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trêve, sans merci, sans scrupules, on poursuit jusqu'au bout, comme l'a dit un poète :

L'impossible union des âmes et des corps (1).

Pendant ces dernières semaines d'automne, Paul Lobligeois n'avait plus d'yeux que pour Marthe; Désirée n'existait plus pour lui. La jeune fille ne s'en apercevait que trop; elle se voyait négligée, rejetée à l'arrière-plan, et, incapable de dissimuler l'irritation où la jetait cet abandon inattendu, elle avait des accès de colère boudeuse ou des fuites farouches pendant lesquelles elle pleurait rageusement à l'écart. Cette première déception la révoltait; elle sanglotait, elle étouffait, elle accusait le ciel, prenait le monde en haine et se sentait devenir mauvaise.

Impétueusement, comme un coup de vent sur un lac profondément encaissé, la discorde était entrée dans la paisible maison de La Lineuse. A chaque instant, l'orage semblait sur le point d'éclater et de mettre aux prises tragiquement les deux sœurs. Tandis que, par les calmes soirées de la fin de septembre, l'odeur des regains planait mollement sur les jardins de la fabrique, de sauvages mouvemens de passion agitaient les cœurs de Marthe, de Désirée et de Paul sans leur laisser un moment de repos.

Un dimanche, le jeune homme avait diné à La Lineuse et on était allé prendre le café sous la vérandah. La soirée était extraordinairement chaude pour la saison; il n'y avait pas un souffle d'air, de gros nuages noirs pendaient lourdement dans le ciel, et, à l'horizon, au-dessus des bois de Rembercourt, parfois un éclair de chaleur blanchissait les cimes ténébreuses des arbres. M. Déglise tirait de lentes bouffées de sa pipe et, se balançant dans son fauteuil, s'abandonnait à un doux nonchaloir. Les deux sœurs et Paul se promenaient lentement autour des parterres où des massifs de clématites exhalaient une pénétrante odeur d'amande. Ils semblaient gênés tous trois et parlaient peu; les deux femmes surtout paraissaient en proie à une excitation nerveuse qui se traduisait par des façons d'être insolites : Zasette était concentrée et taciturne; Marthe, au rebours, comme si l'orage l'eût grisée, avait une vivacité et une loquacité un peu febriles. On eût dit qu'un démon la poussait à braver sa sœur et à se montrer d'autant plus aimable que celle-ci affectait d'être rude et maussade. Elle entraînait le jeune homme par le bras, se penchait pour lui faire remarquer une fleur, puis se relevait en jetant de brefs éclats de rire.

Un léger bourdonnement dans les clématites attira l'attention des

(1) Sully-Prudhomme, les Solitudes.

trois promeneurs. Un gros papillon de nuit au vol rapide et circulaire tournait en battant des ailes autour des fleurettes odorantes. Par momens, on distinguait sa trompe projetée en avant, ses antennes aiguës, son abdomen effilé et pointu :

- Un sphinx!.. un sphinx de vigne! cria Mme Déglise à son mari; le veux-tu?

M. Déglise se trouvait trop bien pour se déranger. Prenez-le, répondit-il; je donnerai une récompense honnête à celui ou à celle qui me le rapportera!..

Marthe se baissait déjà pour saisir l'insecte dans ses deux mains, mais Zasette, prise de je ne sais quelle fantaisie jalouse, se précipita en avant et la poussa de façon à lui faire manquer son coup. Le sphinx décrivit un demi-cercle et alla bourdonner à dix pas plus loin: Donnons-lui la chasse! dit Marthe. Monsieur Lobligeois, attention! Je le traquerai à gauche, tandis que vous le rabattrez à droite...

Mais le sphinx demeurait insaisissable. Il piquait tantôt à droite, tantôt à gauche, leur glissant presque entre les doigts et fuyant plus avant dans le jardin. Ils s'enfonçaient dans l'ombre à sa suite sans s'inquiéter de Désirée, qui restait immobile en arrière. Au bout de vingt pas, Marthe eut un scrupule, et, se retournant :

Eh bien! Zasette, s'écria-t-elle, tu ne viens pas à notre aide? Non, répliqua la jeune fille furieuse de n'être pas appelée par Paul, j'y renonce... D'ailleurs, je vous gênerais!

Ils n'entendirent même pas sa réponse et continuèrent de pourchasser le sphinx dans l'obscurité. Ils le distinguaient à peine et s'élançaient avec plus d'impétuosité, aiguillonnés bien moins par l'attrait de cette chasse enfantine que par un secret désir de rester en tête-à-tête au fond des allées ténébreuses. Ils ne songeaient plus à poursuivre le sphinx devenu invisible; une force mystérieuse les poussait sans relâche au fond des massifs bordés de clématites; ce n'était pas la hâte de la course qui faisait battre leur cœur à coups redoublés, mais une émotion mêlée de peur et de plaisir qui leur oppressait la poitrine et leur serrait la gorge.

