Page images
PDF
EPUB

fausse dévotion à la sainte Vierge », que les jésuites substituent à la dévotion vraie fondée sur l'amour de Dieu, mais plus généralement de la fausse dévotion, facile et relâchée, propre ne pas effrayer les gens du monde. C'est surtout le livre de la Dévotion aisée, du P. Lemoyne, qui fait les frais de ce débat, beaucoup plus vif que ceux de la lettre précédente. Rien de` rebutant dans cette piété mondaine, « et, en effet, on ne peut nier que cette méthode de traiter de la dévotion n'agrée tout autrement au monde » que celle dont on se servait avant les jésuites. Les ambitieux apprendront avec plaisir qu'ils peuvent concilier la dévotion avec un amour désordonné pour les grandeurs; les riches avares, qu'ils ne pèchent pas mortellement en ne donnant point aux pauvres l'aumône de leur superflu; les envieux, que l'envie du bien temporel n'est que vénielle; les paresseux, que la seule véritable paresse, la seule impardonnable, est, selon Escobar, « une tristesse de ce que les choses spirituelles sont spirituelles, comme serait de s'affliger de ce que les sacrements sont la source de la grâce »; or bien peu s'avisent d'être paresseux en cette sorte. Pour la gourmandise, elle n'est pas même un péché véniel, à moins que, comme dit Escobar, on se gorge sans nécessité de boire et de manger, jusqu'à vomir.

Attentifs à multiplier les facilités « pour faire éviter les péchés dans les conversations et les intrigues du monde », les jésuites ont inventé la double doctrine des équivoques et des restrictions mentales.

« Une chose des plus embarrassantes qui s'y trouve est d'éviter le mensonge et surtout quand on voudrait bien faire accroire une chose fausse. C'est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques, par laquelle «< il est << permis d'user de termes ambigus, en les faisant entendre en un autre « sens qu'on ne les entend soi-même, » comme dit Sanchez (Op. mor., part. II, liv. III, chap. vi, n. 13). - Je sais cela, mon Père, lui dis-je. Nous l'avons tant publié, continua-t-il, qu'à la fin tout le monde en est instruit. Mais savez-vous bien comment il faut faire quand on ne trouve point de mots équivoques? Non, mon Père. Je m'en doutais bien, dit-il, cela est nouveau c'est la doctrine des restrictions mentales. Sanchez la donne au même lieu : « On peut jurer, dit-il, qu'on n'a pas fait une chose, quoiqu'on «<l'ait faite effectivement, en entendant en soi-même qu'on ne l'a pas faite « un certain jour, ou avant qu'on fùt né, ou en sous-entendant quelque au«tre circonstance pareille, sans que les paroles dont on se sert aient aucun «sens qui le puisse faire connaître; et cela est fort commode en beaucoup « de rencontres, et est toujours très juste quand cela est nécessaire ou utile « à la santé, l'honneur ou le bien. » — Comment, mon Père, et n'est-ce pas là un mensonge, et même un parjure? Non, dit le Père: Sanchez le prouve au même lieu, et notre P. Filiutius aussi (tr. XXV, chap. xi, n. 331),

parce, dit-il, que « c'est l'intention qui règle la qualité de l'action. » Et il y donne encore (n. 328) un autre moyen plus sûr d'éviter le mensonge, c'est qu'après avoir dit tout haut: Je jure que je n'ai point fait cela, on ajoute tout bas, aujourd'hui; ou qu'après avoir dit tout haut: Je jure, on dise tout bas : que je dis, et que l'on continue ensuite tout haut, que je n'ai point fait cela. Vous voyez bien que c'est dire la vérité. Je l'avoue, lui dis-je; mais nous trouverions peut-être que c'est dire la vérité tout bas, et un mensonge tout haut.

Ce dernier trait a passé de Pascal chez Boileau, dont l'Épître XII est un résumé affaibli des Provinciales; le satirique vieilli s'en prend aussi à ces casuistes

Qui trouvèrent jadis, pour sortir d'embarras,
L'art de mentir tout haut en disant vrai tout bas.

Plus d'embarras, dès lors : par exemple, une promesse n'obligera plus, si l'on n'a pas eu l'intention de s'obliger en la faisant. Les femmes pourront se parer. Après avoir effleuré plus d'un point délicat, le bon Père termine en indiquant les adoucissements apportés par les jésuites à la pratique des sacrements, et promet de s'expliquer, dans l'entretien suivant, sur ceux qu'ils ont apportés en particulier au sacrement de pénitence.

XIII

Le « moi» de Pascal dans les Lettres V à IX, et en particulier dans la neuvième. La dévotion ascétique et la dévotion aisée. · Le goût sévère et le style fleuri.

