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ser les différences de valeur, des surrogats pour bonifier le désavantage du troc. Toutes ces règles furent scrupuleusement appliquées dans le partage de la Pologne, et on comprend que la grande Catherine, qui tenait beaucoup aux formes, s'écriât avec indignation en 1794: « Ces brigands de Français ne veulent point d'amis ni d'alliés, il leur faut des complices et des victimes. » Toutefois, ces brigands avaient leur excuse, ils ne faisaient que réclamer des compensations.

La spoliation insolente du faible par le fort n'a compromis que passagèrement le bon renom de ceux qui ont consommé le cynique partage de la Pologne. M. de Vergennes avait raison de dire « qu'avec le temps, la haine des moyens qui ont accru une monarchie se dissipe et que la puissance reste. » On avait été indulgent pour les princes, on ne le fut point pour la révolution; on leur avait tout passé, on ne lui passa rien. C'est qu'ils faisaient leur métier, et qu'elle avait démenti ses principes, qui étaient fort conciliables, comme le remarque M. Sorel, avec la politique de Henri IV et de Richelieu, mais qui ne l'étaient pas avec celle de Louis XIV et de Louvois. Elle parlait au nom de l'éternelle justice, elle annonçait aux peuples un nouvel évangile, et tout à coup la loi de grâce et d'amour s'était transformée en loi de servitude, la pacifique houlette du bon berger qui promettait à ses brebis les plus verts pâturages s'était changée en verge, et cette verge était de fer.

Les peuples souffrent quelquefois qu'on les foule, ils n'admettent pas qu'on les trompe. Ce qui se passa dans leur cœur, Goethe l'a exprimé mieux que personne dans l'admirable poème d'Hermann et Dorothée, qu'il composa en 1796. Il y met en scène le chef d'un village allemand, qui, hommes, femmes, enfans, s'est enfui tout entier devant un retour offensif de l'invasion française. Ce patriarche raconte tristement les enthousiasmes de la première heure et les déceptions qui ont suivi, toutes les nations de l'Europe surprises par l'aurore d'un jour nouveau, les regards qu'elles attachaient « sur la capitale du monde, qui l'avait été si longtemps et qui méritait plus que jamais ce saint nom, » la fièvre qu'allumaient dans leur âme de magiques paroles que la terre n'avait pas encore entendues. « Bientôt les Français arrivèrent; ils apportaient l'amitié et la délivrance, ils plantaient partout avec joie des arbres de liberté, promettant qu'on ferait sa part à chacun et que chacun se gouvernerait à sa guise, et on dansait des rondes autour des nouveaux étendards. Ils gagnaient le cœur des hommes par la fierté de leur entreprise et celui des femmes par leur gaîté contagieuse. La joie qui régnait était celle que ressent le fiancé le jour qu'il enlace son bras autour de la taille de celle qu'il aime, en attendant l'heure de la sainte union. Mais bientôt le ciel se troubla, les frères se changèrent en maîtres; ceux qui les commandaient ne songeaient plus qu'à jouir et à piller, et comme les grands

les petits jouissaient et pillaient. Alors la colère et le chagrin s'emparèrent des cœurs les plus doux. Chacun jura de venger son injure et la honte de ses espérances trabies. »

Ceux qui ont partagé la Pologne ont gardé leurs conquêtes et ils en ent fait d'autres depuis; la révolution a perdu les siennes. Il faut considérer aussi que par les expropriations qu'elle exerça, par les doctrines qu'elle prêchait et qui se retournèrent contre nous, elle poussa des populations divisées à s'unir en corps de nation, que par suite elle changea la balance entre nous et nos voisins et nous priva pour jamais de cette clientèle de petits états souverains qui faisaient notre sûreté et notre force. En revanche, consominant sur un point l'œuvre de la royauté, elle sut donner à notre pays une puissance de cohésion, un sentiment et une conscience de lui-même que sans elle il n'eût peut-être jamais acquise. Est-ce une compensation suffisante? Il y a là de quoi raisonner longtemps. Ce qui est certain, c'est que la France, obligée désormais de compter avec d'inquiétans voisinages, ne peut plus se permettre aucune aventure, aucun roman. La guerre de magnificence que nous fimes au Mexique nous a coûté l'Alsace et la Lorraine.

