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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

30 juin.

Tout se mêle étrangement dans les affaires du monde, les épreuves des peuples et les comédies de la politique, les crises de gouvernement et les crises d'industrie ou de finances, les folies et les puérilités des partis, les deuils et les fêtes. La vie publique est ce drame plein de contrastes dont on ne voit jamais la fin, qui recommence sans cesse et se déroule à travers tout, changeant à chaque instant de face, emportant les choses et les hommes. Une fortune heureuse et malheureuse à la fois a voulu que la France, dans sa vie affairée, apprît presque au même instant qu'elle se retrouvait en paix avec la Chine par un traité définitif signé à Tien-Tsin, et qu'elle venait de perdre un généreux, un glorieux serviteur, qui, par la manière dont il avait porté le pavillon sur les mers lointaines, faisait son orgueil, M. l'amiral Courbet. L'homme est mort de fatigue et de peine dans sa victoire, après avoir assuré, par une laborieuse et héroïque campagne de deux ans, les intérêts de la France, que la paix nouvelle garantira sans doute.

Oui, en effet, il est définitivement signé, ce traité, dont on n'avait jusqu'ici que les préliminaires. M. le ministre des affaires étrangères s'est empressé de le porter aux deux chambres en leur demandant une ratification qui ne peut certainement être refusée. La paix avec le Céleste-Empire est rétablie. La Chine a pris son parti de notre établissement au Tonkin aussi bien que de nos rapports avec les Annamites. Elle renonce implicitement à la vieille suzeraineté qu'elle avait toujours revendiquée et qui pouvait être une cause perpétuelle de trouble pour notre protectorat sur l'Annam; elle nous laisse la liberté et le soin de pacifier, d'organiser le Tonkin, qui est désormais une possession française. Elle ouvre aussi, par une libéralité nouvelle, la frontière de terre à notre commerce. Tout cela est signé, accepté et va être ratifié. Il ne reste plus qu'à faire de cette domination française

établie au Tonkin, reconnuc par la Chine elle-même, une réalité bienfaisante et utile. La guerre avec le Céleste-Empire est finie, l'œuvre de la paix et de la civilisation commence. Ce nouveau traité de Tien-Tsin est assurément le bienvenu, surtout s'il est respecté et si l'on sait en tirer parti. Une réflexion bien simple cependant revient toujours obstinément à l'esprit. Les conditions les plus essentielles, consacrées par la convention nouvelle, auraient pu être obtenues depuis plusieurs années déjà, si l'on avait montré plus d'esprit de suite, plus de sûreté dans les desseins, plus de décision, si l'on avait su ce que l'on voulait, et pour en revenir au point où l'on se retrouve à peu près aujourd'hui, quelles aventures n'a-t-on pas courues! On s'est jeté les yeux fermés dans une campagne lointaine, sans se rendre compte de ce qu'elle coûterait, des moyens d'action qu'il y aurait à déployer, au risque d'envoyer des forces toujours insuffisantes à la poursuite d'un but mal défini et de se mettre à la merci d'un imprévu toujours nouveau. On s'est exposé à compromettre quelquefois nos forces dans des actions décousues qui auraient pu devenir des désastres, à user notre marine à tel point qu'elle est aujourd'hui à refaire et qu'elle coûtera sûrement plus cher que toutes les indemnités qu'on aurait pu obtenir de la Chine, qu'on n'a pas persisté à réclamer. La seule compensation d'une politique d'incohérence, c'est que nos soldats ont su trouver là, malgré tout, une occasion de montrer qu'ils avaient toujours en eux la vieille sève française, et c'est justement au milieu de ces épreuves d'une campagne de deux ans que s'est élevé celui qui revient aujourd'hui, enveloppé dans les plis du drapeau qu'il a glorifié, l'amiral Courbet.

Peu connu jusqu'alors, accoutumé à servir sans bruit dans une carrière parcourue avec autant de modestie que d'honneur, l'amiral Courbet était de ceux qui n'attendent qu'une occasion pour montrer ce qu'ils sont. L'expédition du Tonkin, à laquelle son nom entre tous reste attaché, avait eu du moins ce mérite de révéler en lui l'homme fait pour le commandement, un chef prévoyant et sûr, savant et actif, aussi apte à préparer une opération qu'à conduire ses navires et ses marins au feu. Ainsi il s'était montré dans toutes les positions où il avait été placé depuis qu'il avait paru sur ces mers lointaines où il devait en si peu de temps briller et mourir. Chargé un instant du commandement de toutes les forces françaises, qui étaient alors peu nombreuses, sur le Fleuve-Rouge, il se signalait aussitôt par une action conduite avec autant de prudence que de fermeté, par la prise de Son-Tay, et il ne désespérait pas de pacifier le Tonkin, lorsque la politique régnante se hâtait d'envoyer un nouveau chef militaire pour remplacer celui qui venait d'inaugurer la campagne par un succès. Rendu à la marine, au commandement de toute l'escadre des mers de Chine, il se tenait prêt aux opérations nouvelles que l'échauffourée de Bac-Lé rendait inévitables, et bientôt il livrait dans la rivière de Min cette série

