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morale que les autres ne sont fausses en physique. Quand il serait vrai qu'un homme ne pourrait être vertueux sans souffrir, il faudrait l'encourager à l'être. La proposition de l'auteur serait visiblement la ruine de la société. D'ailleurs, comment saura-t-il qu'on ne peut être heureux sans avoir des vices? n'est-il pas au contraire prouvé par l'expérience, que la satisfaction de les avoir domptés est cent fois plus grande que le plaisir d'y avoir succombé; plaisir toujours empoisonné, plaisir qui mène au malheur? On acquiert, en domptant ses vices, la tranquillité, le témoignage consolant de sa conscience; on perd en s'y livrant son repos, sa santé; on risque tout. Aussi l'auteur lui-même en vingt endroits veut qu'on sacrifie tout à la vertu; et il n'avance cette proposition que pour donner dans son système une nouvelle preuve de la nécessité d'être vertueux.

« Ceux qui rejettent avec tant de raison les <«< idées innées... auraient dû sentir que cette intelligence ineffable que l'on place au gouvernail du « monde, et dont nos sens ne peuvent constater << nil'existence ni les qualités, est un être de raison. >>

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En vérité, de ce que nous n'avons point d'idées innées, comment s'ensuit-il qu'il n'y a point de Dieu ? cette conséquence n'est-elle pas absurde? y a-t-il quelque contradiction à dire que Dieu nous

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donne des idées par nos sens? n'est-il pas au contraire de la plus grande évidence que, s'il est un être tout puissant dont nous tenons la vie, nous lui devons nos idées et nos sens comme tout le reste? Il faudrait avoir prouvé auparavant que Dieu n'existe pas; et c'est ce que l'auteur n'a point fait; c'est même ce qu'il n'a pas encore tenté de faire,jusqu'à cette page du chapitre x.

Dans la crainte de fatiguer les lecteurs par l'examen de tous ces morceaux détachés, je viens au fondement du livre, et à l'erreur étonnante sur laquelle il a élevé son système. Je dois absolument répéter ici ce qu'on a dit ailleurs.

HISTOIRE DES ANGUILLES, SUR LESQUELLES EST FONDÉ LE SYSTÈME1.

Il y avait en France, vers l'an 1750, un jésuite anglais nommé Needham, déguisé en séculier, qui servait alors de précepteur au neveu de M. Dillon, archevêque de Toulouse. Cet homme fesait des expériences de physique, et surtout de chimie.

Après avoir mis de la farine de seigle ergoté dans des bouteilles bien bouchées, et du jus de

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Voyez l'article ANGUILLES. Jean Tuberville Needham, jésuite, né à Londres en 1713, et si souvent plaisanté par Voltaire pour son ridicule système des anguilles, ne doit pas être confondu avec Pierre Needham, helléniste médiocrement estimé, qui a donné l'édition des Geoponica, Cambridge, 1704, in-8°, celle de Theophrasti Characteres, 1712, etc. R.

que

mouton bouilli dans d'autres bouteilles, il crut son jus de mouton et son seigle avaient fait naître des anguilles, lesquelles même en reproduisaient bientôt d'autres, et qu'ainsi une race d'anguilles se formait indifféremment d'un jus de viande, ou d'un grain de seigle.

Un physicien qui avait de la réputation, ne douta pas que ce Needham ne fût un profond athée. Il conclut que, puisque l'on fesait des anguilles avec de la farine de seigle, on pouvait faire des hommes avec de la farine de froment; que la nature et la chimie produisaient tout, et qu'il était démontré qu'on peut se passer d'un Dieu formateur de toutes choses.

Cette propriété de la farine trompa aisément un homme malheureusement égaré alors dans des idées qui doivent faire trembler pour la faiblesse de l'esprit humain. Il voulait creuser un trou jusqu'au centre de la terre pour voir le feu central, disséquer des Patagons pour connaître la nature de l'ame, enduire les malades de poix résine pour les empêcher de transpirer, exalter son ame pour prédire l'avenir. Si on ajoutait qu'il fut encore plus malheureux en cherchant à opprimer deux de ses confrères, cela ne ferait pas d'honneur à l'athéisme, et servirait seulement à nous faire rentrer en nousmêmes avec confusion.

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Il est bien étrange que des hommes, en niant un Créateur, se soient attribué le pouvoir de créer des anguilles.

Ce qu'il y a de plus déplorable, c'est que des physiciens plus instruits adoptèrent le ridicule système du jésuite Needham, et le joignirent à celui de Maillet, qui prétendait que l'Océan avait formé les Pyrénées et les Alpes, et que les hommes étaient originairement des marsouins, dont la queue fourchue se changea en cuisses et en jambes dans la suite des temps, ainsi que nous l'avons dit. De telles imaginations peuvent être mises avec les anguilles formées par de la farine.

Il n'y a pas long-temps qu'on assura qu'à Bruxelles, un lapin avait fait une demi-douzaine de lapereaux à une poule.

Cette transmutation de farine et de jus de mouton en anguilles fut démontrée aussi fausse et aussi ridicule qu'elle l'est en effet, par M. Spalanzani, un peu meilleur observateur que Needham.

On n'avait pas besoin même de ces observations pour démontrer l'extravagance d'une illusion si palpable. Bientôt les anguilles de Needham allèrent trouver la poule de Bruxelles.

Cependant, en 1768, le traducteur exact, élégant et judicieux de Lucrèce1,se laissa surprendre au point que non seulement il rapporte dans ses Lagrange, mort en 1775, à trente-sept ans. B.

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notes du livre vi, page 361, les prétendues expériences de Needham, mais qu'il fait ce qu'il peut pour en constater la validité.

Voilà donc le nouveau fondement du Système de la nature. L'auteur, dès le second chapitre, s'exprime ainsi :

« En humectant de la farine avec de l'eau, et << en renfermant ce mélange, on trouve au bout de quelque temps, à l'aide du microscope, qu'il a produit des êtres organisés dont on croyait la << farine et l'eau incapables. C'est ainsi que la na<«<ture inanimée peut passer à la vie, qui n'est elle«< même qu'un assemblage de mouvemens. >>

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Quand cette sottise inouïe serait vraie, je ne vois pas, à raisonner rigoureusement, qu'elle prouvât qu'il n'y a point de dieu; car il se pourrait très bien qu'il y eût un Être suprême, intelligent et puissant, qui, ayant formé le soleil et tous les astres, daignât former aussi des animalcules sans germe. Il n'y a point là de contradiction dans les termes. Il faudrait chercher ailleurs une preuve démonstrative que Dieu n'existe pas; et c'est ce qu'assurément personne n'a trouvé ni ne trouvera.

L'auteur traite avec mépris les causes finales, parce que c'est un argument rebattu; mais cet ar

1 Première partie, page 23. Voyez, sur les anguilles de Needham, le chapitre xx des Singularités de la nature, dans le second volume de Physique. (Note de Voltaire.)

DICTIONN. PHILOS. T. IV.

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