[ocr errors]

Quand on lit les Lettres que nous venons d'analyser, il faut prendre garde que le charme piquant du dialogue nous fasse perdre de vue le caractère même de Pascal, qui s'y révèle malgré le soin qu'il prend de se voiler, et qui donne aux pages les plus légères une singulière unité de ton et de doctrine. Pascal est un janséniste, dont la piété est rigoureuse jusqu'à l'ascétisme à ces saints polis, à ces dévots civilisés qu'on lui vante, il oppose ces grands saints « dont la vie a été extrêmement austère ». Aussi crie-t-il à l'impiété quand on prétend lui faire admirer ces peintures « tout à fait charmantes » de la dévotion, qu'on croirait faites à dessein pour tourner les saints en ridicule. Pascal est aussi un homme à l'esprit droit

et un écrivain au goût sévère; il ne peut donc que détester une morale oblique, un style sans franchise et sans virilité.

Bien avant la dixième Lettre, on sent combien lui répugne ce mélange perpétuel des choses mondaines et des choses religieuses, qui, aux yeux du bon Père, fait la force, mais, aux yeux de son interlocuteur, fait la dangereuse faiblesse de la morale jésuitique. Dans la cinquième Lettre, il s'écrie: « La plaisante comparaison des choses du monde à celles de la science! >> Mais c'est dans la neuvième surtout qu'on se rend compte qu'il y a ici aux prises, non seulement deux écoles différentes, mais deux manières tout opposées de penser et de sentir, de concevoir et d'exprimer les choses sérieuses. Cette indulgence des Pères poussée jusqu'à la « dernière bénignité », lui semble, à lui, lâche complaisance et trahison; il la déclare «< bien plus propre à entretenir les pécheurs dans leurs désordres, par la fausse paix que cette confiance téméraire apporte, qu'à les en retirer par une véritable conversion, que la Grâce seule peut produire ». Le janséniste, on le voit, ne se laisse jamais oublier. S'il y a excès d'indulgence du côté des jésuites, n'y aurait-il pas, du côté des jansénistes, excès de rigorisme? Si les uns s'appliquent à ne damner personne, les autres ne semblent-ils pas s'appliquer à restreindre le nombre des élus? Où les premiers jettent un pont facile à franchir, les seconds ne creusentils pas un infranchissable abîme? La question a une portée générale et reste pendante éternellement entre les Alcestes chagrins qui voient partout des cas pendables, et les Philintes souriants, qui insinuent : «< Mais, quand on est du monde, il faut bien... Ce qu'on ne peut, du moins, disputer à Pascal, c'est la supériorité de la droiture, et aussi celle du goût. Quel verbe mâle et loyal! quel dédain des puériles frivolités de la rhétorique, si familières aux adversaires qu'il accable rien qu'en les citant! Oui, la neuvième Provinciale est une leçon de goût en même temps qu'une leçon de franchise. En énervant l'àme, les jésuites énervaient aussi l'esprit; en torturant la pensée, ils faussaient le style. Leurs grâces mignardes devaient lui paraître aussi ridicules que leurs équivoques lui paraissaient odieuses. Voyez l'admirable début de la neuvième lettre :

Je ne vous ferai pas plus de compliment que le bon Père m'en fit la dernière fois que je le vis. Aussitôt qu'il m'aperçut, il vint à moi, et me dit, en regardant dans un livre qu'il tenait à la main : « Qui vous ouvrirait le paradis ne vous obligerait-il pas parfaitement? Ne donneriez-vous pas des millions d'or pour en avoir une clef et entrer dedans quand bon vous semblerait? Il ne

faut point entrer en de si grands frais en voici une, voire cent, à meilleur compte. >>

Je ne savais si le bon Père lisait, ou s'il parlait de lui-même. Mais il m'ôta de peine en disant: « Ce sont les premières paroles d'un beau livre du P. Barry, de notre Société, car je ne dis jamais rien de moi-même. Quel livre, lui dis-je, mon Père? En voici le titre, dit-il le Paradis ouvert à Philagie, par cent dévotions à la mère de Dieu, aisées à pratiquer. — Eh quoi! mon père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir le ciel ? — Oui, dit-il ; voyez-le encore dans la suite des paroles que vous avez ouïes : « Tout autant de dévo«<tions à la mère de Dieu que vous trouverez en ce livre sont autant de clefs «< du ciel qui vous ouvriront le paradis tout entier. »

