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NOUVEAU

LIVRE

SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

M. Albert Sorel a entrepris d'écrire sous ce titre : l'Europe et la Révolution française, une histoire en quatre volumes de la politique extérieure de la révolution jusqu'en 1795. Le premier de ces volumes, qui vient de paraître, est une vaste et remarquable introduction, où l'auteur s'est appliqué à mettre en lumière la situation des divers états de l'Europe au xv siècle, leurs mœurs politiques, les procédés de leur diplomatie, les idées qui travaillaient les esprits, les traditions comme les intérêts dont s'inspiraient les gouvernemens et les rapports qu'ils entretenaient avec la France en 1789 (1). Dès son entrée en matière, l'historien a prouvé qu'il était à la hauteur de sa tàche. On ne saurait trop louer la richesse de ses renseignemens, l'étendue de ses recherches et de ses lectures. Peut-être même en abuse-t-il; s'il fallait lui faire un reproche, nous nous plaindrions qu'il n'ait pas su toujours se circonscrire, se borner, ni éviter la confusion que produit quelquefois l'abondance. Si riche qu'on soit, on se trouve bien d'administrer sa fortune avec une vigilante économie.

Nous ne lui ferons point de chicanes. Si sa méthode n'est pas toujours. assez sévère, il a une qualité qui rachète amplement ce défaut véniel. Voyant les choses de haut, il a su parler de la révolution en philosophe, Il y a un sage dans cet érudit. Il est disposé à juger des affaires d'icibas avec le flegme et la sereine tranquillité d'une raison normande, très avisée, très attentive, qui n'est dupe de rien, qui discute ses goûts,

(1) L'Europe et la Révolution française, par Albert Sorel : les Mœurs et les Traditions, 1 vol. in-8°. Paris, 1885; Plon.

raisonne ses dégoûts et se tient en garde contre toutes les sortes d'exagération. Certaines choses dont se scandalisent les idéalistes détrompés lui semblent fort naturelles et faire partie du train de ce monde. Il estime que, si les idolâtries sont ridicules, il y a toujours un fond d'injustice dans les colères. Il a aussi l'avantage de connaître l'Europe autant que la France; sa pensée a beaucoup voyagé, il est au fait des jugemens que les autres nations peuvent porter sur nous. Chaud patriote, plein de respect pour le passé de notre pays et croyant fermement à son avenir, il tient à apprécier notre histoire comme pourrait le faire un étranger de bonne foi, judicieux et bienveillant. Il faut vivre dans la maison pour connaître les secrets du ménage; il est bon pourtant d'en sortir quelquefois et d'écouter un peu ce qui se dit chez les voisins. Aujourd'hui encore, après un siècle écoulé, peu de Français sont capables de parler de la révolution sans colère ou sans idolâtrie. Plus d'un estime avec Bonald et Joseph de Maistre « qu'elle fut le mal élevé à sa plus haute puissance, la pure impureté, qu'elle eut un caractère satanique.» D'autres, au contraire, jacobins impénitens, s'obstinent à croire que la France n'existait pas avant 1789, que les tribuns de 92, par une sorte d'illumination divine, ont tout inventé, la raison, la patrie, le bonheur, la vertu, le soleil et le printemps, que leur parole fut le verbe incarné, la viande céleste de la communion, le vin nouveau dont la céleste Jérusalem est transportée. Ce qui est commun aux partisans fanatiques et aux ennemis déraisonnables de la révolution, c'est qu'ils l'envisagent comme un événement surnaturel, qui a rompu brusquement le cours de l'histoire et des destinées humaines. M. Sorel en juge tout autrement. Il ne croit pas aux miracles ni qu'il y ait des effets sans cause ou des plantes sans racines. Il est convaincu que le présent est le fils du passé, que les générations sont solidaires les unes des autres, que nos folies et nos sagesses ont de lointaines origines, que les peuples comme les individus ne peuvent se soustraire à la loi fatale des hérédités et des mystérieuses transmissions.

