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Que m'avaient-ils fait? nulle offense; Même il m'est arrivé quelquefois de manger

Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut :1 mais je pense
Qu'il est bon 2 que chacun s'accuse ainsi que moi ; .
Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ;
Vos scrupules font voir 3 trop de délicatesse.
Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d'honneur ;

Et quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire.

Ainsi dit le renard; et flatteurs d'applaudir.4
On n'osa trop approfondir

Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses:

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux 5 simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance 7.
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,s

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots, on cria haro sur le baudet.

9

Un loup, quelque peu clerc,10 prouva par sa harangue

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Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux,1 d'où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait.

On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour 2 vous rendront blanc ou noir.

LA FEUILLE DU CHÊNE.

REPOSONS-NOUS sous la feuille du chêne.

Je vous dirai l'histoire qu'autrefois,
En revenant de la cité prochaine,

LA FONTAINE.

Mon père, un soir, me conta dans les bois :
(0 mes amis, que Dieu vous garde un père !
Le mien n'est plus.) De la terre étrangère,
Seul dans la nuit et pâle de frayeur,
S'en revenait un riche voyageur.
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Un meurtrier sort du taillis voisin.
O voyageur! ta perte est trop certaine,
Ta femme est veuve, et ton fils orphelin.

Traître, a-t-il dit, nous sommes seuls dans l'ombre;
Mais près de nous vois-tu ce chêne sombre?
Il est témoin: au tribunal vengeur

Il redira la mort du voyageur!

Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Le meurtrier dépouilla l'inconnu ;
Il emporta dans sa maison lointaine
Cet or sanglant, par le crime obtenu.

1 ce pelé, ce galeux, that ragamuffin, that scabby fellow.
2 cour; that is, cour de justice.

Près d'une épouse industrieuse et sage,
Il oublia le chêne et son feuillage ;
Et seulement une fois la rougeur
Couvrit ses traits, au nom du voyageur.
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Un jour enfin, assis tranquillement
Sous la ramée,1 au bord d'une fontaine,
Il s'abreuvait d'un laitage écumant.2
Soudain3 le vent fraîchit; avant l'automne,
Au sein des airs4 la feuille tourbillonne ;
Sur le laitage elle tombe... O terreur!
C'était ta feuille, arbre du voyageur.
Reposons-nous sous la feuille du chêne.
Le meurtrier devint pâle et tremblant :
La verte feuille et la claire fontaine,
Et le lait pur, tout lui parut sanglant.
Il se trahit, on l'écoute, on l'enchaîne ;
Devant le juge en tumulte on l'entraîne :
Tout se révèle, et l'échafaud vengeur
Apaise enfin le sang du voyageur.

Reposons-nous sous la feuille du chêne.

MILLEVOYE.

L'ÉTUDE.

IL est,5 entre ces biens si trompeurs et si faux,
Il est un bien réel, doux charme de nos maux,
Dont on sent dès l'abord la paix enchanteresse,
Dont on jouit sans trouble et non pas sans ivresse,

1 ramée, arbour [of branches entwined].

2 il s'abreuvait de..., poetical for il buvait...

3 soudain, poetical for tout à coup.

4

au sein des airs, on high (in the midst of the air).

5 Il est, There is.

6 dès l'abord, from the first.

Qui suit l'homme, en dépit des destins inconstants,
A tout âge, en tous lieux, et dans tous les instants;
Qui, sans cesse nouveau, s'accroît par l'habitude,
Plein de calme, d'oubli, d'innocence: l'étude.
L'étude, plaisir vrai dont la source est en nous,
L'étude, heureux trésor qui les remplace tous.
Qu'on ne le borne pas1 aux seuls besoins du sage;
Il n'est aucun mortel qui n'en trouve l'usage.
Quel que soit notre sort, illustre ou sans éclat,
Monarque, citoyen, guerrier ou magistrat,

2

Jeune ou vieux, riche ou pauvre, heureux ou misérable,
L'étude, utile à tous, est à tous agréable :
Elle allége les grands du poids de la grandeur,
Sauve aux riches l'ennui de leur triste bonheur,
Fait du peuple ou des rois oublier le caprice,
Tranquillise le cœur qu'irrita l'injustice;
Console doucement l'homme persécuté,
Des affronts, de l'exil et de la pauvreté.
Hôte aimable des champs, compagne de voyage,
Du cabinet des rois, de la maison du sage,
Jusque dans les camps même elle conduit ses pas.

P. LEBRUN.

L'ANNIVERSAIRE.

HELAS! après dix ans je revois la journée

Où l'âme de mon père aux cieux est retournée.
L'heure sonne; j'écoute. . . O regrets! ô douleurs !
Quand cette heure eut sonné, je n'avais plus de père :
On retenait mes pas loin du lit funéraire ;

On me disait: Il dort; et je versais des pleurs.
Mais du temple voisin quand la cloche sacrée
Annonça qu'un mortel avait quitté le jour,3

1 Qu'on ne le borne pas, Let no one limit it (Let it not be limited). 2 aux seuls besoins du sage, to the

wants of the sage alone (or, only). 3 quitté le jour, departed this

life.

Chaque son retentit dans mon âme navrée,
Et je crus mourir1 à mon tour.

Tout ce qui m'entourait me racontait ma perte:
Quand la nuit dans les airs jeta son crêpe noir,
Mon père à ses côtés ne me fit plus asseoir,
Et j'attendis en vain à sa place déserte
Une tendre caresse et le baiser du soir.
Je voyais l'ombre auguste et chère
M'apparaître toutes les nuits:
Inconsolable en mes ennuis,

Je pleurais tous les jours, même auprès de ma mère
Ce long regret, dix ans ne l'ont point adouci;
Je ne puis voir un fils dans les bras de son père,
Sans dire en soupirant: J'avais un père aussi !
Son image est toujours présente à ma tendresse.
Ah! quand la pâle automne2 aura jauni les bois,
O mon père, je veux promener ma tristesse3
Aux lieux où je te vis pour la dernière fois.

Sur ses bords que la Somme arrose
J'irai chercher l'asile où ta cendre repose;
J'irai d'une modeste fleur

Orner la tombe respectée,

Et, sur la pierre encor 5 de larmes humectée,
Redire ce chant de douleur.

MILLEVOYE.

SUR LA MORT D'UNE JEUNE FILLE.

IL descend, le cercueil, et les roses sans taches
Qu'un père y déposa, tribut de sa douleur,
Terre, tu les portas, et maintenant tu caches
Jeune fille et jeune fleur.

1 je crus mourir, I thought I was dying.

2 Poets often make automne feminine.

3

je veux promener ma tristesse, I intend to carry my melancholy. 4 la Somme-a river in France. 5 encor.-See page 24, note 7.

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