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trai l'affaire entre les mains d'un avoué, j'irai devant les tribunaux, je plaiderai, je demanderai le divorce s'il le faut absolument... J'aurais le droit de sacrifier mes intérêts, si je n'avais pas d'enfant je n'ai pas le droit de laisser dépouiller mon fils. Il n'est que temps de sauver ce que les filles, les chevaux et les cartes n'ont pas encore englouti... Prévenez votre ami, et tâchez d'arranger tout pour le mieux..... J'espère que, si M. de Ternois veut bien y mettre un peu de bonne volonté, la chose pourra se faire sans bruit, à l'amiable... Voyez, cherchez et tâchez de trouver.

Au premier mot de Villecresnes à ce sujet :

- Ah çà, te voilà devenu l'homme d'affaires de ma femme? s'écria Robert. Allons, maître Villecresnes, instrumentons!.. - Aimerais-tu mieux recevoir la visite d'un avoué que la mienne?

Non, certes!.. As-tu du papier timbré? Je signe tout ce qu'on voudra...

Quelque temps après, la demande en séparation de biens, faite par consentement mutuel, ce qui offrait l'avantage de supprimer tout débat contradictoire, était accordée sans difficulté à M. et à Mme de Ternois. Il restait encore un peu plus d'un million, qu'ils partagèrent par moitié. C'était peu, si l'on songe qu'Henriette, en se mariant, avait apporté deux cent mille livres de rentes; c'était beaucoup, si l'on considère qu'elle avait pu craindre, à un moment, d'être presque complètement ruinée. Le présent pour elle-même, l'avenir pour son fils, se trouvaient ainsi assurés; une grande fortune leur échappait, mais ils échappaient eux-mêmes à la misère, qu'ils n'eussent pas, sans doute, évitée un an plus tard. La vérité, d'ailleurs, ne fut connue ou soupçonnée que par quelques rares intimes, et ce ménage, si profondément troublée qu'en fût l'union, ne laissa pas de donner, comme beaucoup d'autres ménages dans le même cas, l'illusion d'une harmonie suffisante. Robert vivait depuis si longtemps comme un mari séparé, ou peu s'en faut, de sa femme, que la rupture définitive exigée par Henriette ne modifia pas sensiblement les rapports des deux époux et put aisément demeurer secrète. Ils déjeunaient et dînaient ensemble comme auparavant : seulement on aurait pu surprendre quelque chose d'un peu outré dans le respect que Robert témoignait, plus que jamais, à Henriette, et comme l'expression, à peine indiquée, d'un ressentiment qui ne désarmait point, dans le vous que Mme de Ternois employait toujours, maintenant, lorsqu'elle s'adressait à son mari.

Alors commença pour eux cette existence étrange, où deux êtres qui se sont aimés, qui portent le même nom, qui se voient revivre dans leur enfant, qui dorment sous le même toit et s'assoient à la

même table, deviennent insensiblement aussi étrangers l'un à l'autre que s'ils ne s'étaient jamais connus. Le premier mouvement de Mine de Ternois avait été, comme on l'a vu, d'indignation et de douleur. Après quelques jours, les affaires d'intérêt étant réglées, Henriette éprouva cette satisfaction intime qu'on trouve dans la quiétude reconquise, cette détente bienfaisante qui suit les grandes crises d'âme. Elle se sentit moins malheureuse qu'elle ne craignait de l'être, résignée à demi, sinon consolée; presque satisfaite, enfin, d'en avoir fini avec ces inquiétudes vagues, ces doutes, ces soupçons dont elle était harcelée dans les derniers temps, et dont les mille piqûres lui paraissaient, maintenant qu'elle y songeait, plus douloureuses que le coup brutal, mais non redoublé, de la certitude acquise. Droite et vaillante, elle aimait les solutions promptes, définitives, haïssait au contraire les compromis, les ajournemens, et pensait qu'en matière de sentiment, il faut avoir au besoin le courage de pratiquer sur soi-même une amputation jugée nécessaire et la fierté de ne pas se lamenter après. Quand le souvenir lui vint des bonnes années d'autrefois, du temps où Robert semblait l'aimer, elle crut deviner dans l'émotion dont elle se sentit prise alors un piège de sa sensiblerie de femme, se raidit contre l'attendrissement et ne voulut plus voir que la honte de faiblir, au lieu de la douceur, qui la tenta, de pardonner.