Marthe s'arrêta la première dans une sombre allée de charmilles. Elle était haletante et avait peine à rattraper sa respiration. - Sommes-nous enfans? dit-elle, le sphinx est bien loin!.. Rentrons!

Attendez un instant, la course vous a essoufflée.

Oui, je suis comme étourdie, soupira-t-elle en posant une main sur sa poitrine.

Elle n'avait pas achevé de parler qu'il l'avait prise dans ses bras. Appuyez-vous! supplia-t-il... Si vous saviez comme je suis heureux de vous sentir près de moi!.. Comme je vous aime!

Elle lui avait saisi la main et cherchait doucement à se dégager. Taisez-vous! interrompit-elle, je ne veux pas vous entendre... Je ne peux pas !

Il la serrait plus étroitement contre sa poitrine, et ses lèvres effleuraient déjà celles de la jeune femme.

Non, non, pas cela!.. Mon ami, je vous en prie!

Dites-moi seulement que vous m'aimez un peu!

Eh bien! oui, je vous aime... trop, pour mon malheur! Elle se raidit brusquement entre les bras de Paul.

Partons, chuchota-t-elle ; j'entends du bruit.

En effet, à quelque distance, les feuillées frissonnaient comme si elles eussent été frôlées par les plis d'un vêtement. Paul lâcha Mme Marthe, et ils s'arrêtèrent un moment pour écouter. Plus rien. Alors elle s'élança vers les parties plus éclairées du jardin, et il la suivit à regret.

Quand ils furent loin, les branches de la charmille s'écartèrent pour livrer passage à Zasette, échevelée, les narines palpitantes et les yeux étincelans. - Tandis qu'ils fuyaient à la poursuite du sphinx, Désirée s'était d'abord obstinée dans sa bouderie, puis, prise d'un accès de dépit jaloux, elle les avait suivis sournoisement dans une allée parallèle, et, tapie derrière la charmille, n'avait pas perdu un mot de leur rapide duo d'amour.

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Maintenant elle savait tout; sa dernière illusion était envolée. Elle tremblait si fort qu'elle pouvait à peine se tenir sur ses jambes; ses lèvres étaient glacées, ses doigts froids et raides... Et tout le temps elle se répétait lamentablement : « Il l'aime! Est-ce possible?»Elle sentait dans son gosier quelque chose qui se nouait et lui coupait la respiration. Elle avait été si heureuse!.. La veille, elle l'était encore, malgré ses doutes, ses soupçons vagues, ses anxiétés... Et maintenant tout était fini!.. La jalousie et l'envie la rendaient folle. Elle se demandait comment elle aurait la force de les revoir ensemble sans éclater, sans leur jeter leur trahison au visage?.. Car enfin ils lui volaient sa confiance, son amour, ses illusions, tout!.. Elle fit un effort sur elle-même, retraversa le jardin et ne s'arrêtant devant le salon que juste assez de temps pour dire qu'elle avait la migraine; elle monta dans sa chambre et s'y enferma. Alors, la tête enfoncée dans les couvertures de son lit, brisée, meurtrie, misérable, elle exhala en sanglots sa première grande douleur de jeune fille.

XVI.

Paul Lobligeois n'avait pas tardé, de son côté, à prendre congé de son hôte, mais s'il éprouvait une certaine gêne, ce soir-là, à

rester en présence de M. Déglise, il était encore moins disposé à se cloitrer chez lui. Au lieu de rentrer à Fains, il suivit la chaussée du canal et promena sa fièvre au bord de l'eau. Tout en marchant lentement dans l'herbe humide, il tournait ses regards vers le pare et la masse sombre des bâtimens de la fabrique. Un aimant l'attirait de nouveau vers la maison de l'adorable femme qui venait de s'enfuir de ses bras en lui murmurant son premier aveu d'amour... Il se sentait plein d'un profond sentiment de tendresse pour Marthe, pour La Lineuse, pour le monde entier. Il savait gré à la nuit d'être tiède et silencieuse; aux meules des regains d'embaumer l'air; il eût volontiers étreint les arbres dans une effusion de reconnaissance... Machinalement il avait quitté la chaussée, et traversant un bout de prairie, il s'approchait de la lisière du parc. Il songeait que cent mètres à peine le séparaient de la bien-aimée... Il lui eût suffi de se glisser par une ouverture de la haie et de marcher cinq minutes pour pouvoir contempler de loin les fenêtres de Marthe... A cette pensée, son cœur se serrait délicieusement. — Il ne risquait d'être vu de personne; à cette heure, tout dormait à La Lineuse, et sa visite nocturne resterait ignorée. Tout en se disant cela, il avait déjà franchi la haie et cheminait le long des charmilles...