Qui ne sent l'ironie secrète? Parmi ces clefs, d'ailleurs, il a soin de choisir celles dont la seule indication éveille un sourire : « Dire le petit chapelet des dix plaisirs de la Vierge; donner commission aux anges de lui faire la révérence de notre part, etc. » — « Je n'ose, ajoute le P. Barry, vous inviter à offrir ce petit esclave que vous appelez votre cœur... S'il arrivait qu'à la mort l'ennemi eût quelque prétention sur vous, et qu'il y eût du trouble dans la petite république de vos pensées, vous n'avez qu'à dire que Marie répond pour vous. » Le P. Binet, dans sa Marque de prédestination, n'est pas moins fleuri : « Qu'importe par où nous entrions dans le paradis, pourvu que nous y entrions? Soit de bond ou de volée, que nous en chaut-il pourvu que nous prenions la ville de gloire? Et le P. Garasse ne lui cède pas, même le dépasse :

Quand les bons esprits font un ouvrage excellent, ils sont justement récompensés par les louanges publiques. Mais quand un pauvre esprit travaille beaucoup pour ne rien faire qui vaille, et qu'il ne peut ainsi obtenir des louanges publiques, afin que son travail ne demeure pas sans récompense, Dieu lui en donne une satisfaction personnelle qu'on ne peut lui envier sans une injustice plus que barbare. C'est ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant.

Mais c'est surtout le P. Lemoyne, l'auteur de la Dévotion aisée et des Peintures morales, que poursuit l'implacable ironie de Pascal. On jugera si Pascal a raison par deux des citations qu'il met sous nos yeux :

Je ne nie pas qu'il ne se voie des dévots qui sont pâles et mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et qui n'ont que du flegme dans les veines, et de la terre sur le visage. Mais il s'en voit assez d'autres qui sont d'une complexion plus heureuse, et qui ont abondance de cette humeur douce et chaude, et de ce sang bénin et rectifié qui fait la joie...

La jeunesse peut être parée de droit naturel. Il peut être permis de se parer en un àge qui est la fleur de la verdure des ans. Mais il en faut demeurer là: le

contretemps serait étrange de chercher des roses sur la neige. Ce n'est qu'aux étoiles qu'il appartient d'être toujours au bal, parce qu'elles ont le don de jeunesse perpétuelle. Le meilleur donc en ce point serait de prendre conseil de la raison et d'un bon miroir; de se rendre à la bienséance et à la nécessité, et de se retirer quand la nuit approche.

Peut-être Pascal fait-il bien grand bruit des citations qu'il entasse, et dont le mauvais goût nous frappe plus aujourd'hui que la prétendue immoralité. Mais c'est que pour lui la question de goût littéraire est inséparable de la question morale. On lui répond que telle page du P. Lemoyne sur la vertu, dont on fait trop une fàcheuse «< ennemie des divertissements et des jeux qui sont la fleur de la joie et l'assaisonnement de la vie », est un souvenir de Montaigne. Mais, précisément (et on le voit bien dans ses Pensées) il était aussi éloigné que possible de cette sagesse tout humaine et mondaine, qui achemine doucement l'homme à une sorte d'apathie morale. Voilà pour le fond; la forme ne lui déplaisait pas moins. Lui qui voulait que l'agréable même fût pris du vrai, que les paroles fussent seulement la peinture exacte de la pensée, combien il devait souffrir plus impatiemment de voir la vérité religieuse enjolivée, masquée, profanée par tant de fleurs et de pointes galantes! Il y reviendra et y insistera dans la onzième lettre.

Direz-vous que la manière si profane et si coquette dont votre P. Lemoyne a parlé de la piété dans sa Dévotion aisée soit plus propre à donner du respect que du mépris pour l'idée qu'il forme de la vertu chrétienne? Tout son livre des Peintures morales respire-t-il autre chose, et dans sa prose et dans ses vers, qu'un esprit plein de la vanité et des folies du monde? Est-ce une pièce digne d'un prêtre que cette ode du septième livre intitulée : « Éloge de la pudeur, où est montré que toutes les belles choses sont rouges, ou sujettes à rougir? » C'est ce qu'il fit pour consoler une dame, qu'il appelle Delphine, de ce qu'elle rougissait souvent... Je sais qu'il ne l'a dit que pour faire le galant et pour rire; mais c'est cela qu'on appelle rire des choses saintes.

La onzième lettre confirme donc la neuvième : profondément religieux et sérieux jusque dans la plaisanterie qu'il met au service d'une passion ardente, Pascal exige qu'on parle gravement des choses graves. Littérairement, cela signifie : « Point de désaccord entre la forme et le fond; point de jeux d'esprit, toujours inutiles, souvent déplacés; point de couleurs mal appliquées, point de fard; la vérité fardée n'est plus la vérité, et la vérité seule est belle. »>

« PreviousContinue »