La vérité, qu'elle ne soupçonnait pas, car son observation distraite, peu pénétrante, s'arrêtait à la superficie de tout, — la vérité, c'est qu'il s'était fait depuis un an, à son insu, entre elle et son mari, un secret divorce d'âmes, un lent et invisible travail de disjonction morale qui lui rendait plus faciles et la résignation et la sévérité. Dans un cas comme celui de Me de Ternois, une femme qui aime vraiment pleure, crie, tempête, menace, récrimine... et pardonne la contradiction, l'association illogique des sentimens étant dans le génie de la femme, surtout amoureuse. Or, il y avait longtemps qu'à l'amour ancien d'Henriette pour son mari s'était tout doucement substituée une habitude de croire qu'elle l'aimait toujours autant qu'autrefois : duperie bienfaisante qui est le fonds sur lequel vit plus d'un ménage. Cette tendresse de routine a du bon: si elle ne donne pas tout à fait l'illusion de l'autre, la vraie, celle qui sitôt passe fleur, hélas! elle assure à l'amour mort de décentes funérailles, édifie la galerie, fournit des argumens contre le célibat, opère enfin ce miracle qu'à force de s'embrasser aux mêmes heures sans trop savoir pourquoi et lorsqu'on a plutôt envie de se bâiller au nez l'un de l'autre, on finit par croire tout de bon que l'on s'adore, comme on croit qu'on s'amuse en jouant régulièrement tous les soirs sa partie de dominos. Mme de Ternois en était arrivée là par transitions lentes:

l'amour, qui brûle les pavés quand il arrive, marche à très petites étapes quand il s'en va comme s'il avait regret de partir et voulait nous donner le temps de le rappeler! Sans nulle hypocrisie, elle était restée pour Robert, jusque dans les derniers temps, à peu près ce qu'elle avait été pour lui depuis les premiers jours de leur union: seulement elle récitait au lieu d'improviser. Tous les hommes savent que la nuance est forte il est étrange que, la remarquant aussi bien qu'ils font dans le ménage du voisin, ils ne la voient jamais dans le leur. Pas plus qu'Henriette M. de Ternois ne s'était aperçu de rien les maris ont des grâces d'état qui sont les petits profits du métier, celle entre autres, de garder longtemps et quelquefois même toujours, l'heureuse, la salutaire ignorance de ce qui se passe entre les deux yeux de leur femme.

A vivre depuis plus d'un an dans l'intimité de Villecresnes, Me de Ternois avait conçu pour lui une de ces affections qui ne vont pas jusqu'à l'amour et dépassent pourtant les bornes de la simple amitié sentiment complexe et innommable à cause de sa complexité même, sentiment très féminin puisqu'il se compose d'élémens contraires, égoïste et désintéressé, paisible à l'ordinaire et soudain inquiet, exigeant, passionné; tendresse qui se croit pure comme celle d'une sœur et qui n'en est pas moins jalouse, d'une jalousie sans désirs, toute négative, qui ne réclame rien pour soimême, mais qui refuse tout aux autres. Quoi que l'on doive penser de ce sentiment qui n'a obtenu ni de la psychologie l'honneur d'une classification, ni du dictionnaire celui d'un baptême, tant il est malaisé de noter les demi-tons de l'âme; qu'on le rattache à l'amitié, encore qu'il soit un peu plus tendre qu'elle, ou à l'amour, bien qu'il se montre un peu moins impérieux que lui, ou mieux, qu'on y voie quelque chose d'intermédiaire entre les deux, de composite, procédant à la fois de l'une et de l'autre, gardant de sa double origine je ne sais quoi d'indécis et de fallacieux qui prête aux méprises, un hybride du cœur enfin, il n'en est pas moins vrai que ce sentiment équivoque et rare est de sa nature passablement envahissant, qu'il a vite fait de s'étendre, de se fortifier, et, si l'on n'y met ordre, de prendre bientôt plus de place qu'on ne voulait lui en donner d'abord.

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Mme de Ternois en fit l'expérience sa sympathie pour Jean avait grandi d'une croissance si égale, si régulière, qu'elle n'en vit le progrès non plus qu'on ne surprend le moment précis où le brin d'herbe devient épi. Et, de fait, elle ne l'aimait pas : car, qu'est-ce qu'un amour qui n'a pas conscience de soi-même; qui ne se trouble ni ne s'émeut; qui se tient satisfait d'une poignée de main, d'un regard et de quelques paroles insignifiantes qu'on échange; qui n'a besoin ni de mystère ni de solitude?

