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Encore une assertion hasardée. Ouvrons un livre d'heures, par exemple, les Hora diurnæ, de la charmante édition publiée à Londres en 1871, date qui se trouve répétée trois fois: au bas du titre, dans l'imprimatur de Mgr Manning et à la dernière page du livre. La table des Fêtes mobiles aura sans doute pour première année celle de l'impression ou tout au plus tard l'année suivante: encore une fois, non! La première année, portée dans le livre imprimé en 1871, est l'année 1869.

Il en est de même des livres de prières à l'usage des fidèles. Nous avons sous les yeux le Manuel de piété de Goffiné, qualifié << d'excellent » par un bon juge, M. l'abbé Bautain. La sixième édition, publiée en 1874, a paru chez Lethielleux à Paris. La table des Fêtes mobiles débutera par l'année de l'impression ou tout au plus tard par celle de l'année suivante? Hélas! non; la première année, renseignée au tableau des Fêtes mobiles, nous reporte quatorze ans en arrière, à l'année 1860.

Mais soyons de bon compte: peut-on croire qu'avec un argument de cette faiblesse on dépossèdera Thomas à Kempis de ses titres à la propriété de l'Imitation? Si, aujourd'hui encore, en l'an de grâce 1876, nos imprimeurs liturgiques sont strictement obligés à reproduire des tables formant une espèce de paradigme, et des exemples au millésime du dix-septième siècle; si nos éditeurs de livres de prières donnent la date de la fête de Pâques, en remontant quatorze ans en arrière par rapport à l'année de l'impression; peut-on espérer que le scribe inconnu qui a calligraphié la table, tabula interfalli, datée hypothétiquement de 1406, ait fait des combinaisons tellement sûres que le chiffre allégué par M. Loth en ressorte infailliblement ?

Non certes! Cela est si vrai que, de l'aveu de M. Loth lui-même, le tableau contient une erreur appelée matérielle. «Par inattention, dit M. Loth, le copiste a transcrit une ligne trop bas la Lettre Dominicale et le Cycle solaire correspondant au nombre d'or 1. Ce lapsus calami est facile à expliquer... S'étant ainsi trompé au point de départ, il a continué jusqu'à la fin; mais, remarquant ensuite son erreur, il a recommencé à copier dans une copie supplémentaire la série des Nombres d'or en regard du Cycle solaire et de la Lettre Dominicale, s'arrêtant avant la fin parce que la correction

était suffisamment indiquée. Cela explique la présence des colonnes pour le Nombre d'or (1). »

En définitive, la preuve tirée de cette Table de comput écclésiastique ne nous semble aucunement porter coup, par rapport à la date du manuscrit dont on a voulu faire un cheval de bataille. M. Arthur Loth passe ensuite à un autre ordre d'idées.

« Les signes paléographiques, dit-il, répondent aussi à cette date (1406). A première vue, le manuscrit paraît du commencement du xve siècle. Le caractère général de l'écriture, la forme des lettres, le défaut de ponctuation, permettent de l'attribuer sûrement à une époque voisine de 1400, mais qui ne saurait remonter au delà, à cause des fortes abréviations des mots et de quelques i pointés. Tout concorde donc pour la date de 1406. On peut affirmer que le manuscrit est bien de ce temps (2). »

Pour toute réponse, nous reproduirons une réflexion d'un savant hollandais dont la compétence est incontestable. M. Moll, professeur de théologie à Amsterdam, auteur d'un livre sur les Mœurs des chrétiens durant les six premiers siècles, d'une monographie de Jean Brugman et la vie religieuse de nos pères au quinzième siècle, nous a donné une Histoire ecclésiastique des Pays-Bas antérieurement à la Réforme.

Ce savant docteur, tout attaché qu'il est à la secte des Remontrants, a jugé les hommes et les faits du catholicisme en Hollande, pour les temps antérieurs au XVIe siècle, avec cette sévère érudition. et cette impartialité dont l'école des Voigt et des Hurter lui avait fourni le modèle.

Les Frères de la vie commune ont été, pour lui, l'objet d'une excellente étude; un chapitre spécial traite de la réforme des cloitres sous l'influence de la congrégation de Windesheim.

Thomas à Kempis devait nécessairement figurer dans cette galerie. M. Moll ne pouvait, naturellement, sans détruire les proportions de son Histoire ecclésiastique des Pays-Bas, exposer tout au long l'état de la controverse. Il consacre quelques pages à la biographie du célèbre chanoine du Mont Sainte-Agnès, lequel est, à son avis, le seul et véritable auteur de l'Imitation. M. Moll

(1) Revue des Questions historiques, tome XIII, (2) XIII, 542.

533.

ajoute en note l'observation suivante à l'adresse de tous ceux qui se croient, à tort ou à raison, très experts en fait d'écritures. Nous traduisons :

• La preuve la plus convaincante, invoquée contre Thomas à Kempis, serait qu'on a constaté l'existence en Italie et en France de deux manuscrits de l'Imitation antérieurs à la naissance de l'auteur. Je n'ai point vu ces codices; je ne puis en conséquence exprimer aucune appréciation sur leur âge. Je me bornerai à cette remarque d'une portée générale: déterminer avec précision la date d'un manuscrit, qui ne porte aucun donnée chronologique,est d'ordinaire, un problème hérissé de difficultés. L'histoire de l'écriture, des matières qu'on y employait, n'est connue jusqu'ici que d'une façon très-incomplète. Le paléographe le plus expérimenté confessera volontiers qu'une attribution fautive, même après l'examen attentif d'un codex, est un fait journalier. J'ai connu un savant renommé qui, ayant vu et manié les manuscrits des principales bibliothèques de l'Europe, me déclara qu'un manuscrit en ma possession, daté de 1542, devait remonter, au plus tard, au quatorzième siècle. Il ne se rendit que quand je lui eus montré le chiffre bien authentique de 1542. On rencontre parfois des chiffres falsifiés; j'en ai donné des preuves ailleurs (1). »

Au résumé, M. Arthur Loth n'apporte dans la controverse aucun argument tout à fait nouveau: son interprétation d'un document connu depuis plusieurs années, nous semble fautive et nous croyons devoir la rejeter pour les raisons que nous venons d'énumérer.