de combats par lesquels il détruisait la flótte chinoise, les défenses de Fou-Tchéou, s'ouvrant victorieusement un passage à travers tous les écueils et toutes les difficultés. Il n'avait pas approuvé l'entreprise sur Formose, cela est certain, il avait même essayé d'en démontrer au gouvernement l'inefficacité et les dangers; il n'exécutait pas moins les ordres qu'il avait reçus comme s'il les eût approuvés, suppléant à tout par son esprit de ressource et par la netteté intelligente de ses ordres, faisant face aux contretemps de l'occupation meurtrière de Kelung, soutenant ses hommes par sa fermeté simple et calme, se soutenant lui-même au milieu de toutes les épreuves par le sentiment de ses devoirs envers la France. L'amiral Courbet 's'était fait dans son escadre l'autorité la plus rare, celle qui naît de la confiance absolue de ceux qui se sentent commandés et protégés par une pensée vigilante. Il avait aussi conquis sans le vouloir, sans y songer, la plus sérieuse popularité en France, et un des phénomènes les plus caracté ristiques aujourd'hui, c'est cette sorte d'entraînement instinctif, spontané, chaleureux de l'opinion vers ceux qui font au loin simplement, héroïquement leur devoir. L'opinion ne marchande ses sympathies ni à un Courbet, ni à un Négrier, ni à un intrépide officier comme le défenseur de Tuyen-Kuan, ni à bien d'autres dès qu'elle les voit paraître. Pendant que les politiques de secte s'occupent à détruire ce qui fait une armée, l'opinion française, démentant tout ce qu'on dit pour elle, va droit à ceux qui représentent les vieilles vertus militaires, les vertus qui seules font les vrais soldats.

Certes, l'amiral Courbet méritait cette pure popularité d'un chef fait pour servir de modèle; il méritait de rester dans la mémoire de ses contemporains avec cette physionomie calme, ferme, de l'homme maître de lui-même, et c'est précisément pour cela qu'il y a eu tout au moins une pensée malheureuse dans cette explosion de correspondances qui a suivi sa mort, dans toutes ces divulgations de lettres intimes qui n'ajoutent rien à ses titres ni à sa gloire. On ne nous fera pas convenir que ce soit là une heureuse inspiration. Oui, sans doute, c'est entendu : ces lettres sont la condamnation la plus décisive de la politique à laquelle l'amiral, par sa position de soldat, devait obéir, et elles frappent trop directement le chef du dernier cabinet, M. Jules Ferry, pour qu'on n'ait pas cédé à la tentation de s'en servir contre lui, pour l'accabler sous le poids de cet éminent témoignage. La politique de M. Jules Ferry, elle est jugée depuis longtemps; elle est condamnée pour ses fautes, pour ses imprévoyances, pour ses arrogances, pour ses contradictions, et il n'y avait aucune nécessité de rompre le secret des confidences d'un mort, d'exhumer des lettres où l'amiral a pu épancher ses amertumes, qu'il n'écrivait pas sûrement pour le public, qui ne font qu'exprimer des opinions connues ou soupçonnées chez lui, qui ne peuvent enfin avoir d'autre résultat que de livrer son

nom et sa mémoire aux contestations passionnées des partis. Il méritait mieux que cela, il était digne de ne pas servir aux polémiques du jour, de demeurer pour tous dans cette sphère supérieure impartiale et désintéressée où l'ont placé ses glorieux services; mais il y a une autre raison souveraine, selon nous. Qu'un chef militaire employé à trois mille lieues écrive à ses amis les plus intimes ce qu'il pense sur les opérations qu'il est chargé de conduire, sur les ordres dont il est l'exécuteur, sur ce qu'on fait ou sur ce qu'on ne fait pas, cela n'a rien de bien extraordinaire et ne compromet aucun intérêt. Si, dès le lendemain d'une mort prématurée, on se met à publier ces lettres familières, transformées pour la circonstance en acte d'accusation, il n'y a plus ni sûreté ni garantie dans les rapports de service; il n'y a pas de gouvernement qui puisse tenir à ce régime, qui ne soit affaibli dans ses ressorts, dans son autorité et son efficacité. Le coup qui frappe M. Jules Ferry ne vaut pas le mal qu'on fait à l'intérêt supérieur de l'administration publique. On peut ajouter, ce sera de la naïveté si l'on veut, que dans tous les cas ce ne serait pas à des conservateurs de se faire les complices d'une atteinte portée à ce qui nous reste de règles traditionnelles, fût-ce pour combattre des adversaires qui ont si souvent abusé de tout. Ils se servent aujourd'hui d'une arme dangereuse dont on se servira un jour ou l'autre contre eux. Les révolutionnaires, qui s'occupent toujours à faire du gouvernement avec de la désorganisation et de l'ordre avec du désordre, sont dans leur rôle en pratiquant ce système, en abusant de tout; les conservateurs ne sont pas dans leur rôle, et quand ils se prêtent à ce qui détruit ou affaiblit les conditions les plus essentielles de gouvernement, ils travaillent contre leurs principes et leurs traditions, contre leur propre cause.