Oui, mais cette poignée de main, ce regard, ces paroles, faisaient maintenant partie de la vie d'Henriette, à ce point qu'elle ne pouvait plus s'en passer; cette paisible amitié s'alarmait d'un retard d'une heure, souffrait d'une absence d'un jour; chacune des choses indifférentes qu'ils faisaient ensemble, comme de lire un roman, d'aller se promener avec les enfans, de passer tranquillement la soirée à côté l'un de l'autre, elle avec son ouvrage, lui avec un livre, toutes ces choses avaient pris à ses yeux une importance telle, lui étaient devenues si chères, que la suppression du moindre article de cet innocent programme, qui devait durer toujours, charmant dans sa douce monotonie, entraînait pour elle une soufrance. Point coquette, d'ailleurs, avec son ami, pleine de naturel dans leurs longs tête-à-tête, comme si quelque instinct l'eût avertie que le plus sûr moyen de plaire à ce cœur simple était de se montrer à lui sans rien d'apprêté ni de factice, sans autre attrait que l'originale et piquante simplicité de sa nature. Amoureuse, elle? Quelle idée!.. D'abord, elle ne pensait à Jean que lorsqu'il était absent; si parfois elle éprouvait une sorte d'envie impatiente de le voir, cette envie se passait dès qu'il était entré; quand elle le sentait là, près de son fauteuil, qu'elle entendait sa voix, le bruit de son pas, assourdi par le tapis du salon, le froissement sec de son journal, il semblait à Mme de Ternois qu'elle n'avait plus rien au monde à désirer, qu'une douceur d'apaisement, une accalmie délicieuse se faisait en elle; et la jeune femme se recueillait, fermait quelquefois les yeux pour ne plus penser à rien, pour que rien ne troublât, tandis qu'elle la savourait à l'insu de tous, cette plénitude de bonheur sans cause. Quoi! le maître impérieux et jaloux, le despote dont lui avaient parlé poètes ou romanciers, se serait travesti en cette tendresse sans troubles, sans fièvre et sans rêve, qui n'avait jamais souhaité de félicité plus haute que de voir chaque jour ramener les paisibles petites joies de la veille? Est-ce donc ainsi que l'amour se manifeste? Si quelqu'un avait dit qu'elle était éprise de Villecresnes, Henriette eût, de très bonne foi, haussé les épaules à l'extravagance de cette affirmation: seulement, si on lui eût annoncé qu'il partait pour six mois, elle se fût mise à pleurer. Plus d'un pensera que cela suffit à prouver qu'elle l'aimait. Qui sait? Peut-être vaut-il mieux croire simplement qu'il y a dans l'amitié d'un sexe pour l'autre quelque chose de plus que dans l'amitié ordinaire; des caresses suggérées par l'instinct, contenues, interceptées par la volonté; des élans vers une harmonie plus complète de deux âmes, que la raison arrête, qui retombent et forment, ainsi que des jets d'eau en se brisant une vapeur légère, un brouillard impalpable d'amour au milieu duquel vivent et respirent ces deux êtres qui

refusent de s'aimer. « Même quand l'oiseau marche on sent qu'il a des ailes. » Un homme et une femme même en s'aimant d'amitié laissent voir qu'ils auraient pu s'aimer d'amour.

XXII.

c'était au commencement de juin,

Un jour, Henriette dit à Jean qu'elle avait envie d'aller passer une journée à la campagne. On irait n'importe où, on chercherait sur les bords de la Seine quelque endroit tranquille, en remontant du côté de Corbeil, loin du flot des Parisiens, qui se porte plutôt, les jours de fête, vers Argenteuil ou Saint-Cloud; George et Marie feraient provision de santé à respirer le bon air en jouant au bord de l'eau; on mangerait une friture de goujons, on boirait du lait à goûter, on cueillerait des fleurs: ce serait charmant... D'ailleurs il fallait bien donner la récompense promise à George, qui venait d'être premier à Condorcet, où il suivait depuis quelques mois les cours de septième comme externe, premier « en géologie, » ce dont sa mère n'avait pas été médiocrement flattée, encore qu'elle s'étonnât un coup que les onze ans de George et la géologie pussent faire si bon ménage ensemble.

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C'est étonnant, avait-elle dit un jour à une de ses amies qui, comme elle, venait chaque soir chercher son fils au lycée, c'est étonnant tout ce qu'on leur apprend, à ces enfans, maintenant !.. C'est un peu humiliant tout de même, pour nous autres, les mamans.. Nous ne sommes plus de force!.. Ils nous dédaignent...

L

Ne m'en parlez pas, ma chère! Je ne comprends plus un mot à ce que dit le mien quand il me parle de ses classes... Je suis obligée de chercher, après, dans le dictionnaire... Il me rend folle... Et puis vous ne savez pas une idée de mon gamin. Est-ce qu'il n'a pas dit l'autre jour qu'il voulait être instituteur, plus tard, sous prétexte que tous ses livres lui répètent que ce sont les instituteurs allemands qui ont, comme il dit, « gagné les Français ? » Le colonel était d'une colère !.. Il s'est mis à jurer comme une patrouille et il criait au petit, terrifié, en lui montrant sa grande cicatrice au front: « Va-t'en leur demander, clampin, si c'est un instituteur qui m'a flanqué ce coup de sabre-là !.. » J'en ai été malade.

Le dimanche suivant, Villecresnes et sa fille, Mme de Ternois et son fils se rencontrèrent à la gare d'Orléans et prirent un train du matin pour Juvisy. Ils arrivèrent à onze heures et trouvèrent, au bord de l'eau, une manière de restaurant, mâtiné de cabaret, avec

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