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- Laissons-nous descendre au fil de l'eau, répondit Clorinde. Il fait si bon!.. Quand nous serons près du barrage, il sera toujours temps de revenir au bord à la godille...

On entendit les accords lointains d'un piano le son s'échappait des fenêtres ouvertes d'une maison de plaisance, sur la rive, et arrivait jusqu'à eux, porté par l'eau.

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Si vous nous chantiez quelque chose? dit Lionel à sa femme. Je ne vous ai pas entendue depuis un soir de cet hiver où votre voix

était superbe!..

Vous le voulez,.. soit!

Et se levant, elle jeta dans la nuit claire et sonore l'admirable romance des Pêcheurs de perles : « Ma bien aimée Est enfermée

Dans un palais d'or et d'azur, » un des morceaux favoris de

Lionel.

Quand elle eut fini:

sir...

--

Quelque chose encore, voulez-vous? dit Robert.
Quoi?

Les stances de Sapho... C'est si beau!..

Sans accompagnement?.. Enfin !.. pour vous faire plai

Et le chant sublime : « O ma lyre immortelle, » monta, s'étendit, glissa sur le fleuve, remplit la campagne silencieuse et recueillie. Robert contemplait sa maîtresse. Comme elle disait les vers : « Adieu, flambeau du monde, Descends au sein des flots; Moi, je descends sous l'onde, Dans l'éternel repos!» Lionel se pencha en dehors du bateau, et l'on entendit un léger clapotement d'eau remuée. Ce bruit se perdit dans les notes graves que donnait au même instant Clorinde :

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« Ouvre-toi, gouffre amer - Je vais dormir pour toujours dans

la mer;

Dans la mer! >>

Elle avait fini et passa la main sur son front tout brûlant encore de la flamme de l'inspiration. Puis, promenant les yeux autour d'elle:

Où sommes-nous ? dit-elle. Tout à elle coup, terrible, cri d'angoisse, de désespoir, de folie : - Le barrage!

poussa un cri

Robert entendit un grondement sourd et formidable; il vit le bateau filer avec rapidité le long d'une jetée de pierre; se penchant sous la voile qui flottait le long du mât et l'empêchait de voir, il regarda la chute était à moins de cent mètres.

-La godille! cria-t-il.

Debout à l'arrière du bateau, la figure pâle, spectrale, les yeux brillans, tête nue, ses longs cheveux en désordre formant une sorte

de nimbe autour de son grand front d'illuminé, Lionel la lui montra qui flottait à quelques mètres du canot. Et devant la solennité tragique de ce geste, Ternois comprit tout et recula épouvanté.

- Au secours! criait Clorinde affolée. — Elle voulut prendre le bras de son mari, mais il la repoussa en disant :

Allez demandez secours à votre amant!

Éperdue, elle se jeta sur Robert, l'enlaça de ses bras:
-Sauve-moi ! J'ai peur, j'ai peur!

Il faisait des efforts pour se dégager d'elle, tout en mesurant de l'œil les gros bouillons de la rivière, qui passaient en tournoyant autour de la barque. Le grondement de la chute devenait plus effrayant, un brouillard glacé les enveloppait; des remous profonds commençaient à saisir la quille du bateau, l'ébranlaient, secouaient le mât comme la hampe d'un drapeau et faisaient courir des ondulations dans la voile. Les bras croisés, les yeux tournés vers le ciel, Lionel chantait à voix basse, comme perdu dans un rêve : « Ma bien-aimée Est enfermée - Dans un palais d'or et d'azur, Je l'entends rire - Et je vois luire, -Au fond du gouffre obscur, Son regard pur! »>

Un craquement, deux cris terribles... et ce fut tout!