Le malheur est qu'à l'heure où nous sommes, il y a de telles confusions politiques et morales qu'on finit par ne plus se reconnaître, par ne plus savoir ce qui est permis et ce qui n'est pas permis. On en vient à n'avoir plus même une idée des plus simples nécessités de gouverne. ment ou des garanties libérales, de la justice ou des règles de l'ordre financier. Tout est subordonné à la passion du moment, à un intérêt de parti. Ce n'est plus certes ici la faute des conservateurs; c'est bien l'œuvre des républicains, qui règnent depuis des années, qui ont leur manière à eux de tout comprendre, l'administration, les finances, l'équité, la constitution, la hiérarchie militaire, et qui ne s'aperçoivent pas que c'est la république elle-même qui finit par plier sous le poids de leur domination infatuée et désorganisatrice.

Oui, en vérité, les républicains entendent tout à leur façon, même les devoirs dans l'armée: témoin ce chef militaire, ancien ministre de la guerre, encore aujourd'hui membre du comité de l'infanterie, M. le général Thibaudin, qui écrit des lettres pour se mettre à la disposition des radicaux de son département dans les prochaines élections,

pour notifier son alliance avec les partisans de la commune. Vainement, on fait observer à ce candidat, aussi impatient que galonné, qu'il oublie la constitution et les lois, qu'un officier, un général en activité ne peut pas être député, qu'un militaire ne doit pas se mêler à la politique, écrire dans les journaux, tracer des programmes d'élection: n'importe, M. le général Thibaudin n'est pas arrêté pour si peu. Ila sa manière de comprendre ses droits et ses obligations, et c'est un ancien ministre de la guerre, attaché encore à un des grands comités de l'armée, qui offre cet exemple! M. le général Thibaudin vous prouvera que c'est là le devoir républicain, qui s'accorde on ne peut mieux avec le devoir militaire. M. le rapporteur du budget vous prouvera à son tour que l'ordre financier de la république s'accommode, très bien avec les déficits croissans, avec les emprunts indéfinis, avec toutes les prodigalités de parti, et que le progrès consiste à revenir en arrière, à compliquer le budget ou plutôt à multiplier les budgets, de telle façon qu'on ne se reconnaît plus dans la situation financière de la France. Les républicains du sénat enfin vous prouveront que, s'il y a une élection conservatrice comme l'élection sénatoriale du Finistère, il y a un moyen bien simple: il n'y a qu'à ordonner une enquête, à aller recueillir sur les chemins les plus puérils commérages, compter les consommations dans les cafés de Landerneau, après quoi on décrète l'invalidation! C'est le courant du jour, ou plutôt c'est la continuation d'un système qui ne date malheureusement pas d'hier. C'est ainsi que les républicains entendent l'équité libérale dans les rapports des partis, l'ordre dans les finances, le respect des devoirs dans l'armée, la prévoyance dans la politique. Ils ont beau se débattre et disputer sur des programmes pour les élections qui se préparent; le programme, c'est ce qu'ils ont fait depuis quelques années et ce qu'ils font encore tous les jours. Il reste à savoir si le pays est disposé à ratifier une politique qui n'a eu jusqu'ici d'autre résultat sensible que la lassitude, un malaise à peu près universel et un grand doute pour l'avenir.

Les affaires de l'Europe se sont un peu éclaircies pour cet été. Le danger des grandes querelles a disparu, ou du moins les questions. qui ont pu paraître un instant menaçantes pour la paix ont été prudemment remises à la discrétion de la diplomatie, qui arrange tout comme elle peut. Ce n'est point cependant que cette vie européenne, en s'apaisant à demi, soit absolument inoccupée. Tous les pays ont plus ou moins leurs affaires, leurs incidens, leurs deuils, leurs crises intérieures, leurs révolutions de pouvoir ou de parlement. L'Allemagne ensevelit ses morts, le prince Frédéric-Charles, le général de Manteuffel, qui viennent d'être enlevés brusquement, presque le même jour, qui, aux heures des grandes et tragiques mêlées, ont été de sérieux adversaires pour la France. Ils représentaient pour l'Alle

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