Après avoir réfuté les arguments qu'on oppose à la paternité de l'Imitation dans le chef de Thomas à Kempis, il nous reste à exposer les faits nouveaux qui sont venus, tout récemment, corroborer sa possession d'état,

C'est ce que nous tâcherons de faire dans une troisième et dernière partie. Nous espérons que, malgré l'aridité du sujet, on voudra bien nous suivre jusqu'au bout.

(1) Ouvrage cité, t. II, partie 2o, p. 373..

(A continuer)

AD. DELVIGNE, Curé de N. D. au Sablon.

ÉTUDES CRITIQUES

SUR LES INVASIONS BARBARES AU Ve SIÈCLE.

(SUITE. VOIR PAGE 79.)

Nous croyons avoir suffisamment montré, dans une première étude (1), que les armées des envahisseurs étaient loin d'être aussi innombrables qu'on s'est plu à le dire. Abordons maintenant la seconde question.

Les peuples Barbares étaient-ils d'une cruauté exceptionnelle ? Tuaient-ils pour le plaisir de tuer ? Est-il vrai de dire qu'ils ne respiraient que le carnage et la destruction? Les Barbares

n'étaient certainement pas des agneaux : c'étaient de rudes soldats; ils ont fait du mal, parce qu'ils entraient dans l'empire comme ennemis, ils étaient en guerre. Ils en ont fait à peu près autant que les Romains en Grèce, que les Athéniens dans le Péloponnèse, peutêtre pourrait-on ajouter que les Prussiens en France, que les Français en Espagne, et probablement beaucoup moins que les Espagnols en Amérique, et que les Romains en Germanie. Se fussent-ils montrés cruels, ils n'auraient fait qu'user de représailles. Songèrent-ils à la vengeance? Sauf quelques cas isolés, il est permis d'en douter.

Ozanam lui-même nous en fournit une première raison. « On n'a pas assez remarqué, dit l'illustre auteur des Etudes Germaniques (2), un fait qui jette tant de jour sur les derniers temps de l'empire, je veux dire l'émigration des Romains chez les Barbares, et les intelligences qui se nouèrent ainsi entre les opprimés et leurs voisins, qu'ils s'accoutumaient à regarder comme des libérateurs. » Les opprimés, ce sont les sujets, les contribuables de l'empire, et leurs libérateurs ce sont les Barbares. « L'entraînement devint si général, poursuit Ozanam, que, pour l'arrêter, ce ne fut pas assez des supplices ordinaires: il fallut qu'une loi de Constantin prononçât la peine du feu contre ceux qui, par des communications coupables, ouvriraient la frontière aux ennemis, ou partageraient avec eux le

(1) Précis historiques, livr. de février 1877, p. 79.

(2) Les Germains avant le Christianisme, édit. cit., pg. 365.

butin. Ainsi, pendant que les empereurs prenaient des Barbares à leur solde, les provinces en appelaient d'autres à leur secours. Le vœu des peuples acheva de donner à la conquête germanique le caractère d'un établissement régulier, et, de ce côté aussi, l'invasion fut consentie. >>

Si nous ne nous trompons, ce passage nous fait entrevoir les Barbares sous un tout autre aspect que celui sous lequel ils nous sont présentés ailleurs dans le même ouvrage (1). Là, ce sont des tigres altérés de sang; ici, des libérateurs, auprès desquels les opprimés vont se réfugier, et auxquels les Romains veulent ouvrir les frontières.

Si les Barbares, que les Romains connaissaient de longue date, avaient été si féroces qu'on le dit, les choses se fussent-elles passées ainsi? En raisonnant de la sorte, je ne fais que répéter le mot d'un contemporain. « Les Barbares, dit Salvien, sont moins durs pour le petit peuple que les exacteurs de l'impôt. La preuve en est claire. Pour éviter l'exaction, il cherche un refuge auprès des Barbares (2). » Il est vrai que Salvien ne leur est pas toujours aussi favorable: mais ici son langage est conforme à celui de plusieurs autres écrivains de la même époque.

Les témoignages contemporains nous semblent pouvoir être partagés en deux classes. Les uns, les plus noirs, expriment une vague terreur, parlent d'inondations de Barbares, d'incendies, de meurtres, sans rien préciser, ou, s'ils précisent, se détruisent euxmêmes ou sont contredits par d'autres. Les autres, plus nets, sont désolants, sans doute, nous le répétons; ils viennent du théâtre de la guerre, ou en sont les plus prochains échos: mais ce qui nous paraît résulter de leur ensemble, c'est que les Barbares cherchaient principalement à s'enrichir. Ils étaient pillards, plutôt que meurtriers. Pillards par nécessité: n'emportant probablement pas avec eux des provisions suffisantes pour une longue expédition, ils étaient bien forcés de vivre aux dépens des pays envahis. Meurtriers par occasion, envers ceux qu'ils soupçonnaient de recéler des trésors. Ils appliquaient aux villes prises d'assaut le droit de guerre alors en usage.

(1) Voir plus haut, pag. 80.

(2) De Gubernatione Dei, lib. v. p. 7.

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