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exaltation. C'est l'œuvre du vates antique, poète et prophète à la fois, jugeant d'inspiration les conséquences futures d'un évènement dont le poète populaire se borne à voir les résultats matériels et immédiats. Le chant populaire, c'est celui que la joie des femmes d'Israël faisait entendre au son des sistres et des tambours: Sail en a frappé mille et David en a frappé dix mille (1); le chant national, c'est ce magnifique cantique du jeune vainqueur de Goliath: Je rends grâce à Jehova avec les plus vifs transports, je publie toutes les merveilles, 6 mon Dieu! (2)

Si la muse populaire s'assied de préférence auprès du berceau des nations c'est qu'à ce moment de la vie sociale l'individu ne se laisse pas encore absorber par l'unité; aussi étudier cette poésie, c'est, suivant l'expression de Goerres, boire la poésie à sa source, tater le pouls de la nationalité dès son enfance. Plus tard quand la nation aura grandi, on rencontrera des chants que des circonstances éphémères, des motifs futiles, inexplicables, ont fait adopter par le peuple, mais ce n'est plus sa vraie poésie, celle qui sort de ses entrailles et porte le cachet de sa race, ce n'est plus qu'un caprice de la mode ou une popularité bâtarde que les oscillations de la politique, plus capricieuses encore, ont fait naître et auront emporté avant qu'il soit demain. On chante Béranger, on chante le choeur de Robin des Bois, comme on a porté dans le temps, nous ne voulons blesser personne, comme on a porté des catogans, des vertugadins et des souliers à la poulaine.

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Une foi vive quoique simple jusqu'à la naïveté, une - crédulité qui paraît puérile, tant il est quelquefois difficile de dégager l'idée quelle couvre, sont un des caractères dominants des poésies de la première époque, de celles qui constituent la vraie poésie populaire, comme elles sont une des qualités de l'enfance. Comme l'enfant, cette poésie croit aux sorciers, aux fées, aux esprits follets, à toutes les puissances intermédiaires; comme à l'enfant, on lui permet de toucher même aux choses les plus sacrées, sans les profaner. Sa dévotion s'inspire de ces légendes extraordinaires que recueillit Jacques de Voragine et que

(1) Egressæ sunt mulieres de universis urbibus Israël, cantantes. chorosque ducentes in tympanis lætitiæ et in sistris. -et præcinebant mulieres ludentes, atque dicentes: percussit Saul mille, et David decem millia. I. Reg. XVIII. 6,7.

(2) Ps. IX. Les commentateurs pensent que ce psaume fut composé après la victoire sur Goliath.

le moyen âge ne pût se lasser d'entendre; son imagination. amoureuse du merveilleux préfère à la noble simplicité des évangiles, les prodiges amoncelés dans les livres apocryphes (4). Un autre sentiment qui caractérise fortement la poésie populaire c'est sa sympathie pour les faibles et les opprimés, sa croyance profonde à une Providence vengeresse ou rénumératrice. Dans une société encore barbare, où trop souvent la force se substituait au droit, cette protestation du sens moral des masses en faveur des victimes est un fait des plus remarquables et des plus consolants. Mais ce n'est pas au moyen d'une dialectique plus ou moins spécieuse, ce n'est pas en se transformant en homélie qu'elle répandra son enseignement. Sa croyance au merveilleux lui vient en aide, un fait est sa démonstration. Toujours la victime ressuscite pour accuser son meurtrier, traduction matérielle des paroles de Dieu à Caïn: Le sang de ton frère crie vers toi; c'est la Dolente recouvrant la parole pour faire connaître ses assassins (2); c'est l'enfant de Françoise, brutalement arraché du sein de sa mère, puis hâché dans un pâté, qui demande le baptême et condamne lui-même ceux qui lui ont ravi le jour. Veut-elle nous apitoyer sur de pauvres orphelins qu'une marâtre martyrise, elle fera descendre à leur aide lou bouen Diou Jésus-Christ. Pour enseigner l'amour des pauvres elle ne refera pas le chapitre de Saint-Paul sur la charité, c'est Jésus-Christ qu'elle habillera en pauvre, elle illuminera d'une clarté miraculeuse la maison qui lui donnera l'hospitalité; et dans ces transformations de l'Homme-Dieu, c'est plutôt son humanité qu'elle voudra faire chérir, que faire respecter sa divinité. Ainsi dans cette légende du Crucifix, pleine d'une poésie si sombre, les trois arrogants ne sont pas punis pour le scandale d'une orgie faite le jour de Notre-Dame, mais pour avoir inhumainemeut battu le pauvre pèlerin demandant l'aumône au seuil du cabaret que son sang va rougir. Que si nous recherchons dans un ordre de sentiments plus intimes, comment la poésie populaire a abordé

