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Le marc de l'argent valait alors à peu près la moitié du numéraire d'aujourd'hui; tout le nécessaire absolu était de la moitié moins cher; et le luxe ordinaire qui est devenu nécessaire, et qui n'est plus luxe, coûtait trois à quatre fois moins que de nos jours. Ainsi le comte d'Aubigné aurait pu pour ses douze mille livres de rente, qu'il mangeait à Paris assez obscurément, vivre en prince dans sa terre.

Il y a dans Paris trois ou quatre cents familles municipales qui occupent la magistrature depuis un siècle, et dont le bien est en rentes sur l'Hôtelde-Ville. Je suppose qu'elles eussent chacune vingt mille livres de rente; ces vingt mille livres fesaient juste le double de ce qu'elles font aujourd'hui: ainsi elles n'ont réellement que la moitié de leur ancien revenu. De cette moitié on retrancha une moitié dans le temps inconcevable du système de Law. Ces familles ne jouissent donc réellement que du quart du revenu qu'elles possédaient à l'avénement de Louis XIV au trône; et le luxe étant augmenté des trois quarts, reste peu près rien pour elles; à moins qu'elles n'aient réparé leur ruine par de riches mariages, ou par des successions, ou par une industrie secrète; et c'est ce qu'elles ont fait.

En tout pays, tout simple rentier qui n'augmente pas son bien dans une capitale, le perd à la longue.

Les terriens se soutiennent, parce que l'argent augmentant numériquement, le revenu de leurs terres augmente en proportion; mais ils sont exposés à un autre malheur, et ce malheur est dans eux-mêmes. Leur luxe et leur inattention, non moins dangereuse encore, les conduisent à la ruine. Ils vendent leurs terres à des financiers qui entassent, et dont les enfans dissipent tout à leur tour. C'est une circulation perpétuelle d'élévation et de décadence; le tout faute d'une économie raisonnable, qui consiste uniquement à ne pas dépenser plus qu'on ne reçoit.

DE L'ÉCONOMIE PUBLIQUE.

L'économie d'un état n'est précisément que celle d'une grande famille. C'est ce qui porta le duc de Sulli à donner le nom d'Économies à ses mémoires. Toutes les autres branches d'un gouvernement sont plutôt des obstacles que des secours à l'administration des deniers publics. Des traités qu'il faut quelquefois conclure à prix d'or, des guerres malheureuses, ruinent un état pour long-temps; les heureuses même l'épuisent. Le commerce intercepté et mal entendu l'appauvrit encore; les impôts excessifs comblent la misère.

Qu'est-ce qu'un état riche et bien économisé? c'est celui où tout homme qui travaille est sûr d'une fortune convenable à sa condition, à com

mencer par le roi, et à finir par le manœuvre. Prenons pour exemple l'état où le gouvernement des finances est le plus compliqué, l'Angleterre. Le roi est presque sûr d'avoir toujours un million sterling par an à dépenser pour sa maison, sa table, ses ambassadeurs et ses plaisirs. Ce million revient tout entier au peuple par la consommation; car si les ambassadeurs dépensent leurs appointemens ailleurs, les ministres étrangers consument leur argent à Londres. Tout possesseur de terres est certain de jouir de son revenu, aux taxes près imposées par ses représentans en parlement, c'est-à-dire par lui-même.

Le commerçant joue un jeu de hasard et d'industrie contre presque tout l'univers; et il est long-temps incertain s'il mariera sa fille à un pair du royaume, ou s'il mourra à l'hôpital.

Ceux qui, sans être négocians, placent leur fortune précaire dans les grandes compagnies de commerce, ressemblent parfaitement aux oisifs de la France qui achètent des effets royaux, et dont le sort dépend de la bonne ou mauvaise fortune du gouvernement.

Ceux dont l'unique profession est de vendre et d'acheter des billets publics, sur les nouvelles heureuses ou malheureuses qu'on débite, et de trafiquer la crainte et l'espérance, sont en sousordre dans le même cas que les actionnaires; et

tous sont des joueurs, hors le cultivateur qui fournit de quoi jouer.

Une guerre survient; il faut que le gouvernement emprunte de l'argent comptant, car on ne paye pas des flottes et des armées avec des promesses. La chambre des communes imagine une taxe sur la bière, sur le charbon, sur les cheminées, sur les fenêtres, sur les acres de blé et de pâturage, sur l'importation, etc.

On calcule ce que cet impôt pourra produire à peu près; toute la nation en est instruite; un acte du parlement dit aux citoyens : Ceux qui voudront prêter à la patrie recevront quatre pour cent de leur argent pendant dix ans, au bout desquels ils seront remboursés.

Ce même gouvernement fait un fonds d'amortissement du surplus de ce que produisent les taxes. Ce fonds doit servir à rembourser les créanciers. Le temps du remboursement venu, on leur dit : Voulez-vous votre fonds, ou voulez-vous le laisser à trois pour cent? Les créanciers, qui croient leur dette assurée, laissent pour la plupart leur argent entre les mains du gouvernement.

Nouvelle guerre, nouveaux emprunts, nouvelles dettes; le fonds d'amortissement est vide, on ne rembourse rien.

Enfin ce monceau de papier représentatif d'un argent qui n'existe pas, a été porté jusqu'à cent

trente millions de livres sterling, qui font cent vingt-sept millions de guinées, en l'an 1770 de notre ère vulgaire.

Disons en passant que la France est à peu près dans ce cas; elle doit de fonds environ cent vingtsept millions de louis d'or. Or ces deux sommes, montant à deux cent cinquante-quatre millions de louis d'or, n'existent pas dans l'Europe. Comment payer? Examinons d'abord l'Angleterre.

Si chacun redemande son fonds, la chose est visiblement impossible, à moins de la pierre philosophale, ou de quelque multiplication pareille. Que faire ? Une partie de la nation a prêté à toute la nation. L'Angleterre doit à l'Angleterre cent trente millions sterling à trois pour cent d'intérêt; elle paie donc de ce seul article très modique trois millions neuf cent mille livres sterling d'or chaque année. Les impôts sont d'environ sept millions 1; il reste donc pour satisfaire aux charges de l'état trois millions et cent mille livres sterling, sur quoi l'on peut, en économisant, éteindre peu à peu une partie des dettes publiques.

La banque de l'état, en produisant des avantages immenses aux directeurs, est utile à la nation, parce qu'elle augmente le crédit, que ses opérations sont connues, et qu'elle ne pourrait faire plus de billets qu'il n'en faut, sans perdre ce

• Ceci était écrit en 1770.

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