Pour en revenir à M. Sorel, la critique lui reprochera sans doute d'avoir tiré quelquefois de ses prémisses des conséquences un peu forcées, d'avoir expliqué par l'influence des traditions certains faits qui s'expliquent assez par la nécessité des situations et des circonstances. Rien ne change plus les hommes que l'exercice du pouvoir, et il admet sans doute comme nous que les conventionnels n'ont pas eu besoin d'étudier longuement nos annales pour se convaincre que ce n'est pas la métaphysique qui gouverne le monde et pour en conclure qu'ayant à traiter avec l'Europe, ils devaient lui parler le langage des affaires. On pourrait lui reprocher encore d'avoir attribué en propre au caractère français des tendances qui sont de tous les temps et de tous les lieux, parce qu'elles sont inhérentes à la nature humaine, toujours encline à abuser de tout. Il serait le premier à convenir qu'il n'y a pas en Europe un seul gouvernement qui n'ait sacrifié à l'esprit de chimère, qui n'ait compromis une fois ou l'autre son avenir par des ambitions magnifiques et déréglées. Mais quelques réserves qu'on fasse, sa thèse n'en subsiste pas moins dans ce qu'elle a d'essentiel, et cela suffit pour assurer une valeur durable à son livre, aussi solide qu'original et bien digne de figurer parmi les meilleurs qu'on ait écrits pour dégager de la confusion des faits une philosophie de la révolution française. N'étant ni son détracteur ni l'un de ses fanatiques, il ne peut se flatter d'obtenir les suffrages d'aucun parti; mais ce n'est pas pour les partis qu'écrivent les philosophes et les vrais historiens.

G. VALBERT.

REVUE LITTÉRAIRE

LE

PESSIMISME DANS LE

ROMAN

Cruelle Enigme, par M. Paul Bourget. Paris, 1885; A. Lemerre.
M. Guy de Maupassant. Paris, 1885; V. Havard.

Bel-Ami, par

Le mois qui vient de finir n'a pas été bon pour les pessimistes: deux hommes d'age, d'expérience et de poids, normaliens tous les deux, M. Dionys Ordinaire et M. Francisque Sarcey, les ont pris à partie, celui-ci plus paternellement, selon son ordinaire, mais celui-là bien plus éloquemment, et avec moins de précautions. Je ne vois pas clairement les effets que leurs conseils opéreront. Mariez-vous, dit M. Sarcey; prenez des douches, dit M. Ordinaire; élevez vos enfans, continue l'un; soignez votre cave, reprend l'autre; courez sus au cléricalisme, ajoute le vétéran de la critique dramatique; et songez quelquefois à M. Gambetta, c'est le dernier mot du député du Doubs. Ces conseils sont honnêtes et ne paraissent pas impraticables. Reste seulement à savoir s'ils guériraient nos pessimistes, ou même si vraiment nous devons leur souhaiter de guérir, et c'est ce que M. Francisque Sarcey comme M. Dionys Ordinaire ont oublié d'examiner. Car, en vérité, voudriez-vous, M. Dionys Ordinaire et M. Francisque Sarcey voudraientils bien eux-mêmes que Musset, par exemple, eût été plus heureux en amour, ou George Sand en ménage? Comme autrefois cette affection que l'on appelait alors le mal du siècle, et dont il procède pour une large part, ne se pourrait-il pas que le pessimisme fût ou devint un

jour une source d'inspiration littéraire féconde? Et qui sait même, à la condition de le bien entendre et de le bien prendre, s'il ne vaudrait pas mieux au fond que l'espèce d'optimisme béat ou visionnaire que nous voyons qu'on lui oppose? C'est ce que j'essaierai de montrer en prenant occasion à mon tour du Bel-Ami de M. Guy de Maupassant et de la Cruelle Enigme de M. Paul Bourget, puisque c'est eux qui ont provoqué l'étonnement un peu naïf de M. Francisque Sarcey et la colère trop opportuniste de M. Dionys Ordinaire.

