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de la loi selon laquelle il doit évoluer, lex insita; de même, l'intelligence porterait en soi son « Discours de la Méthode » à l'état de souvenir inconscient; la mémoire serait devenue tout organique, tout héréditaire, et la conservation des idées n'aurait pas besoin de la reconnaissance. En un mot, l'instinct, cette mémoire de l'espèce, aurait remplacé partout la mémoire et la conscience de l'individu. Telles sont les prévisions que l'on a hasardées sur l'avenir de l'humanité. Elles nous paraissent contraires aux inductions qu'on peut tirer du passé même. Le résultat des lois de l'hérédité, chez les êtres vivans, n'a pas été jusqu'ici un accroissement d'inconscience, mais au contraire un accroissement de conscience. A mesure qu'on s'élève dans l'échelle animale, les êtres deviennent plus sensibles. C'est que, dans l'évolution intérieure et dans le déve– loppement des opérations mentales, il faut distinguer deux choses : les procédés mécaniques et leurs résultats dans la conscience. Par l'habitude acquise ou héréditaire, les procédés mécaniques deviennent de plus en plus inconsciens et finissent par être du pur automatisme c'est ce qui arrive, par exemple, chez le pianiste, dont les doigts fonctionnent avec l'exactitude d'un instrument de précision. S'ensuit-il que les résultats des opérations échappent à la conscience? Au contraire, ils viennent se résumer dans une synthèse de plus en plus complète, qui n'est autre qu'une sensibilité de plus en plus riche et de plus en plus intuitive. Chopin était inconscient du jeu mécanique de ses muscles, et même du jeu de ces muscles intérieurs qui sont le raisonnement et le calcul; était-il pour cela inconscient de ces joies ou de ces souffrances intérieures, de ces intuitions du génie où vient se concentrer tout un monde ? Sa mémoire, sans savoir comment, conservait et reproduisait mille images, mais, quand elles apparaissaient évoquées par l'inspiration, il les reconnaissait comme les émotions de toute une existence, condensées en une série d'accords joyeux ou tristes. Dans la vie comme dans l'art, ce sont les résultats qui importent et non les procédés par lesquels ils ont été obtenus dans la mémoire, c'est la puissance de ressusciter aux yeux de la conscience un monde disparu qui importe, non les moyens de mnémotechnie naturelle ou artificielle par lesquels les idées sont conservées et associées. Si l'évolution semble étendre d'un côté la sphère de l'inconscience, c'est pour pouvoir étendre d'un autre côté celle de la conscience même les chefs-d'œuvre de son subtil mécanisme ont pour effet de rendre possible une sensibilité plus subtile encore.

ALFRED FOUILLÉE.

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En indiquant les transformations que l'application de la vapeur a entraînées dans le matériel naval de toutes les puissances, nous avons fait ressortir le surcroît de charges qui résulte pour l'Angleterre de la nécessité de mettre en état de défense les dépôts de charbon qu'elle est contrainte de disséminer dans toutes les mers, pour qu'aucun de ses bâtimens de guerre ne se trouve tout à coup paralysé par le manque de combustible: nous avons fait connaître les alarmes de quelques stations maritimes de premier ordre, qui se plaignent d'être laissées à la merci d'un ennemi audacieux. Ce n'est pas seulement à Singapour ou à Hongkong que l'on ressent ces inquiétudes : toutes les colonies anglaises, se déclarent impuissantes à organiser leur défense d'une manière suffisante, toutes réclament l'érection d'ouvrages défensifs et la présence ou de garnisons ou, tout au moins, de bâtimens de guerre en état de les protéger

(1) Voyez la Revue du 15 juin.