Les arbres s'éclaircissaient peu à peu. Bientôt il se trouva dans le jardin; les parterres seuls le séparaient maintenant de la façade qui regardait le parc. A l'exception d'une des portes-fenêtres du rez-de-chaussée, toutes les croisées étaient closes et sombres. Paul tressaillit. Il venait de reconnaître que cette seule pièce éclairée était précisément la chambre de Me Déglise.

Marthe n'était pas encore couchée; la porte-fenêtre restait large ouverte, sans doute à cause de la lourdeur de la température orageuse. Une lampe au globe dépoli, posée sur un guéridon, emplissait la pièce d'une calme clarté dorée. Une ombre allait et venait au fond de la chambre. Au bout d'un instant, l'ombre disparut pour faire place à une élégante silhouette encadrée dans la baie de la porte. Marthe venait de surgir en pleine lumière, et, debout devant la glace de la cheminée, elle se coiffait pour la nuit. Elle était vêtue d'un ample peignoir blanc aux manches flottantes. Elle détacha son peigne, son épaisse chevelure noire coula sur ses épaules et fit ressortir plus nettement la ligne pure et délicate du profil. D'une main elle rassemblait ses cheveux en une seule torsade, et de l'autre elle les renfermait dans un filet, dont elle resserrait les mailles à l'aide d'un ruban noué au sommet de la tête. Ses beaux bras levés en l'air jaillissaient nus des manches du peignoir et leurs contours ambrés s'arrondissaient au-dessus du front. Paul, enivré par ce spectacle inattendu, sentait un émoi très doux lui serrer la gorge et lui comprimer le cœur. Ses pieds étaient cloués au sol et il lui

semblait qu'une force surhumaine aurait seule pu l'arracher à cette contemplation.

Tout à coup il se rejeta brusquement en arrière et se dissimula dans l'ombre des massifs. Marthe venait de franchir le seuil de la porte-fenêtre; elle descendait les marches qui la séparaient du jardin. Du coin noir où il s'était tapi, Paul la vit tourner lentement autour, des parterres. Sa forme blanche errait au long des plates-bandes. Elle s'arrêta près d'un massif, cueillit une tige de clématite, la respira longuement, et continua de marcher pensivement vers les charmilles du parc. Elle passa à une toise à peine de Paul, qui frissonna au léger bruit de son peignoir sur le sable, puis elle s'enfonça dans l'ombre. De la place où il était, le jeune homme palpitant ouvrait démesurément les yeux pour la suivre dans l'allée ténébreuse. A la fin, il ne distingua plus rien, mais il lui sembla qu'elle s'était dirigée vers la pelouse du rond-point, et il s'avança lui-même dans cette direction. Il ne s'était pas trompé ; dans l'éclaircie produite par l'évasement des charmilles, il reconnut la tache blanche du peignoir. Marthe lui tournait le dos; assise sur l'un des bancs, les mains croisées sur ses genoux, elle paraissait contempler la statue de l'Amour qui se profilait vaguement sur le fond noir des massifs...

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Paul sortit lentement de l'ombre et se dressa tout à coup devant Mme Déglise.

Elle se leva tout effarée, reconnut le jeune homme, et, sans prononcer un mot, comprenant qu'une prompte retraite pouvait seule la sauver, elle s'élança dans la première allée qui s'ouvrait en face d'elle. Il la suivait en murmurant de confuses supplications; elle précipitait sa course, poussant droit en avant, sans rien voir, sans s'apercevoir même que ce chemin l'éloignait de La Lineuse. Elle espérait toujours qu'il se lasserait, qu'il aurait honte de cette méchante action, qu'un sentiment de délicatesse le retiendrait; mais au contraire, il s'acharnait à la poursuivre; cette course à travers la nuit irritait son désir; il oubliait tout égards, convenances, respect; le sang lui bourdonnait aux oreilles, un démon sensuel lui soufflait de nouveau les perverses pensées d'autrefois : - Marthe était à lui, elle l'aimait, elle serait la première à le juger un sot s'il la laissait fuir cette fois sans lui donner tous les baisers qui lui brûlaient les lèvres...

La charmille avait cessé brusquement. Marthe reconnut qu'elle tournait le dos à La Lineuse et que sa course précipitée l'avait conduite vers la portion de prairie enclavée dans le parc. Alors, perdant la tête, elle fit un crochet pour regagner le bois, et, toujours courant, alla se jeter dans une meule de foin où elle trébucha et tomba haletante. Avant qu'elle eût pu se relever, Paul était

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