L'objet qu'il se propose en écrivant son livre est de montrer dans la révolution française, qui apparaît aux uns comme la subversion, aux autres comme la régénération du vieux monde européen, la suite naturelle et nécessaire de l'histoire de l'Europe, et de faire voir qu'elle n'a point porté de conséquence, même la plus singulière, qui ne découle de cette histoire et ne s'explique par les précédens de l'ancien régime. « S'il se fût trouvé alors sur le trône un prince de la taille et de l'humeur du grand Frédéric, a dit Tocqueville, je ne doute point qu'il n'eût accompli dans la société et dans le gouvernement plusieurs des plus grands changemens que la révolution y a faits, nonseulement sans perdre sa couronne, mais encore en augmentant son pouvoir. >> Le grand roi ne s'est pas rencontré, la révolution a pris sa place. Mais M. Sorel se fait fort de démontrer qu'à travers

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cette grande crise la nation française n'a changé ni de tempérament ni de caractère, qu'elle s'est appliquée presque à son insu à concilier avec ses traditions séculaires les nouveautés qui la séduisaient, qu'il est dans son génie de se révolter pour conquérir l'impossible et de s'apaiser dès que le raisonnable lui paraît certain; qu'à la fin du siècle dernier, elle a poursuivi avec véhémence des résultats très modérés; que, faute de réforme royale, elle renversa la royauté; que, la royauté renversée, elle subsista telle qu'on l'avait faite, conservant les règles de conduite et les habitudes d'esprit qu'elle tenait de ses rois. « L'omnipotence de l'état avait conduit aux abus qui ruinaient le gouvernement; mais, par cela même que l'état absorbait la patrie, la nation. sentit qu'en se dissolvant elle s'anéantissait elle-même, et elle se rassembla. La passion de l'unité, constamment développée par l'ancien régime, la sauva de ses propres excès... La révolution se faisait pour assurer aux Français la libre jouissance de la terre de France; l'invasion étrangère se faisait pour détruire la révolution, démembrer la France et assujettir les Français. Ils identifièrent tout naturellement l'amour de la France avec l'amour de la révolution, comme ils l'avaient identifié avec l'amour du roi. Le vieux patriotisme se réveilla dans les cœurs aussi simple, aussi vivant, aussi fort et efficace qu'aux temps de la guerre des Anglais et des grands désastres de la fin de Louis XV. »

Si la révolution française n'a pas été un événement miraculeux, il faut reconnaître qu'elle eut un caractère tout particulier, qui s'explique par ses origines. Elle avait été préparée par des philosophes à la fois sceptiques et candides, lesquels, remettant tout en question, se croyaient de force à tout reconstruire et joignaient au doute l'enthousiasme, au mépris de ce qui était le rêve d'autre chose et la joie des grandes espérances. Comme l'a si bien montré M. Taine, elle ne fut que la mise en pratique d'une doctrine qui combattait, au nom de la raison abstraite, tous les préjugés héréditaires, sans s'inquiéter si les sociétés peuvent vivre sans préjugés, et qui, « fermant les yeux sur l'homme réel, tirait de son magasin de notions courantes la notion de l'homme en général et bâtissait là-dessus dans les espaces (1). » Si haut qu'on remonte dans l'histoire, on n'y aperçoit guère de révolutions qui ressemblent à la nôtre. On voit se révolter des peuples conquis dont le conquérant a poussé la patience à bout; on en voit d'autres qui, inquiétés dans leurs franchises ou molestés dans leurs croyances, aspirent à recouvrer un bonheur perdu dont ils n'avaient peut-être jamais joui. Le regret a ses illusions comme l'espérance. Que voulaient les Belges et les Hollandais quand ils se révoltèrent en 1787? Les uns et les autres défendaient leurs libertés nationales contre des princes qui affectaient le pouvoir absolu.

(1) Les Origines de la France contemporaine, par H. Taine, t. 1, p. 279.

« Ce

En ce qui concerne les troubles qui agitèrent la petite république genevoise durant tout le cours du xvire siècle, M. Sorel a eu tort d'avancer que c'était la révolution française qui se préparait et se répétait, pour ainsi dire, en raccourci sur ce petit théâtre. Sans doute, M. de Vergennes avait raison d'y attacher quelque importance: « J'étudie les querelles de Genève, disait-il; car il est à craindre que leurs écrits, après avoir alimenté chez eux la discorde, ne portent au dehors le fanatisme dont ils sont remplis et que leurs voisins ne passent de la curiosité à l'imitation. » - Plus tard, un Genevois put écrire : fut de nos murs que partit le premier grain de la tempête, et les matières combustibles, dont de prétendus régénérateurs avaient rempli la France, semblèrent s'allumer à nos étoupes (1). » Il est certain aussi que plusieurs des révolutionnaires genevois, chassés de leur pays en 1782 par le coup d'état militaire des Français, des Sardes et des Suisses, se firent, comme le remarque M. Sorel, courtiers de révolution cosmopolite, enseignant aux disciples des philosophes la pratique des séditions, des clubs et des prises d'armes. Mais il paraît croire que la guerre civile qui se termina par une médiation armée avait mis aux mains une oligarchie régnante et une population de natifs, qui prétendait gouverner à son tour. Les deux adversaires en présence étaient un patriciat remplissant toutes les charges, ayant seul ses entrées dans le sénat et dans le conseil des Deux-Cents, lesquels se recrutaient l'un l'autre, et une bourgeoisie, souveraine en principe, mais dont le droit se réduisait à approuver ou à rejeter les propositions que voulaient bien lui faire ses gouvernans. Quant aux natifs ou descendans d'étrangers domiciliés, ils ne réclamaient que l'égalité civile; ils désiraient qu'on les autorisât à faire le commerce, à exercer toutes les professions, à siéger dans les jurandes. Pour obtenir le redressement de leurs griefs, ils se donnaient au plus offrant, et on les vit, selon les circonstances, s'allier aux bourgeois ou aux patriciens.

