorte d'objections contre ce mariage. « C'était bien mal d'avoir oublié déjà cette pauvre Louise; sans être vieux, Jean était déjà un peu mûr pour une jeune fille, et c'était à une toute jeune fille, évidemment, qu'il pensait... Ces marins ont la rage de se marier... Si encore on pouvait supposer que ce fût pour donner une mère à Marie! Mais ne dirait-on pas vraiment qu'il est abandonné, ce pauvre petit chat? C'était bien la peine de s'être mise à aimer cette mignonne-là presque autant que George lui-même, de lui servir de maman, de l'élever depuis un an!.. » Et elle voyait déjà Marie en proie à la haine doucereuse d'une belle-mère, dépouillée au profit d'autres enfans de la fortune et de l'affection de son père, traitée en étrangère dans sa propre maison, triste, malheureuse, victime... Mme de Ternois sentait monter en elle une colère d'indignation. Elle se faisait le serment de veiller sur la petite, de la défendre, de la recueillir au besoin... Sa vive imagination bâtissait tout un roman où la future marâtre jouait un rôle si noir, qu'Henriette s'en autorisait pour la détester d'avance, se persuader qu'une nouvelle Mme de Villecresnes ne pouvait être que cupide, méchante, et, qui plus est, laide comme les sept péchés. Puis, cette grande exaltation tomba, et la pauvre petite femme se sentit tout à coup si triste, que ses paupières se gonflèrent et qu'elle fondit en larmes, sans savoir pourquoi, comme un enfant qui pleure d'être seul.

Si Jean fuyait Mme de Ternois, c'est qu'il avait perdu la superbe tranquillité de conscience qui lui permettait naguère d'affronter sans crainte le rôle difficile d'ami d'une jolie femme. Depuis le jour où il avait dù s'avouer qu'il aimait Henriette, le marin éprouvait quelque chose comme une gêne et une humiliation chaque fois qu'il entrait chez les Ternois. Il s'était juré d'ensevelir cet amour au plus profond de lui-même; mais, avec la gaucherie des gens un peu novices dans les choses du cœur, il ne s'avisait pas que le meilleur moyen de dissimuler ses sentimens nouveaux était précisément de ne rien changer au ton ordinaire de son ancienne intimité avec Henriette. Au lieu de prendre modèle sur Robert, qui ne parlait jamais d'une femme avec plus d'aisance et de naturel que lorsqu'il avait une intrigue avec elle, Villecresnes recourait, pour dépister les soupçons, aux procédés puérils des grands enfans qui

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