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mortable, et s'en retourne à Paris; tous ses biens, en quelque endroit qu'ils soient situés, appartiendront au seigneur foncier, en cas que cet homme meure sans laisser de lignée.

On demande, à ce propos, comment la comté de Bourgogne eut le sobriquet de franche avec une telle servitude. C'est sans doute comme les Grecs donnèrent aux furies le nom d'Euménides, bons cœurs.

Mais le plus curieux, le plus consolant de toute cette jurisprudence, c'est que les moines sont seigneurs de la moitié des terres mainmortables.

Si par hasard un prince du sang, ou un ministre d'état, ou un chancelier, ou quelqu'un de leurs secrétaires jetait les yeux sur cet article, il serait bon que dans l'occasion il se ressouvînt que le roi de France déclare à la nation, dans son ordonnance du 18 mai 1731, que « les moines et les bé<< néficiers possèdent plus de la moitié des biens « de la Franche-Comté. >>

Le marquis d'Argenson, dans le Droit public ecclésiastique, auquel il eut la meilleure part, dit qu'en Artois, de dix-huit charrues, les moines en ont treize.

On appelle les moines eux-mêmes gens de mainmorte, et ils ont des esclaves. Renvoyons cette possession monacale au chapitre des contradictions.

Quand nous avons fait quelques remontrances modestes sur cette étrange tyrannie des gens qui ont juré à Dieu d'être pauvres et humbles, on nous a répondu: Il y a six cents ans qu'ils jouissent de ce droit; comment les en dépouiller? Nous avons répliqué humblement : Il y a trente ou quarante mille ans, plus ou moins, que les fouines sont en possession de manger nos poulets; mais on nous accorde la permission de les détruire quand nous les rencontrons.

N. B. C'est un péché mortel dans un chartreux de manger une demi-once de mouton; mais il peut en sûreté de conscience manger la substance de toute une famille. J'ai vu les chartreux de mon voisinage hériter cent mille écus d'un de leurs esclaves mainmortables, lequel avait fait cette fortune à Francfort par son commerce. Il est vrai que la famille dépouillée a eu la permission de venir demander l'aumône à la porte du couvent, car il faut tout dire.

Disons donc que les moines ont encore cinquante ou soixante mille esclaves mainmortables dans le royaume des Francs. On n'a pas pensé jusqu'à présent à réformer cette jurisprudence chrétienne qu'on vient d'abolir dans les états du roi de Sardaigne; mais on y pensera. Attendons seulement quelques siècles, quand les dettes de l'état seront payées.

DICTIONN. PHILOS. T. IV.

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ESPACE.

Qu'est-ce que l'espace? Il n'y a point d'espace, point de vide, disait Leibnitz après avoir admis le vide: mais, quand il l'admettait, il n'était pas encore brouillé avec Newton; il ne lui disputait pas encore le calcul des fluxions, dont Newton était l'inventeur. Quand leur dispute eut éclaté, il n'y eut plus de vide, plus d'espace pour Leibnitz.

Heureusement, quelque chose que disent les philosophes sur ces questions insolubles, que l'on soit pour Épicure, pour Gassendi, pour Newton, ou pour Descartes et Rohault, les règles du mouvement seront toujours les mêmes; tous les arts mécaniques seront exercés, soit dans l'espace pur, soit dans l'espace matériel.

Que Rohault vainement sèche pour concevoir

Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir;

(BOILEAU, ép. v, v. 31.)

Cela n'empêchera pas que nos vaisseaux n'aillent aux Indes, et que tous les mouvemens ne s'exécutent avec régularité, tandis que Rohault séchera. L'espace pur, dites-vous, ne peut être ni matière ni esprit : or il n'y a dans le monde que matière et esprit; donc il n'y a point d'espace.

Eh! messieurs, qui nous a dit qu'il n'y a que matière et esprit, à nous qui connaissons si imparfaitement l'un et l'autre? Voilà une plaisante

décision: « Il ne peut être dans la nature que deux choses, lesquelles nous ne connaissons pas. >> Du moins Montézume raisonnait plus juste dans la tragédie anglaise de Dryden : « Que venez-vous << me dire au nom de l'empereur Charles-Quint? «< il n'y a que deux empereurs dans le monde, celui << du Pérou et moi. » Montézume parlait de deux choses qu'il connaissait; mais nous autres nous parlons de deux choses dont nous n'avons aucune idée nette.

Nous sommes de plaisans atomes; nous fesons Dieu un esprit à la mode du nôtre : et parce que nous appelons esprit la faculté que l'Être suprême, universel, éternel, tout puissant, nous a donnée de combiner quelques idées dans notre petit cerveau large de six doigts tout au plus, nous nous imaginons que Dieu est un esprit de cette même sorte. Toujours Dieu à notre image, bonnes gens!

Mais s'il y avait des millions d'êtres qui fussent tout autre chose que notre matière, dont nous ne connaissons que les apparences, et tout autre chose que notre esprit, notre souffle idéal, dont nous ne savons précisément rien du tout? et qui pourra m'assurer que ces millions d'êtres n'existent pas? et qui pourra soupçonner que Dieu, démontré existant par ses effets n'est pas infiniment différent de tous ces êtres-là, et que l'espace n'est pas un de ces êtres?

Nous sommes bien loin de dire avec Lucrèce.

Ergo, præter inane et corpora, tertia per se

Nulla potest rerum in numero natura referri.

Lib. I, V.

446.

Hors le corps et le vide il n'est rien dans le monde.

Mais oserons-nous croire avec lui que l'espace infini existe?

A-t-on jamais pu répondre à son argument: « Lancez une flèche des bords du monde, tom<< bera-t-elle dans le rien, dans le néant?»

Clarke, qui parlait au nom de Newton, prétend que « l'espace a des propriétés, qu'il est «< étendu, qu'il est mesurable; donc il existe; >> mais si on lui répond qu'on met quelque chose là où il n'y avait rien, que répliqueront Newton et Clarke?

Newton regarde l'espace comme le sensorium de Dieu. J'ai cru entendre ce grand mot autrefois, car j'étais jeune; à présent je ne l'entends pas plus que ses explications de l'Apocalypse. L'espace sensorium de Dieu, l'organe intérieur de Dieu! je m'y perds, et lui aussi. Il crut, au rapport de Locke', qu'on pouvait expliquer la création en supposant

1 Cette anecdote est rapportée par le traducteur de l'Essai sur l'entendement humain, tome iv, page 175. (VOLT.)

* Ce traducteur est Coste. L'anecdote, qui est de Locke lui-même, se trouve livre Iv, chapitre VII, paragraphe 111. (L. D. B.)

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