contre l'agression soudaine de quelque cuirassé ennemi. Si la métropole entreprenait de satisfaire à ces demandes, il en résulterait une charge écrasante pour le budget. Or, le parti radical, dont la force au sein de la chambre des communes s'accroît à chaque élection générale et qui cherche à donner pour fondement à sa popularité la réduction des dépenses publiques, s'oppose énergiquement à ce qu'on demande aux contribuables anglais aucun sacrifice dans l'intérêt particulier des colonies: il se déclare prêt à les abandonner à elles-mêmes et rappelle volontiers que, dix années seulement après l'émancipation des États-Unis, le commerce de l'Angleterre avec ses anciennes colonies avait plus que doublé. Ces idées sont très répandues au sein des trades-unions, et le président de l'association des ouvriers de Londres, M. George Potter, écrivait à ce sujet, au mois de février dernier : « Si une province quelconque de l'empire britannique ne peut être amenée à contribuer aux frais d'entretien de tout l'empire, il est temps, assurément, que l'Angleterre s'exonère de la charge de défendre cette province en temps de guerre, et de contribuer à ses dépenses d'administration en temps de paix, et qu'elle s'efforce, dès maintenant, de régler sa politique et ses projets sur la réelle médiocrité de ses ressources. »

En présence de cette opposition et par souci de l'équilibre du budget, le gouvernement anglais a pris jusqu'ici un moyen terme : il exige des colonies que, sous la forme d'une subvention ou de subsides annuels, elles participent à la dépense que la métropole s'impose dans leur intérêt, soit qu'on fortifie leurs ports, soit qu'on envoie des troupes pour les protéger contre les populations indigènes. Les colons ne refusent point ces contributions, dont ils comprennent la nécessité, mais un sentiment bien anglais s'élève dans leur esprit pénétrés de la doctrine qu'impôt emporte représentation, ils se demandent si, participant aux dépenses de l'empire, ils n'ont pas droit à participer à la conduite des affaires. Est-il équitable que la métropole soit seule arbitre du sort des colonies? Elle leur laisse, il est vrai, l'autonomie intérieure la plus étendue; elle leur permet de faire leurs lois, de fixer leurs impôts, de régler leurs tarifs de douane et même d'imposer les produits anglais comme les étrangers; mais à son tour, elle ne leur accorde chez elle aucun avantage dans l'établissement de ses tarifs, elle ne tient aucun compte de leurs intérêts; elle ne se préoccupe à aucun degré de l'influence que la direction de sa politique peut avoir sur leurs destinées : elle pourvoit à leur protection d'une façon insuffisante et comme à regret, et cependant elle peut, à tout instant, les entraîner dans des querelles qui leur sont indifférentes et les exposer aux agressions d'un ennemi avec lequel elles n'ont aucun démêlé. Chaque fois

qu'une contestation s'élève avec la métropole ou qu'un sujet de mécontentement se produit, ces idées se font jour dans les feuilles et même dans les assemblées coloniales. Aveugle serait celui qui n'y verrait point le germe de la dislocation future de cet immense empire colonial.

C'est dans les Antilles, jusqu'ici, que le mécontentement s'est manifesté avec le plus de vivacité. La situation de ces colonies est loin d'être prospère. Le sucre est leur principal, sinon leur unique production; or le gouvernement anglais a toujours refusé de leur assurer, par l'établissement de droits différentiels, aucun avantage sur le marché métropolitain; il a même fini par supprimer tout droit d'entrée sur le sucre dans l'espoir de faire de l'Angleterre le grand entrepôt de cette denrée et d'y développer l'industrie de la raffinerie. Les sucres de betterave, dont la production s'est démesurément accrue sur le continent, ont afflué en Angleterre et ont fait aux sucres coloniaux une concurrence irrésistible. La perte du marché métropolitain a consommé la ruine des planteurs, qui ne savent plus où trouver des débouchés. Justement préoccupée de la situation de Cuba, l'Espagne a cherché à sauvegarder les intérêts de sa grande colonie en négociant un traité de commerce avec les États-Unis. auxquels elle a offert certains avantages en retour de l'admission des sucres de Cuba et de Porto-Rico. Le traité, conclu sur ces bases, n'a pas encore été approuvé par le sénat des ÉtatsUnis, parce que, s'il est appuyé par les industriels américains, il est combattu non moins vivement par les planteurs de la Louisiane et du Mississipi néanmoins, il a déterminé une véritable effervescence dans les Antilles anglaises. La plupart des assemblées coloniales ont mis le gouvernement métropolitain en demeure de négocier avec les États-Unis et d'obtenir pour les planteurs anglais les avantages assurés à Cuba et à Porto-Rico. L'assemblée de La Dominique est allée plus loin; par un vote rendu à la presque unanimité, elle a revendiqué le droit, si la métropole ne lui donne pas satisfaction, de prononcer l'annexion de l'île aux États-Unis. Ailleurs, on a mis en avant l'idée de constituer entre les colonies anglaises d'Amérique, Antilles, Canada et Guyane, en vue de l'échange mutuel de leurs produits, une sorte de Zollverein, et d'établir un système de droits différentiels au détriment des produits anglais.

