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tu fuppofes, & tous tant que vous êtes, vous avés extrémement tort. Pourquoi vous rendés - vous fi déli

cats?

SMIN. Ah! Milon, les Gens d'efprit ne font pas des Crotoniates comme toi; mais ce font des Sibarites encore plus rafinés que je n'étois.

MI. Je voi bien ce que c'eft. Les Gens d'efprit ont affurément plus de plaifirs qu'il ne leur en faut, & ils permettent à leur délicateffe d'en retrancher ce qu'ils ont de trop. Ils veulent bien être fenfibles aux plus petits défagrémens, parce qu'il y a d'ailleurs affés d'agrémens pour eux, & fur ce piedlà je trouve qu'ils ont raison.

SMIN. Ce n'eft point du tout cela. Les Gens d'efprit n'ont point plus de plaifirs qu'il ne leur en faut.

MI. Ils font donc fous, de s'amufer à être fi délicats.

SMIN. Voilà le malheur. La délicateffe eft tout-à-fait digne des Hommes; elle n'eft produite que par les bonnes qualités & de l'efprit, & du coeur; on fe fçait bon gré d'en avoir; on tâche à en acquerir quand on n'en a pas; cependant la délicateffe dimi

nue le nombre des plaifirs, & on n'en a point trop. Elle eft caufe qu'on les fent moins vivement, & d'eux-mêmes ils ne font point trop vifs. Que les Hommes font à plaindre! Leur condition naturelle leur fournit peu de chofes agréables, & leur raison leur apprend à en goûter encore moins.

DIALOGUE III.

DIDON, STRATONICE.

DIDON.

HELAS! ma pauvre Stratonice, que je fuis malheureuse ! Vous fçavés comme j'ai vécu. Je gardai une fidelité fi exacte à mon premier Mari, que je me brûlai toute vive, plûtôt que d'en prendre un fecond. Cependant je n'ai pû être à couvert de la médifance. Il a plû à un Poëte nommé Virgile de changer une Prude auffi févere que moi,en une jeune Coquette qui fe laiffe charmer de la bonne mine d'un Etranger dès le premier jour qu'elle le voit.

Toute mon Hiftoire eft renversée. A la vérité, le Bucher où je fus confumée m'eft demeuré. Mais devinés pourquoi je m'y jette? Ce n'eft plus de peur d'être obligée à un fecond mariage c'eft que je fuis au defefpoir de ce que cet Etranger m'abandonne.

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STRATONICE. De bonne foi, cela peut avoir des conféquences très-dangereuses. Il n'y aura plus guere de Femmes qui veuillent fe brûler par fidélité conjugale, fi après leur mort un Poëte eft en liberté de dire d'elles tout ce qu'il voudra. Mais peut-être votre Virgile n'a- t'il pas eu fi grand tort. Peut-être a-t'il démélé dans votre vie quelque intrigue que vous efperiés qui ne feroit pas connue. Que fçait-on ? Je ne voudrois pas répondre de vous fur la foi de votre Bucher.

Di. Si la galanterie que Virgile m'attribue, avoit quelque vrai-femblance, je confentirois que l'on me foupçonnât; mais il me donne pour Amant Enée, un homme qui étoit mort trois cens ans avant que je fuffe au monde.

STRA. Ce que vous dites là eft quelque chofe. Cependant Enée & vous, vous paroiffiés extrémement étre

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le fait l'un de l'autre. Vous aviés été tous deux contraints d'abandonner votre Patrie; vous cherchiés fortune tous deux dans des Païs étrangers; il étoit veuf, vous étiez veuve : voilà bien des rapports. Il eft vrai que vous êtes née trois cens ans après lui; mais Virgile a vû tant de raisons pour vous affortir enfemble, qu'il a crû que les trois cens années qui vous féparoient, n'étoient pas une affaire.

DI. Quel raifonnement eft-ce là: Quoi, trois cens ans ne font pas toujours trois cens ans, & malgré cet obftacle, deux perfonnes peuvent fe rencontrer & s'aimer ?

STRA. Oh! c'eft fur ce point que Virgile a entendu fineffe. Affurément il étoit Homme de monde, il a voulu faire voir qu'en matiere de commerces amoureux, il ne faut pas juger fur l'apparence, & que ceux qui en ont le moins, font bien fouvent les plus vrais.

Dr. J'avois bien affaire qu'il attaquât ma réputation, pour mettre ce beau miftere dans fes Ouvrages.

STRA. Mais quoi? Vous a-t'il tournée en ridicule ? Vous a-t'il fait dire des chofes impertinentes ?

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Dr. Rien moins. Il m'a récité ici fon Poëme, & tout le morceau où il me fait paroître, eft affurément divin, à la médifance près. J'y fuis belle, j'y dis de très-belles chofes fur ma paffion prétenduë; & fi Virgile étoit obligé à me reconnoître dans l'Eneïde pour Femme de bien, l'Eneïde y perdroit beaucoup.

STRA. De quoi vous plaignés-vous donc ? On vous donne une galanterie que vous n'avés pas eue: voilà un grand malheur ! Mais en récompenfe on vous donne de la beauté & de l'efprit, que vous n'aviés peut-être pas. DI. Quelle confolation!

STRA. Je ne fçai comment vous êtes faite mais la plupart des Femmes aiment mieux, ce me femble, qu'on médife un peu de leur vertu, que de leur efprit, ou de leur beauté. Pour moi j'étois de cette humeur-là. Un Peintre, qui étoit à la Cour du Roi de Syrie mon mari, fut malcontent de moi, & pour fe vanger, il me peignit entre les bras d'un Soldat. Il expofa fon Tableau, & prit auffi-tôt la fuite. Mes Sujets zélés pour ma gloire, vouloient bruler ce Tableau publiquement, mais Tome I.

B

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