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Le surlendemain, on lisait dans le Figaro : « Un épouvantable malheur vient de frapper deux familles appartenant au high-life parisien. Mme Macpherson,-celle que l'on appelait la belle Me Macpherson, - son mari, et un de leurs amis, M. Robert de Ternois, le sportsman bien connu, se sont noyés en faisant le soir une promenade en canot sur la Seine, du côté d'Ablon. Soit fausse manœuvre, soit violence du courant, le bateau à voile où ils étaient montés s'est trouvé entraîné dans la chute d'un barrage et a chaviré. Les éclusiers accourus pour leur porter secours ont pu seulement assister à la catastrophe. D'après leur témoignage, l'un des deux hommes, M. de Ternois, sans doute, dont les amis connaissent la force athlétique, aurait été aperçu un instant, à la faveur du clair de lune, au milieu de l'écume des remous, soutenant d'un bras la jeune femme et nageant vigoureusement de l'autre. Mais alors l'autre homme, M. Macpherson, se serait cramponné à lui. Quoi qu'il en soit, les trois corps, qu'on a retrouvés après plusieurs heures de recherches, formaient un groupe horrible à voir: M. Macpherson tenait encore étroitement enlacés sa femme et son ami. Le visage de la malheureuse jeune femme exprimait une terreur indicible... »

Au cercle, le soir, Pomerol dit en abordant Taillandier:

-Eh bien! en voilà une histoire!.. Cette pauvre Mme Macpherson!..

Que voulez-vous, mon ami?.. Les jolies femmes doivent se défier des chutes... quand elles en ont fait une... et quand c'est un mari jaloux qui tient la barre!..

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Alors vous croyez que Macpherson?..

Les a noyés? parbleu!.. Il y avait un vieux fonds de spleen et de folie chez ce sauvage-là: Rappelez-vous ses yeux... Ayant eu l'idée de boire un coup dans la Seine, il n'aura pas résisté à la tentation d'offrir à l'amant de sa femme et à sa femme l'hospitalité du fond de la rivière : habitude écossaise, mon cher !

Dites donc, baron, on dit que Mme Martin-Desnouettes hérite... -Hérite de qui?

De sa fille, parbleu! à qui Macpherson avait assuré par contrat un apport de deux millions...

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- Mon bon, si j'avais dix ans de moins, je ne dis pas... Mais à l'âge que j'ai, voyez-vous, elle est un peu mûre pour moi... Poires blettes à vingt ans, Pomerol, pommes vertes à soixante.

Ils se mirent à rire.

-Et ce pauvre Robert, à propos, quand l'enterre-t-on ? reprit Pomerol.

Demain matin... J'irai au cimetière.

C'est bien loin...

Écoutez donc, je lui dois bien ça pour les mille louis que je lui ai gagnés cet hiver... C'était un brave garçon tout de même... ll avait une bien jolie jument...

Ça, c'est vrai... Pauvre Robert!

- Pauvre Robert!.. Si nous faisions un petit rubicon?

- Volontiers.

Ils s'assirent à une table de jeu. Tout en donnant les cartes, Taillandier dit tout à coup :

— Devinez à quoi je pense, Pomerol? A cette conversation que nous avons eue l'an dernier, ici même...

Parfaitement... Et où je vous ai expliqué le système de ce pauvre Ternois...

Oui. Eh bien! savez-vous quelle est la philosophie de cette histoire de Robert et de Mme Macpherson, du Garde du corps et de Mme de Ternois?

Non...

C'est que le système de Robert était mauvais, décidément, et que, parmi les choses qu'un mari doit faire lui-même,.. la seconde est de garder sa femme... Cinq cartes qui sont bonnes, quinte majeure et quatorze de valets: quatre-vingt-quatorze!