Le bourgeoisie genevoise avait l'humeur fière et hargneuse et ne répugnait point aux moyens violens. Dans le fond, ses prétentions étaient fort modérées. Elle croyait savoir que, par de sournois empiétemens, ses maîtres avaient porté atteinte à ses antiques prérogatives. Comme les Hollandais et les Belges, elle protestait contre les usurpations et demandait des garanties. Quelqu'un a dit qu'il ne faut pas se piquer de mettre de l'esprit dans les affaires, qu'elles n'en ont point du tout. Il est dangereux aussi d'y vouloir mettre de la métaphysique, et ces Genevois du XVIIIe siècle étaient un peuple doctrinaire et raisonneur. Enfermés dans une ville murée, où les sévérités de la discipline calviniste avaient survécu au dieu de Calvin et où la religion défendait de rire, ils n'avaient pas d'autre divertissement que

(1) Isaac Cornuaud, Mémoires inédits.

de se réunir dans leurs cercles, qui se changèrent bien vite en conventicules politiques. Ils y discutaient à perte de vue les affaires de l'état; mais ils étaient peu portés à l'utopie; les yeux tournés vers le passé, ils ne réclamaient que leur dû.

Leur grand compatriote Rousseau, dont ils savaient par cœur les écrits, ne leur avait donné, après tout, que de sages conseils. Tout en leur prêchant la méfiance, il les engageait à se tenir à leur place, à ne point se prendre pour des Romains ou des Spartiates, à laisser là ces grands noms qui ne leur allaient point, à se considérer comme des marchands, des artisans, toujours occupés de leur travail, de leur trafic, de leur gain, et pour qui la liberté même n'est qu'un moyen d'acquérir sans obstacle et de posséder en sûreté. N'avait-il pas déclaré, dans son Contrat social, qu'il n'a jamais existé et n'existera jamais de véritable démocratie, qu'il est contre l'ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné, que c'est le gouvernement des dieux, lequel ne convient point aux hommes, et que la meilleure des institutions humaines est l'aristocratie élective? balancé, écrivait-il aussi dans ses Lettres de la Montagne, j'ai donné la préférence au gouvernement de mon pays; mais je n'ai point donné d'exclusion aux autres gouvernemens. Au contraire, j'ai montré que chacun avait sa raison, qui pouvait le rendre préférable à tout autre, selon les hommes, les temps et les lieux. »> C'est méconnaître Rousseau que de ne voir en lui que le plus romanesque des grands esprits, sans faire la part de son vigoureux bon sens, qui s'est souvent insurgé contre ses propres chimères.

<< Tout

Une constitution fondée sur des principes abstraits, sur des axiomes. de géométrie, la prétention de légiférer pour l'humanité, pour l'univers, la raison pure proclamée souveraine du monde et dont on se fait une idole après avoir détrôné les autres, la parfaite logique considérée comme le secret du parfait bonheur, la recherche désespérée du gouvernement absolument raisonnable, qui doit faire à la fois les délices des âmes simples et la joie des esprits forts, voilà ce qui ne s'était vu nulle part avant 1789. Que serait devenue la France si elle s'était abandonnée tout entière à la poursuite de cette justice égalitaire qui est la plus trompeuse des justices et qui attente à la véritable égalité? On ne reconnaît plus d'autre maître que la volonté générale, qui est souvent la plus particulière des volontés; ce qui subsiste encore du régime féodal inspire tant d'horreur que, pour en finir d'un coup avec le passé et avec toutes les distinctions sociales, on rêve de créer un état sans institutions, une société sans classes, une France amorphe qui ne sera qu'une poussière d'hommes.

Comme l'a remarqué si justement M. Sorel, ce fut l'invasion étrangère qui sauva la révolution. Elle arracha à leur utopie ces cosmopolites, ces logiciens en délire; elle réveilla en eux les sentimens natu

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