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LE CHATEAU DE CARTES.1

Un bon mari, sa femme, et deux jolis enfants,
Coulaient en paix leurs jours dans le simple ermitage
Où, paisibles comme eux, vécurent leurs parents.
Ces époux, partageant les doux soins du ménage,
Cultivaient leur jardin, recueillaient leurs moissons;
Et le soir dans l'été, soupant sous le feuillage,
Dans l'hiver, devant leurs tisons,2

3

Ils prêchaient 3 à leurs fils la vertu, la sagesse,
Leur parlaient du bonheur qu'ils procurent toujours:
Le père par un conte égayait ses discours,
La mère, par une caresse.

L'aîné de ces enfants, né grave, studieux,
Lisait et méditait sans cesse ;

Le cadet, vif, léger, mais plein de gentillesse,
Sautait, riait toujours, ne se plaisait qu'aux jeux.
Un soir, selon l'usage, à côté de leur père,
Assis près d'une table où s'appuyait la mère,
L'aîné lisait Rollin : 4 le cadet, peu soigneux
D'apprendre les hauts faits des Romains ou des Parthes,
Employait tout son art, toutes ses facultés,
A joindre, à soutenir par les quatre côtés
Un fragile château de cartes.

Il n'en respirait pas, d'attention, de peur.
Tout à coup voici le lecteur

Qui s'interrompt: Papa, dit-il, daigne m'instruire
Pourquoi certains guerriers sont nommés conquérants,
Et d'autres, fondateurs d'empire?

Ces deux noms sont-ils différents?

Le père méditait une réponse sage,
Lorsque son fils cadet, transporté de plaisir,

1 château de cartes, house of cards.

2 devant leurs tisons, for devant leur foyer (before their fire-side). 3 prêchaient, praised.

4 Rollin, a celebrated French writer (1661-1741), the author of an Ancient History and of a Roman History.

5 Parthes, Parthians.

D

Après tant de travail, d'avoir pu parvenir

A placer un second étage,

S'écrie: Il est fini! Son frère, murmurant,

Se fâche, et d'un seul coup détruit son long ouvrage ;
Et voilà le cadet pleurant.1

Mon fils, répond alors le père,
Le fondateur, c'est votre frère,
Et vous êtes le conquérant.

FLORIAN.

L'AVEUGLE ET LE PARALYTIQUE.

AIDONS-NOUS mutuellement,

La charge des malheurs en 2 sera plus légère ;
Le bien que l'on fait à son frère,

Pour le mal que l'on souffre est un soulagement;
Confucius l'a dit: suivons tous sa doctrine.

3

Pour la persuader aux peuples de la Chine,

Il leur contait le trait suivant :

Dans une ville de l'Asie

Il existait deux malheureux,

L'un perclus, l'autre aveugle, et pauvres tous les deux.
Ils demandaient au ciel de terminer leur vie ;
Mais leurs cris étaient superflus:

Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint: il en souffrait bien plus.
L'aveugle, à qui tout pouvait nuire,
Était sans guide, sans soutien,
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l'aimer et pour le conduire.
Un certain jour il arriva

Et voilà le cadet pleurant, Thereupon the younger at once begins to cry.

2

en, for it (owing to that help).

3 Confucius, a celebrated Chinese philosopher.

4 en, for it (on that account).

Que l'aveugle à tâtons, au détour d'une rue,
Près du malade se trouva;

Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n'est tels que 1 les malheureux

1

Pour se plaindre les uns les autres.2

J'ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres ;
Unissons-les, mon frère, ils seront moins affreux.—
Hélas! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas;
Vous-même vous n'y voyez pas 3

A quoi nous servirait d'unir notre misère ?—
A quoi! répond l'aveugle; écoutez à nous deux 4
Nous possédons le bien 5 à chacun nécessaire :

J'ai des jambes, et vous des

:

yeux;

Moi, je vais vous porter; vous, vous serez mon guide;
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés;

Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi.

LA CARPE ET LES CARPILLONS.

PRENEZ garde, mes fils, côtoyez moins le bord,
Suivez le fond de la rivière ;

Craignez la ligne meurtrière,

Ou l'épervier 6 plus dangereux encor.7
C'est ainsi que parlait une carpe de Seine
A de jeunes poissons qui l'écoutaient à peine.
C'était au mois d'avril: les neiges, les glaçons,

FLORIAN.

Fondus par les zéphyrs, descendaient des montagnes ;
Le fleuve, enflé par eux, s'élève à gros bouillons,

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Et déborde dans les campagnes.
Ah! ah! criaient les carpillons,
Qu'en dis-tu, carpe radoteuse?
Crains-tu pour nous les hameçons ?
Nous voilà 1 citoyens de la mer orageuse;
Regarde on ne voit plus que les eaux et le ciel,
Les arbres sont cachés sous l'onde;

Nous sommes les maîtres du monde :
C'est le déluge universel.-

Ne croyez pas cela, répond la vieille mère ;
Pour que l'eau se retire il ne faut qu'un instant :
Ne vous éloignez point, et, de peur d'accident,
Suivez, suivez toujours le fond de la rivière.-
Bah! disent les poissons, tu répètes toujours
Mêmes discours.

Adieu, nous allons voir notre nouveau domaine.
Parlant ainsi, nos étourdis

Sortent tous du lit de la Seine,

Et s'en vont dans les eaux qui couvrent le pays.
Qu'arriva-t-il? Les eaux se retirèrent,
Et les carpillons demeurèrent;
Bientôt ils furent pris
Et frits.

Pourquoi quittaient-ils la rivière?
Pourquoi? Je le sais trop,2 hélas !

C'est qu'on se croit toujours plus sage que sa mère,3
C'est qu'on veut sortir de sa sphère,

C'est que

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c'est que . . . Je ne finirais pas.1

1 Nous voilà, We are now.

2 trop, too well.

3 C'est que, It is because.

FLORIAN.

4 Je ne finirais pas, I should never have done with it.

LE COQ FANFARON.

Il fait bon battre un glorieux :1

Des revers qu'il éprouve il est toujours joyeux;
Toujours sa vanité trouve dans sa défaite
Un moyen d'être satisfaite.

Un coq, sans force et sans talent,
Jouissait, on ne sait comment,

D'une certaine renommée.

Cela se voit, dit-on, chez la gent emplumée,2
Et chez d'autres encore. Insolent comme un sot,
Notre coq traita mal un poulet de mérite.
La jeunesse aisément s'irrite :

Le poulet offensé le provoque aussitôt,
Et le cou tout gonflé, sur lui se précipite;
Dans l'instant le coq orgueilleux
Est battu, déplumé, reçoit mainte blessure:
Et si l'on n'eût fini ce combat dangereux,
Sa mort terminait l'aventure.

Quand le poulet fut loin, le coq, en s'épluchant,
Disait: Cet enfant-là m'a montré du courage;
J'ai beaucoup ménagé son âge,
Mais de lui je suis fort content.

Un coq, vieux et cassé, témoin de cette histoire,
La répandit et s'en moqua.

Notre fanfaron l'attaqua,

Croyant facilement remporter la victoire.
Le brave vétéran, de lui trop mak connu,
En quatre coups de bec lui partage la crête,
Le dépouille en entier des pieds jusqu'à la tête,
Et le laisse là presque nu.

Alors notre coq, sans se plaindre,

1 Il fait bon battre un glorieux, There is no great harm in beating a braggart.

2 Cela se voit, dit-on, chez la

gent emplumée, That is to be seen, they say, among the feathered tribe.

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