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colère et barbare, qui ne croyant point un dieu, serait son dieu à lui-même; qui se rendrait indigne de sa place sacrée, en foulant aux pieds les devoirs que cette place impose; qui sacrifierait sans remords ses amis, ses parens, ses serviteurs, son peuple, à ses passions! Ces deux tigres, l'un tondu, l'autre couronné, sont également à craindre. Par quel frein pourrons-nous les retenir, etc.?

Si l'idée d'un dieu auquel nos ames peuvent se rejoindre a fait des Titus, des Trajan, des Antonin, des Marc-Aurèle, et ces grands empereurs chinois dont la mémoire est si précieuse dans le second des plus anciens et des plus vastes empires du monde; ces exemples suffisent pour ma cause, et ma cause est celle de tous les hommes.

Je ne crois pas que dans toute l'Europe il y ait un seul homme d'état, un seul homme un peu versé dans les affaires du monde, qui n'ait le plus profond mépris pour toutes les légendes dont nous avons été inondés plus que nous le sommes aujourd'hui de brochures. Si la religion n'enfante plus de guerres civiles, c'est à la philosophie seule qu'on en est redevable; les disputes théologiques commencent à être regardées du même œil que les querelles de Gilles et de Pierrot à la Foire. Une usurpation également odieuse et ridicule, fondée d'un côté sur la fraude, et de l'autre sur la bêtise,

est minée chaque instant par la raison qui établit son règne. La bulle in cœna Domini, le chefd'œuvre de l'insolence et de la folie, n'ose plus paraître dans Rome même. Si un régiment de moines fait la moindre évolution contre les lois de l'état, il est cassé sur-le-champ; mais quoi! parce qu'on a chassé les jésuites, faut-il chasser Dieu ? au contraire, il faut l'en aimer davantage.

SECTION VI.

Sous l'empire d'Arcadius, Logomacos, théologal de Constantinople, alla en Scythie, et s'arrêta au pied du Caucase, dans les fertiles plaines de Zéphirim, sur les frontières de la Colchide. Le bon vieillard Dondindac était dans sa grande salle basse, entre sa grande bergerie et sa vaste grange; il était à genoux avec sa femme, ses cinq fils et ses cinq filles, ses parens et ses valets, et tous chantaient les louanges de Dieu après un léger repas. Que fais-tu là, idolâtre? lui dit Logomacos. Je ne suis point idolâtre, dit Dondindac. Il faut bien que tu sois idolâtre, dit Logomacos, puisque tu n'es pas Grec. Çà, dis-moi, que chantais-tu dans un barbare jargon de Scythie? Toutes les langues sont égales aux oreilles de Dieu, répondit le Scythe; nous chantions ses louanges. Voilà qui est bien extraordinaire, reprit le théologal: une fa

mille scythe qui prie Dieu, sans avoir été instruite par nous! Il engagea bientôt une conversation avec le Scythe Dondindac; car le théologal savait un peu de scythe, et l'autre un peu de grec. On a retrouvé cette conversation dans un manuscrit conservé dans la bibliothèque de Constantinople.

LOGOMACOS.

Voyons si tu sais ton catéchisme. Pourquoi pries-tu Dieu ?

DONDINDAC.

C'est qu'il est juste d'adorer l'Être suprême de qui nous tenons tout.

LOGOMACOS.

Pas mal pour un barbare! Et que lui demandes

tu?

DONDINDAC.

Je le remercie des biens dont je jouis, et même des maux dans lesquels il m'éprouve; mais je me garde bien de lui rien demander: il sait mieux que nous ce qu'il nous faut; et je craindrais d'ailleurs de demander du beau temps, quand mon voisin demanderait de la pluie.

LOGOMACOS.

Ah! je me doutais bien qu'il allait dire quelque sottise. Reprenons les choses de plus haut. Barbare, qui t'a dit qu'il y a un dieu?

DONDINDAC.

La nature entière.

LOGOMACOS.

Cela ne suffit pas. Quelle idée as-tu de Dieu ?

DONDINDAC.

L'idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais mal.

LOGOMACOS.

Bagatelles, pauvretés que cela! Venons à l'essentiel. Dieu est-il infini secundum quid, ou selon l'essence?

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Bête brute! Dieu est-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu?

DONDINDAC.

Je n'en sais rien... tout comme il vous plaira.

LOGOMACOS.

Ignorant! Peut-il faire que ce qui a été n'ait point été, et qu'un bâton n'ait pas deux bouts? voit-il le futur comme futur ou comme présent? comment fait-il tirer l'être du néant, et pour pour anéantir l'être ?

DONDINDAC.

Je n'ai jamais examiné ces choses.

LOGOMAGOS.

Quel lourdaud! Allons, il faut s'abaisser, se

proportionner. Dis-moi, mon ami, crois-tu que la matière puisse être éternelle?

DONDINDAC.

Que m'importe qu'elle existe de toute éternité ou non? je n'existe pas, moi, de toute éternité. Dieu est toujours mon maître; il m'a donné la notion de la justice, je dois la suivre; je ne veux point être philosophe, je veux être homme.

LOGOM ACOS.

On a bien de la peine avec ces têtes dures. Allons pied à pied : qu'est-ce que Dieu ?

DONDINDAC.

Mon souverain, mon juge, mon père.

LOGOMACOS.

Ce n'est pas là ce que je demande. Quelle est sa nature?

DONDINDAC.

D'être puissant et bon.

LOGOMACOS.

Mais est-il corporet ou spirituel ?

DONDINDAC.

Comment voulez-vous que je le sache?

LOGOMACOS.

Quoi! tu ne sais pas ce que c'est qu'un esprit?

DONDINDAC.

Pas le moindre mot. A quoi cela me servirait-il? en serais-je plus juste? serais-je meilleur mari, meilleur père, meilleur maître, meilleur citoyen?

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