(1) Dans les notes qui accompagnent chaque chant nous avons soigneusement recherché tous les fils qui les rattachent aux croyances primitives du christianisme, et dussions-nous être taxé d'érudition pédantesque. nous avons voulu faire remonter le lecteur jusqu'à la source afin de bien établir l'antiquité de ces pièces, l'accoutrement moderne dont elles sont affublées pouvant faire illusion sur leur âge.

(2) Toutes les pièces que nous citons font partie de notre recueil, à moins d'indications contraires.

ce sujet toujours traité et toujours nouveau de l'amour, nous retrouvons encore la même manière; au lieu de plaintes et de soupirs le fait, le fait plus éloquent que les phrases. Pierrot rencontrant le convoi de sa mie meurt en lui donnant un baiser; Fanfarneto demande pour toute grâce d'être sacrifiée avant son ami Pierre et enterrée à ses côtés; toujours la tombe des amants malheureux se couvre de fleurs dans lesquelles leur âme semble se perpétuer (1), toujours leur sang en fait naître du sol qu'il a humecté. Dans une ballade servienne deux amants sont ensevelis côte à côte, leurs mains se joignent sous la terre, et de leur sein sortent un sapin et un rosier qui viennent amoureuse.. ment marier leurs rameaux. « Ce fut merveille de voir, << dit un chant breton, la nuit qui suivit le jour où on << enterra la dame dans la même tombe que son mari, « de voir deux chênes s'élever de leur tombe nouvelle dans «<les airs; et sur leurs branches, deux colombes blan«ches sautillantes et gaies, qui chantèrent au lever de « l'aurore et prirent ensuite leur volée vers les cieux (2).

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Ils sont loin de nous les temps où l'histoire n'était qu'une galerie de portraits ingénieusement numérotés, un théâtre sur lequel des personnages en habit de cour ou de guerre, venaient étaler leurs passions, et trop souvent leurs vices; les idées démocratiques nouvelles nous ont fait souvenir qu'autour d'eux, au-dessous d'eux si l'on préfère, il y avait une nation qui avait ses intérêts, ses mœurs, ses besoins, ses croyances, et Jacques Bonhomme a repris dans l'histoire la place qu'il n'aurait jamais dù perdre. Or les chants populaires ce sont les joies, les douleurs, les délassements, les soupirs de Jacques Bonhomme, et sous ce rapport leur étude est au moins aussi utile à la connaissance des temps passés que celle des monuments de pierre ou de marbre. Une poésie qui sort du sein du peuple, qui est la moëlle de ses os, a dû conserver l'empreinte de l'organisation sociale d'où elle émane, des grandes crises historiques qui agitèrent le monde au moment de sa naissance. Et de fait cette Farfarneto dont nous parlions, pendue par ses parents parce qu'elle persiste à vouloir épouser son Pierre; l'innocente Miansoun

(1) Le couplet de la chanson do Malborough ·

On vit voler son âme à travers des lauriers

ne paraît pas avoir eu une autre origine.

