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ces lâches ennemis de la gloire de M. le vicomte; mais nous étions seuls au parterre, tandis que, retranchés dans leurs loges, ils se moquaient de nous autant que de la pièce. Que faisaient alors les acteurs? M. Lafon remuait les belles plumes de son casque, M. Joanny pleurait dans sa barbe de voir rire le public dans la sienne, M. Firmin frappait du pied de manière à faire frémir le souffleur, et Melle Duchesnois déclamait en agitant sa poitrine; c'était tout comme si elle avait chanté. Par une fatalité inconcevable, à peine avionsnous manoeuvré de manière à rester les maîtres du champ de bataille, qu'un vers arrivait tout-à-coup et nous forçait à reculer avec perte. Cependant, je dois déclarer ici, pour la justification de l'illustre poète, qu'il avait supprimé les vers suivans, car ils ne furent pas dits à la représentation :

Mon pauvre père, hélas ! seul à manger m'apporte.....
J'habite la montagne et j'aime à la vallée.....
Voilà ces chevaliers que l'on nomme les preux...........
Pour chasser loin des murs les farouches Normands,
Le roi Charle s'avance avec vingt mille Francs (36).

Depuis le second acte jusqu'au dénouement, nous fûmes sans cesse sur la brèche, et jamais dans aucune des représentations où je me suis trouvé depuis, la besogne ne m'a paru si rude : il est vrai que je n'étais encore qu'un conscrit. Quant à Mouchival, c'était un roc inébranlable; il se contentait de nous crier comme M. Lafon dans le Cid:

A vaincre sans péril on triomphe sans gloire!

Hélas! il eut beau dire, et nous eûmes beau faire, la toile tomba avec la tragédie, ce qui ne nous empêcha pas d'exiger qu'on vînt nous nommer l'auteur (37).

Quelle chûte! dis-je en sortant à Mouchival.

Tu ne t'y connais pas, c'est un succès. Vraiment ?...-Tu verras. M. le vicomte entend le théâtre comme le roman. L'expérience me prouva que j'avais mal jugé; la pièce obtint dix représentations calculées à deux mille cent francs l'une dans l'autre. Les comédiens se disposaient à donner la onzième, lorsqu'ils apprirent que

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l'auteur était parti pour la campagne. Cette représentation n'eut pas lieu. J'en fus fâché, car indépendamment de mon admiration pour un homme de lettres si distingué, qui n'écrit pas comme tout le monde, j'avais gagné une assez forte somme avec les billets dont j'étais chargé d'opérer la vente. Quant à Mouchival, il avait les poches aussi bien garnies que celles d'un agent ministériel chargé de la partie gastronomique des élections (38). La situation financière de mon chef me jeta dans une aventure qui nous brouilla pour toujours, et me fit abandonner lesbannières des claqueurs français. Le chapitre suivant donnera le mot de cette énigme.

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Suite des amours de Justine et de Mouchival.

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Je

Ce que c'est qu'une mère d'Opéra.—Justine chasse la sienne et en prend une autre. - Mouchival veut éprouver sa maitresse. deviens un nouveau Joconde. Ma visite chez Justine. Je trahis l'amitié. - Catastrophe. des Claqueurs Français.

Je cesse de faire partie

Le nom de Justine n'est pas inconnu à mes lecteurs; je leur ai parlé de cette tendre nymphe de Terpsichore, victime des rigueurs tyranniques d'une mère dénaturée. Mais, ce qu'ils ignorent, c'est que l'amour, ce grand faiseur de miracles, avait donné tout-à-coup à Melle Justine une éner

gie de caractère qu'elle ne se soupçonnait pas elle-même. Ce changement s'était opéré depuis la sortie de Mouchival. Les deux amans avaient pu se voir par l'entremise de Melle Laure, et, après un entretien des plus doux, Justine était rentrée chez elle bien disposée à jeter son bonnet par-dessus les moulins, plutôt que de renoncer à celui qu'elle aimait, et dont elle était adorée. Au premier mot de cette liaison, Mme Doucet s'emporta jusqu'à menacer de battre sa fille; je crois même qu'elle l'apostropha d'une giffle qui mit notre jeune danseuse hors de toute mesure. Bref, pour ne pas offrir plus long-temps le tableau de la nature boxant contre l'amour, je dirai que la sensible et respectueuse Justine, aidée de quelques commères du quartier, mit sa mère à la porte.

Eh! quoi, va-t-on s'écrier, une fille chasser sa mère! sans doute cela serait affreux si Mme Doucet avait réellement donné le jour à Justine; mais heureusement il n'en était rien. Dans tous nos théâtres, et particulièrement à l'Opéra, on con

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