M. Guy de Maupassant, dont nous avons eu quelquefois déjà l'occasion de parler, n'avait rien écrit d'aussi considérable et complet en son genre que ce dernier roman. Si sa personnalité n'y est peutêtre pas, et surtout dans les premières pages, encore assez dégagée de celle de son maître Flaubert; si certains procédés y rappellent encore trop les leçons de l'école Madame Bovary, l'Education sentimentale, Bouvard et Pécuchet; si M. de Maupassant n'a pas pris son parti de cesser d'observer les choses qui n'en valent pas la peine, et de noter que la porte des Folies-Bergère est « une porte matelassée à battans garnis de cuir, » ou qu'au théâtre on n'aperçoit des personnes assises dans les loges « que leur tête et leur poitrine; >> enfin s'il ne vérifie pas toujours assez exactement le titre des expressions qu'il emprunte ou qu'il crée, comme dans ce bout de phrase: « Il se pensa devenu fou, » et cet autre encore: « Le concierge lui répondit d'une voix où apparaissait une considération pour son locataire; » Bel-Ami n'en est pas moins ce que M. de Maupassant, pour parler le langage du jour, a écrit de plus fort, et je ne craindrai pas d'ajouter ce que le roman naturaliste, le roman strictement et vraiment naturaliste, a produit de plus remarquable. Ni Germinal, trop poétique, et, comme on l'a dit, presque épique; ni Sapho, où se mêlent encore trop de sentimentalisme et d'émotion sympathique; ni enfin ni surtout Chérie, ce suprême adieu, nous l'espérons pour lui, de M. de Goncourt au roman, ne remplissent comme Bel-Ami la formule du naturalisme. J'entends par là que rarement on a de plus près imité le réel, et rarement la main d'un artiste a moins déformé ce que percevait son œil. Tout est ici d'une fidélité, d'une clarté, d'une netteté d'exécution singulière. M. de Maupassant ne voit pas loin, ni bien profondément, mais il voit juste, et ce qu'il voit, il sait le faire voir. Si d'ailleurs, au rebours de M. Bourget, qui nous explique trop ses personnages, M. de Maupassant ne les explique pas assez, ne nous fait pas entrer dans le secret de leur pensée, ne nous dévoile pas les mobiles cachés de leur conduite, on doit dire que peut-être en a-t-il moins besoin qu'un autre, ou même pas du tout, tant sont révélateurs à eux seuls et les gestes, et les attitudes, et les dialogues surtout qu'il note. Comme il y a des paroles, en effet, qui n'ont pas besoin

qu'on les interprète, il y a des gestes si précis que tout commentaire ne réussirait qu'à en obscurcir le sens. L'exactitude et le bonheur de la notation se trouvent donc ainsi tenir lieu, dans le roman de M. de Maupassant, d'une psychologie qu'autrement on aurait le droit d'y regretter. Ses modèles eux-mêmes lui apportent, sans le savoir, tout ce qu'il y a naturellement de signification intérieure gravée dans l'expression d'un visage ou contenue dans la naïveté d'une conversation, et lui, qui les copie sans en demander à peine davantage, les copie d'un trait si sûr, qu'avec la ressemblance physique, il nous en donne aussi la ressemblance intellectuelle. Au moment où le naturalisme, après avoir fait un peu de bruit dans le monde, est sur le point d'aller rejoindre au pays des vieilles lunes le réalisme et le romantisme, je ne serais pas étonné qu'il fallût faire honneur à l'auteur de Bel-Ami de nous en avoir donné le chef-d'œuvre.

On connaît sans doute le roman, et nous n'avons pas à l'analyser. L'intrigue d'ailleurs en est si simple qu'on peut dire qu'elle n'existe pas c'est l'histoire d'un sous-officier de hussards devenu journaliste, et qui, de femme en femme, par la séduction de sa moustache et la vigueur de son tempérament, ou de vilenie en vilenie, grâce à son manque de préjugés et la naïveté de son cynisme, s'élève jusqu'aux sommets de la plus haute considération, je voulais dire de la fortune, mais les deux aujourd'hui ne font qu'un. On eût intitulé cela jadis, il y a quelque trente ans un Debut dans le journalisme ou un Debut dans la vie.

Considérez là-dessus ce qu'il peut tenir de choses dans le titre d'un roman, et vous apercevrez aussitôt ce qui manque le plus dans le livre de M. de Maupassant. Quand on intitulait un livre un Debut dans le journalisme ou un Dėbut dans la vie, on prenait l'engagement d'y apprendre au lecteur quelque chose de neuf sur le journalisme, ou même, plus ambitieusement, quelque chose de nouveau sur la vie. Un Début dans la vie, c'était à dire l'histoire, l'étude, l'analyse de l'un de ces événemens ou de l'une de ces crises qu'il faut que traversent la plupart des hommes pour passer de la jeunesse à la maturité, de la vie sûre, facile de la famille ou de l'école à la vie moins facile et moins sûre du monde; et, un Debut dans le Journalisme ou un Debut dans la magistra ture, c'était l'étude plus particulière des difficultés d'ordre particulier qui, dans le journalisme ou dans la magistrature, viennent s'ajouter, pour les compliquer, aux difficultés communes de la vie. Quelques romans de Balzac, sans porter ce titre en avant d'eux : un Grand Homme de province à Paris, le Père Goriot, un Ménage de garçon, peuvent passer, si l'on veut, pour des modèles de ce genre. Rien de cela dans BelAmi. Je ne rechercherai point si ce sont ici des portraits, ayant peu de goût pour les livres de cette espèce, le Druide, Roland, l'Impératrice

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