Ce n'est pas sans quelque inquiétude que le gouvernement britannique suit ce mouvement des esprits dans ses possessions d'outremer: il cherche à resserrer les liens trop relâchés qui unissent la métropole et ses dépendances en prodiguant les distinctions et les faveurs aux colons les plus influens, lorsqu'ils se montrent les adversaires des idées de séparation. Par une innovation qui a été fort

remarquée, M. Gladstone a conféré récemment la pairie à un ancien membre du parlement canadien, qui revenait fixer sa résidence dans la mère patrie. Cet exemple est demeuré unique jusqu'ici; mais plusieurs titres de baronnet avaient déjà été conférés à des membres influens des assemblées canadiennes. Quant au titre plus modeste et purement viager de chevalier, il est maintenant passé en usage de l'accorder à quiconque a rempli pendant un certain temps les fonctions de premier ministre dans une colonie de quelque importance. C'est ainsi que l'Angleterre a vu, il y a deux ans, revenir avec le titre et les prérogatives de chevalier un ancien fénian, M. Barry, qui, poursuivi pour haute trahison et condamné par contumace, s'était enfui aux États-Unis, puis s'était établi dans la colonie australienne de Victoria et y était parvenu au rang de premier ministre.

Ces faveurs personnelles et purement honorifiques peuvent flatter l'amour-propre de quelques individus et provoquer des dévoûmens isolés elles sont impuissantes à calmer le mécontentement des populations; mais cette affiliation de quelques colons de distinction à l'aristocratie métropolitaine a mis certains esprits sur la voie d'une combinaison qui leur paraît de nature à conjurer les dangers que court l'intégrité de l'empire britannique. Pourquoi cet empire ne se transformerait-il pas en une confédération sur le modèle de celle des États-Unis, au sein de laquelle des populations d'origine très diverse, d'intérêts souvent opposés et dotées de la plus large autonomie, vivent en bonne intelligence sous un gouvernement commun, qui leur assure à toutes une égale protection, et qui représente ou plutôt qui constitue leur unité nationale? Pourquoi les colonies ne pourraient-elles prendre place dans une confédération de ce genre? Il n'y a pas une plus grande divergence de vues, d'intérêts et de mœurs entre le planteur de la Jamaïque et l'habitant du Yorkshire, qu'entre le planteur de la Louisiane ou de la Floride et l'armateur du Maine ou le trappeur du Kansas. Cette idée d'une confédération à établir entre l'Angleterre et ses diverses dépendances, en vue de rattacher celles-ci à la métropole par un lien indissoluble, a trouvé faveur chez beaucoup des hommes qui ont exercé, aux colonies, de hautes fonctions administratives ou judiciaires et ont pu y constater une certaine impatience du joug métropolitain. Elle a rencontré bon accueil au sein du parti radical, qui ne voit, dans la fédération, qu'un acheminement vers la séparation, et qui accepte d'avance ce dénoûment. Enfin, elle a séduit plusieurs des hommes d'état libéraux les plus influens, tels que M. Forster et lord Rosebery. Ces nombreuses adhésions ont conduit à la fondation, à Londres, d'un nouveau cercle, l'Empire Club, créé pour ser

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