(3) H. DE LA VILLEMARQUÉ : Barzaz-Breiz, tome 1, 43

accusée, comme Geneviève de Brabant, par un serviteur infidèle, et attachée par son mari à la queue d'un cheval fougueux, ne témoignent-elles pas de l'exagération de la puissance paternelle ou maritale dans le monde du moyenâge? La chanson du Père Blanc n'est-elle pas un souvenir des mœurs relachés d'une partie du clergé que les conciles avaient peine à retenir dans le devoir? Et cette ronde enfantine:

et cet autre :

Avem un beou casteou,

Leissetz me 'n pau passar
La tourre virginelo,

Leissetz me 'n pau passar
Lou pourtau es sarat.

ne remontent-elles pas au temps où la nuit les villes étaient fermées et où l'on attaquait des châteaux forts? L'enlèvement de Lisette ou de Louison, les propos par trop cavaliers tenus à cette jeune femme qui va puiser de l'eau, sont un souvenir de ces bandes de routiers, d'aventuriers, de gens de guerre, qui désolèrent si souvent le pays, tandis que les invasions sarrasines et les expéditions d'outremer revivent dans les romances de Flurenço et de Guilhem de Beauvoire. Les croisades avaient transporté en Europe l'élément oriental; le chaud soleil d'Asie avait doré les imaginations, comme il dore les marbres du Parthénon. Cette action fut plus puissante en Provence qu'ailleurs, soit à cause de l'analogie de climat, soit que l'occupation sarrasine eût déjà commencé l'œuvre. Ecoutez ce récit connu dans tout le midi, et décidez si, dans leur fuite, les Maures nous ont laissé ce conte de Pilpay, ou s'il nous est arrivé d'Orient dans l'aumônière d'un pieux pèlerin.

Un coou l'y avie uno cigalo eme uno pauro fourmigueto que s'enanavoun faire un vouyage à Jerusalem; rescontroun un rivoulet, lou rivoulet ero gelat; la cigalo vouret, la pauro fourmigueto vouguet passar; lou geou se roumpet et coupet la cambo à la pauro fourmigueto (1).

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O geou que tu siest fouert

De coupar la cambeto

A la pauro fourmigueto

Que s'enanavo faire un vouyage à Jerusalem.

Lou geou diguet es ben plus fouert

Lou souleou que me founde;

(1) Une variante ajoute un troisième voyageur, c'est un œuf qui se casse à la première étape. On sait que La Fontaine a mis ce conte en vers la souris métamorphosée en fille. IX, 7,

O souleou que tu siest fouert
De foundre geou,

Geou de coupar la cambeto
A la pauro fourmigueto

Que s'enanavo faire un vouyage à Jerusalem.

Lou souleou diguet es ben plus fouert
Lou nivou que me tapo;

O nivou que tu siest fouert

De tapar souleou,

Souleou de foundre geou,

Geou de coupar la cambeto

A la pauro fourmigueto

Que s'enanavo faire un vouyage à Jerusalem.

Lou nivou diguet : es ben plus fouert
Lou vent que me coucho;

O vent que tu siest fouert

De couchar nivou.

Nivou de tapar souleou,
Souleou de foundre geou,

Geou de coupar la cambeto

A la pauro fourmigueto

Que s'enanavo faire un vouyage à Jerusalem.

Lou vent diguet es ben plus fouert'!

La paret que m'arresto;

O paret que tu siest fouert'!

D'arrestar vent,

Vent de couchar nivou,

Nivou de tapar souleou,

Souleou de foundre geou,

Geou de coupar la cambeto

A la pauro fourmigueto

Que s'enanavo faire un vouyage à Jerusalem.

La paret diguet es ben plus fouert

Lou rat que me trauco;

O rat que tu siest fouert

De traucar paret,

Paret d'arrestar vent,
Vent de couchar nivou,

Nivou de tapar souleou,
Souleou de foundre geou,

Geou de coupar la cambeto

A la pauro fourmigueto

Que s'enanavo faire un vouyage à Jerusalem.

Lou rat diguet es ben plus fouert

Lou cat que me mangeo;

O cat que tu siest fouert

De mangear rat,

Rat de traucar paret....

Mai l'amitie sieguet la plus fouerto; doou temps de la rioto la cigalo carguet la pauro fourmigueto et la menet faire un vouyage à Jerusalem.

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