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Je deviens capitaliste. J'achète la charge de claqueur en chef à l'Opéra. Beau côté de l'emploi.- Opinion d'un notaire sur les Danseuses. Mon entrée en fonctions. Je pros

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père. Justine part pour Londres. Elle chasse sa Mère Numéro 2. Mon entrevue avec madame Rudmann.- Aveux qu'elle me fait sur les fonctions et les profits des ouvrcuses en général, et de celles de l'Académie royale en particulier.

DEVENU capitaliste presqu'aussi rapidement qu'un joueur de profession, je fus d'abord un peu embarrassé de mon argent; mais, dans cette circonstance, je ne perdis pas ma gaîté comme le savetier de la fable; je puis même dire que je n'eus jamais plus grande envie de chanter. Au reste,

je ne tardai pas à trouver l'emploi de mes fonds. L'art de la claque, auquel je devais l'état prospère de mes finances, se présentait toujours à moi sous l'aspect le plus riant; aussi, je n'hésitai pas à entrer en négociation pour une charge de chef à l'Académie royale de Musique (42), dès que j'appris qu'elle était à vendre. Celui qui désirait s'en défaire, voulait se retirer dans une maison de campagne qu'il venait d'acheter. Cependant, malgré mon goût pour cette opération, je trouvais le prix élevé; il était de six mille francs, sans compter les frais. Le notaire, chez qui j'étais allé prendre connaissance des conditions, me voyant irrésolu, m'assura que je ferais un excellent marché : « aucun théâtre de Paris, me dit-il, ne vous présentera les mêmes avantages. Songez que vous avez dans votre clientelle un grand nombre de premiers sujets; ils ne sont pas tous bons, à la vérité, mais c'est une raison de plus pour qu'ils réclament vos services; la danse seule couvrira vos déboursés avant la fin de l'année ; la plus obscure des bayadères sent qu'elle a besoin

d'être poussée au théâtre pour réussir dans le monde; le don d'un cachemire, d'un riche collier de diamans, tient, quelquefois, à dix ou douze claques de plus ou de moins. L'Opéra, rendez-vous traditionnel de la diplomatie galante, réunit à chaque représentation ce qu'il y a de mieux en protecteurs ; ce sont des ambassadeurs, des généraux, des pairs de France, qui, après s'être illustrés au champ d'honneur, combattent sur un tout autre terrain où les plaisirs de la gloriole leur tiennent lieu des lauriers de la gloire; si l'objet qu'ils ont d'abord lorgné, est applaudi à son entrée et à sa sortie; si chacun de ses pas, chacune de ses pirouettes excite une rumeur favorable dans la salle, ils se précipitent dans les coulisses, et la coquetterie achève ce que l'amourpropre a commencé. Vous voyez donc bien qu'un chef de claqueurs est le pivot sans lequel la roue de fortune de ces Demoiselles ne saurait tourner. » Vaincu par des raisons aussi concluantes, je signai, versai les fonds, et deux jours après, mon prédécesseur me fit reconnaître à ses subordonnés,

qui me jurèrent obéissance et promirent de ne pas aller de main-morte la première soirée où j'entrerais en fonctions. Ils tirent si bien parole, que jamais, de mémoire d'amateur, on n'avait fait tant de bruit à l'Opéra.

Deux mois suffirent pour me convaincre qu'on ne pouvait mieux placer son argent, et que la plus solide des spéculations repose sur la vanité des artistes, particulièrement sur celle des danseurs. J'eus aussi la satisfaction d'apprendre que j'avais puissamment contribué à plusieurs mariages qui, pour s'être faits de la main gauche (43), n'en étaient pas moins valables aux yeux de la morale, divinité surnuméraire à l'Académie royale de Musique (44).

Maintenant que j'ai parlé de moi, je dois dire quelques mots de Justine. Conformément à mon traité avec le galant 'd'outre-mer, je ne pouvais me représenter chez elle; mais dès le même jour où je pris possession du parterre de l'Opéra, je la cherchai parmi ses compagnes, ce fut en vain. Je m'informai alors de madame Rudmann; on m'ap

prit que la négligence qu'elle apportait depuis quelque temps dans son service avait obligé l'administration à la faire descendre de grade en lui ordonnant de monter aux quatrièmes loges. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle vint à moi d'un air piteux, et me raconta que Justine n'était plus sa fille. Cette ingrate, cédant à de perfides conseils, s'était brouillée avec elle avant de suivre à Londres l'Anglais en faveur de qui j'avais abdiqué tous mes droits. « Je voulais, continua madame Rudmann, qu'elle résistât davantage; un jour de plus elle était miladi Cornibrok; mais non, Mademoiselle n'a pas voulu en croire ; aussi, je suis bien sûre qu'elle finira par être malheureuse. Ah! M. Robert, qu'on a bien raison de dire qu'il ne faut pas se fier aux protestations de tendresse des filles de l'Opéra ! » On était sur le point d'éteindre le dernier quinquet, que l'ouvreuse me parlait encore de Justine. Enfin, nous nous quittâmes, mais ce ne fut pas sans que madame Rudmann ne promît de me faire sa visite.

Neuf heures n'avaient pas encore sonné qu'elle

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