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forcés à se laisser secourir par les autres Anglais 1. N'est-il pas indubitable que ceux qui penseraient en tout comme des martyrs se battraient fort mal contre des grenadiers? Toutes les paroles de ce chapitre de l'Esprit des Lois me paraissent fausses. « Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seraient infiniment plus forts, etc. » Oui, plus forts pour les empêcher de manier l'épée, pour les faire trembler de répandre le sang de leur prochain, pour leur faire regarder la vie comme un fardeau, dont le souverain bonheur est d'être déchargé.

«

<< On les enverrait, dit Bayle, comme des brebis << au milieu des loups, si on les fesait aller repous<< ser de vieux corps d'infanterie, ou charger des régimens de cuirassiers. >>

Bayle avait très grande raison. Montesquieu ne s'est pas aperçu qu'en le réfutant il ne voyait que les chrétiens mercenaires et sanguinaires d'aujourd'hui, et non pas les premiers chrétiens. Il semble qu'il ait voulu prévenir les injustes accusations qu'il a essuyées des fanatiques, en leur sacrifiant Bayle; et il n'y a rien gagné. Ce sont deux grands hommes qui paraissent d'avis différent, et qui auraient eu toujours le même s'ils avaient été également libres.

<< Le faux honneur des monarchies, les vertus

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<< humaines des républiques, la crainte servile des « états despotiques; » rien de tout cela ne fait les soldats, comme le prétend l'Esprit des Lois. Quand nous levons un régiment, dont le quart déserte au bout de quinze jours, il n'y a pas un seul des enrôlés qui pense à l'honneur de la monarchie ; ils ne savent ce que c'est. Les troupes mercenaires de la république de Venise connaissent leur paye, et non la vertu républicaine, de laquelle on ne parle jamais dans la place Saint-Marc. Je ne crois pas, en un mot, qu'il y ait un seul homme sur la terre qui s'enrôle dans un régiment par vertu.

Ce n'est point non plus par une crainte servile que les Turcs et les Russes se battent avec un acharnement et une fureur de lions et de tigres; on n'a point ainsi du courage par crainte. Ce n'est pas non plus par dévotion que les Russes ont battu les armées de Moustapha. Il serait à désirer, ce me semble, qu'un homme si ingénieux eût plus cherché à faire connaître le vrai qu'à montrer son esprit. Il faut s'oublier entièrement quand on veut instruire les hommes, et n'avoir en vue que la vérité.

ÉTATS, GOUVERNEMENS.

Quel est le meilleur ?

Je n'ai jusqu'à présent connu personne qui n'ait gouverné quelque état. Je ne parle pas de messieurs les ministres, qui gouvernent en effet, les uns deux

ou trois ans, les autres six mois, les autres six semaines; je parle de tous les autres hommes qui, à souper ou dans leur cabinet, étalent leur système de gouvernement, réforment les armées, l'église, la robe et la finance.

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L'abbé de Bourzeis se mit à gouverner la France vers l'an 1645, sous le nom du cardinal de Richelieu, et fit ce Testament politique, dans lequel il veut enrôler la noblesse dans la cavalérie pour trois ans, faire payer la taille aux chambres des comptes et aux parlemens, priver le roi du produit de la gabelle; il assure surtout que, pour entrer en campagne avec cinquante mille hommes, il faut par économie en lever cent mille. Il affirme que << la Provence seule a beaucoup plus de beaux *ports de mer que l'Espagne et l'Italie ensemble. » L'abbé de Bourzeis n'avait pas voyagé. Au reste, son ouvrage fourmille d'anachronismes et d'er-· il fait signer le cardinal de Richelieu d'une manière dont il ne signa jamais, ainsi qu'il le fait parler comme il n'a jamais parlé. Au surplus, il emploie un chapitre entier à dire que la raison doit être la règle d'un état, et à tâcher de prouver cette découverte. Cet ouvrage de ténèbres, ce bâtard de l'abbé de Bourzeis a passé long-temps ··

reurs;

■ Il sera parlé ailleurs de ce fameux Testament que l'on attribuo au marquis du Chastelet, et dont la première partie fut publiéo en 1687. (L. D. B.)

pour le fils légitime du cardinal de Richelieu; et tous les académiciens, dans leurs discours de réception, ne manquaient pas de louer démesurément ce chef-d'œuvre de politique.

Le sieur Gatien de Courtilz, voyant le succès du Testament politique de Richelieu, fit imprimer à La Haye le Testament de Colbert1, avec une belle lettre de M. de Colbert au roi, Il est clair que si ce ministre avait fait un pareil testament, il eût fallu l'interdire; cependant ce livre a été cité par quelques auteurs.

Un autre gredin, dont on ignore le nom, ne manqua pas de donner le Testament de Louvois plus mauvais encore, s'il se peut, que celui de Colbert; un abbé de Chèvremont fit tester aussi Charles, duc de Lorraine 3. Nous avons eu les Testamens politiques du cardinal Alberoni, du maréchal de Belle-Isle, et enfin celui de Mandrin 4.

I

Par Gatien de Courtilz de Sandras. La Haye, 1693. Il fut réimprimé en 1711. (L. D. B.)

> Il est aussi de Courtilz de Sandras, qui le fit paraître en 1695. (L. D.B.)

3 Le Testament politique de Charles V, duc de Lorraine, est reconnu aujourd'hui comme l'ouvrage de Henri Straatman, conseiller aulique de l'empereur. Il fut imprimé (à Paris) en 1696. (L. D. B.)

4 Le premier de ces Testamens est de Durey de Morsan; il fut revu et publié par Maubert de Gouvest en 1753; le second est de Chevrier, 1761; celui de M. Mandrin, composé par le chevalier Goudar, eut plus de succès que les précédens : il avait paru en 1755; et en 1756 il était déja parvenu aux honneurs d'une septième édition. (L. D. B.)

M. de Bois-Guilbert, auteur du Détail de la France, imprimé en 1695, donna le projet inexécutable de la dîme royale sous le nom du maréchal de Vauban.

Un fou, nommé La Jonchère, qui n'avait pas de pain, fit en 1720 un projet de finance en quatre volumes; et quelques sots ont cité cette production comme un ouvrage de La Jonchère, le trésorier général, s'imaginant qu'un trésorier ne peut faire un mauvais livre de finance.

Mais il faut convenir que des hommes très sages, très dignes peut-être de gouverner, ont écrit sur l'administration des états, soit en France, soit en Espagne, soit en Angleterre. Leurs livres ont fait beaucoup de bien : ce n'est pas qu'ils aient corrigé les ministres qui étaient en place quand ces livres parurent, car un ministre ne se corrige point et ne peut se corriger; il a pris sa croissance; plus d'instructions, plus de conseils; il n'a pas le temps de les écouter; le courant des affaires l'emporte : mais ces bons livres forment des jeunes gens destinés aux places; ils forment les princes, et la seconde génération est instruite.

Le fort et le faible de tous les gouvernemens a été examiné de près dans les derniers temps. Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui avez lu et vu, dans quel état, dans quelle sorte de gouvernement voudriez-vous être né? Je conçois qu'un

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