Page images
PDF
EPUB

Bas, ou l'Amérique, ou l'Italie. ERAS. N'en raillés point. Vous ne fçauriés donner un peu plus de bon fens à l'un, ou de bonne foi à l'autre, qu'il ne vous en coûte beaucoup. Il n'y a pas jufqu'à l'impuiffance de votre Grand Oncle, ou jufqu'à la coquetterie de votre Grand' Tante, qui ne vous foient néceffaires. Voyés combien c'est un édifice délicat que celui qui eft fondé fur tant de chofes qui dépendent du hazard.

CHAR. En vérité, il n'y a pas moyen de foutenir un examen auffi févere que le vôtre. J'avoue que vous faites difparoître toute ma grandeur, & tous mes titres.

ERAS. Ce font-là pourtant ces qualités dont vous prétendiés vous parer; je vous en ai dépouillé fans peine. Vous fouvient-il d'avoir oüi dire que l'Athénien Cimon, ayant fait beaucoup de Perfes prifonniers, expofa en vente d'un côté leurs habits, & de l'autre leurs corps tout nuds, & que comme les habits étoient d'une grande magnificence, il y eut preffe à les acheter, mais que pour les Hommes, perfonne n'en voulut: De bonne foi, je

1

croi que ce qui arriva à ces Perfes-là, arriveroit à bien d'autres, fi l'on féparoit leur merite perfonnel d'avec celui que la fortune leur a donné.

CHAR. Mais quel est ce merite perfonnel ?

ERAS. Faut-il le demander ? tout ce qui eft en nous. L'efprit, par exemple, les fciences.

CHAR. Et l'on peut avec raison en tirer de la gloire ?

ERAS. Sans doute. Ce ne font pas des biens de fortune, comme la nobleffe, ou les richeffes.

CHAR. Je fuis furpris de ce que vous dites. Les fciences ne viennent - elles pas aux Sçavans, comme les richeffes viennent à la plupart des Gens riches? N'eft-ce pas par voye de fucceffion ? Vous herités des Anciens, vous autres Hommes doctes, ainfi que nous de nos Peres. Si on nous a laiffe tout ce que nous poffedons, on vous a laiffe auffi tout ce que vous fçavés ; & de-là vient que beaucoup de Sçavans regardent ce qu'ils ont reçu des Anciens,avec le même refpect que quelques gens regardent les Terres & les Maifons de leurs

Ayeux, où ils feroient bien fâchés de rien changer.

ERAS. Mais les Grands naiffent heritiers de la grandeur de leurs Peres, & les Sçavans n'étoient pas nés heritiers des connoiffances des Anciens. La fcience n'eft point une fucceffion qu'on reçoit, c'eft une acquifition toute nouvelle que l'on entreprend de faire; out fi c'eft une fucceffion, elle eft affés difficile à recueillir, pour être fort honorable.

CHAR. Hé bien, mettés la peine qui fe trouve à acquerir les biens de l'efprit, contre celle qui fe trouve à conferver les biens de la fortune, voilà les chofes égales; car enfin, fi vous ne regardés que la difficulté, fouvent les affaires du monde en ont bien autant que les spéculations du Cabinet.

ERAS. Mais ne parlons point de la fcience, tenons-nous-en à l'efprit; ce bien-là ne dépend aucunement du ha→ zard.

CHAR. Il n'en dépend point? Quoi, l'efprit ne confifte-t-il pas dans une certaine conformation du cerveau, & le hazard eft-il moindre, de naître avec

un cerveau bien difpofé, que de naître d'un Pere qui foit Roi? Vous étiés un grand génie; mais demandés à tous les Philofophes, à quoi il tenoit que vous ne fuffies ftupide, & hebêté ; prefque à rien, à une petite difpofition de fibres, enfin à quelque chofe que l'Anatomie la plus délicate ne fçauroit jamais appercevoir. Et après cela, ces Meffieurs les beaux Efprits nous oferont foutenir qu'il n'y a qu'eux qui ayent des biens indépendans du hazard, & ils fe croiront en droit de méprifer tous les autres Hommes ?

ERAS. A votre compte, être riche, ou avoir de l'efprit, c'eft le même me

rite.

CHAR. Avoir de l'efprit, eft un hazard plus heureux, mais au fond c'est toujours un hazard.

ERAS. Tout eft donc hazard?

CHAR. Oui, pourvu qu'on donne ce nom à un ordre que l'on ne connoit point. Je vous laiffe à juger, fi je n'ai pas dépouillé les Hommes encore mieux que vous n'aviés fait ; vous ne leur ôtiès que quelques avantages de la naiffance, & je leur ôte jufqu'à ceux de l'efprit. Si avant que de tirer vanité

d'une chofe, ils vouloient s'affurer bien qu'elle leur appartînt, il n'y auroit guere de vanité dans le monde.

DIALOGUE III.

ELIZABETH D'ANGLETerre, LE DUC D'ALENCON.

M

LE DUC.

Ais pourquoi m'avés -vous fi long-tems flatté de l'efpérance de vous époufer, puifque vous étiés réfoluë dans l'ame à ne rien conclure?

ELISABETH. J'en ai bien trompé d'autres qui ne valoient pas moins que vous. J'ai été la Penelope de mon fiecle. Vous, le Duc d'Anjou votre Frere, l'Archiduc, le Roi de Suede, vous étiés tous des pourfuivans, qui en vouliés à une Ifle bien plus confidérable que celle d'Ithaque; je vous ai tenus en haleine pendant une longue fuite d'années, & à la fin je me fuis moquée de vous.

LE DUC. Il y a ici de certains Morts,

« PreviousContinue »