Quelques mois après ces événemens, vers la fin de décembre 1884, Mme de Ternois achevait de s'installer dans l'appartement qu'elle avait loué après la mort de son mari. Un petit appartement bien modeste, au quatrième, et qui ne rappelait que de loin la luxueuse installation d'autrefois, dans le bel hôtel du boulevard Haussmann. Robert n'avait laissé que des dettes mais Henriette n'avait pas voulu jouir du bénéfice de la séparation de biens. Tout,

:

plus de

cent mille francs, avait été payé par elle : ce qu'elle ne savait pas et ne sut jamais, c'est que Villecresnes en avait, de son côté, payé à peu près autant. Parmi les notes de fournisseurs qui lui furent présentées alors, se trouvait celle du tapissier qui avait meublé le rez-de-chaussée de la rue de Constantinople, où Robert et Clorinde avaient leurs rendez-vous. Elle voulut visiter cet appartement, et, furetant dans tous les coins. avec une curiosité triste, qu'elle s'étonnait de sentir exempte de jalousie rétrospective, elle trouva dans le cabinet de toilette de longs cheveux blonds engagés entre les dents d'un peigne, une paire de gants de femme, encore imprégnés de cette même odeur qu'elle avait un jour respirée sur les moustaches de son mari, des lettres enfin, qu'elle voulut lire et dont la lecture la fit rougir. Elle les jeta dans la cheminée, les brûla; puis elle se rendit au cimetière, pria sur la tombe de l'homme qui l'avait si indignement trahie, et pardonna.

Un soir, elle était au salon et tricotait comme d'habitude une petite brassière de pauvre en laine brune. Assis l'un près de l'autre, les enfans travaillaient sur la table, à la clarté de la grande lampe à abat-jour rose. George, élève de sixième maintenant, avait fini une rédaction d'histoire en retard sur « les Lois de Manou,» si sagement inscrites, alors, au programme de sa classe. L'enfant demandait à « l'Ami, » qui continuait à lui servir de répétiteur, des renseignemens sur certaine princesse de Babylone. Et Villecresnes lui expliquait, avec le livre, que cette princesse, après la mort de son premier mari, avait épousé le roi Nabou-Natsir, que l'on a si légèrement appelé Nabonassar, sur la foi d'un livre sans critique, la Bible. - Le petit garçon parut méditer profondé

ment.

Maman, dit-il tout à coup, puisque papa est mort, pourquoi est-ce que tu ne te maries pas avec « l'Ami? »

Par-dessus la tête des enfans, Henriette rougissante et Jean très pâle se regardèrent.

Et ce regard, - leur premier regard d'amour, les fiança.

GEORGE DURUY.

LE

COMBAT CONTRE LA MISÈRE

II1.

LA PRÉVOYANCE ET LA MUTUALITÉ.

Il y a quelques années, un concours solennel fut ouvert par un financier célèbre auquel les préoccupations de sa brillante carrière n'avaient pas fait oublier son origine saint-simonienne; et le but de ce concours était expliqué par lui en ces termes : « Justement ému des souffrances sans cesse plus vives des populations laborieuses et indigentes; convaincu que la misère des masses est la cause directe et permanente de toutes nos révolutions, parce qu'elle résulte d'une mauvaise organisation et d'une application défectueuse des forces sociales; persuadé que la civilisation moderne, transformée par la science, éclairée par la raison, enrichie par le crédit, vivifiée par la liberté, moralisée par l'égalité, sanctifiée par la fraternité, peut remédier à ce mal organique par de simples réformes pratiques et rationnelles, M. Isaac Pereire fait appel à tous les esprits sérieux et impartiaux et affecte à cette œuvre de hautes études sociales une somme de 100,000 francs qui sera divisée en quatre séries de prix correspondant aux quatre sujets mis au concours. »>

L'un de ces quatre sujets était relatif à l'extinction du paupérisme (2). Le jury institué par M. Pereire, qui comptait dans son sein des académiciens, des sénateurs, des députés, des journalistes, ne fut pas saisi sur ce sujet de moins de quatre cent quarante-trois mémoires, dont six lui parurent mériter un prix ou une mention (1) Voyez la Revue du 15 mars.

(2) Les trois autres étaient relatifs à l'instruction publique, au crédit et aux impôts.

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