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BLAISE PASCAL

(1623-1662)

La jeunesse de Pascal.

I

La merveilleuse précocité du savant; les premières ferveurs du mystique.

Né à Clermont-Ferrand le 19 juin 1623, fils d'Étienne Pascal, président à la cour des aides, et d'Antoinette Begon, Blaise Pascal avait pour sœur aînée Gilberte Pascal, plus âgée de trois ans, qui devint Mme Périer et qui devait écrire sa vie, et pour sœur cadette la célèbre Jacqueline Pascal (1625-1661), qui se distingua, dans sa jeunesse, par la promptitude de son intelligence tournée aux belles-lettres, et mourut religieuse de Port-Royal, désespérée d'avoir signé le Formulaire.

Il n'avait que trois ans lorsque mourut sa mère. Son éducation, dès lors, fut toute virile et toute domestique; jamais il n'eut d'autre maître que son père. Mme Périer nous a dit quel fut le caractère précis et solide de cette éducation, et quelle rigueur d'esprit l'élève y apportait déjà.

Mon frère prenait grand plaisir à cet entretien, mais il voulait savoir la raison de toutes choses; et comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les disait pas, ou qu'il disait celles qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le contentait pas car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le faux; et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connaissance. Ainsi dès son enfance il ne pouvait se rendre qu'à ce qui lui paraissait vrai évidemment; de sorte que, quand on ne lui disait pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même, et quand il s'était attaché à quelque chose, il ne le quittait point qu'il n'en eût trouvé quelqu'une qui le pût satisfaire. Une fois entre autres, quelqu'un ayant frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendait un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main dessus, cela l'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le porta à en faire beaucoup d'autres sur les sons. Il y remarqua tant de choses, qu'il en fit un traité à l'âge de douze ans, qui fut trouvé tout à fait bien raisonné. C. de litt.

PASCAL.

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Cette première éducation se poursuivit à Paris, où Pascal vint dès l'âge de huit ans, après que son père se fut démis de sa charge pour se consacrer à lui tout entier; à Rouen, où son père dut se retirer, après avoir encouru une disgrâce momentanée de Richelieu; puis à Paris encore. Il faut bien rappeler, après sa sœur, dont, après tant d'autres, nous emprunterons encore le récit, comment « son génie à la géométrie commença à paraître lorsqu'il n'avait encore que douze ans ». Versé dans les mathématiques, sachant que c'est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit », son père craignit que cette étude, trop bien faite pour une telle intelligence, ne le détournât de l'étude des langues anciennes. Il évita donc de lui parler de mathématiques, et serra tous les livres qui en traitaient, lui promettant seulement qu'il les lui apprendrait dès qu'il saurait le latin et le grec. Mais cet esprit, « qui ne pouvait demeurer dans ces bornes », lui ménageait une étrange surprise.

Il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de récréation; et, étant seul dans une salle où il avait accoutumé de se divertir, il prenait du charbon et faisait des figures sur des carreaux, cherchant des moyens de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et autres choses semblables. Il trouvait tout cela lui seul; ensuite il cherchait les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avait été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savait pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui-même des définitions; il appelait un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions, il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa les recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide1. Comme il en était là-dessus, mon père entra dans le lieu où il était, sans que mon frère l'entendit; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut longtemps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avait faite, ou le père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande lorsque, lui ayant demandé ce qu'il faisait, il lui dit qu'il cherchait telle chose, qui était la trente-deuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avait fait penser à chercher cela il dit que c'était qu'il avait trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avait faites; et enfin, en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que sans lui dire mot il le quitta, et alla chez M. le Pailleur, qui était son ami intime, et qui était aussi fort savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme transporté. M. le Pailleur, voyant cela, et voyant

1. Que la somme des angles d'un triangle est égale à deux droits. Il faut accepter pieusement le récit traditionnel, où tout n'est pas d'une certitude si inattaquable.

même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas celer plus longtemps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d'affliction, mais de joie. Vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études : cependant voici ce qu'il a fait. » Sur cela il lui montra tout ce qu'il avait trouvé, par où l'on pouvait dire en quelque façon qu'il avait inventé les mathématiques. M. le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avait été, et lui dit qu'il ne trouvait pas juste de captiver plus longtemps cet esprit, et de lui cacher encore cette connaissance; qu'il fallait lui laisser voir les livres, sans le retenir davantage.

A seize ans, Pascal écrivait un Traité des sections coniques, qui, au témoignage de Mme Périer, « passa pour un si grand effort d'esprit qu'on disait que, depuis Archimède, on n'avait rien vu de cette force »; à dix-huit ans, il inventait «< cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, et avec une sûreté infaillible ». On sait quelle fut la rançon de ce génie précoce et de ce travail surchauffé; lui-même disait que, depuis l'âge de dix-huit ans, il n'avait pas passé un jour sans douleur. « Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de repos et de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau. » Les nouveautés auxquelles s'attachait Pascal dans les intervalles de ses crises, les beaux travaux sur la cycloïde, sur le calcul des probabilités, sur l'équilibre des liquides, dont il écrivit un traité, les inventions pratiques, comme celles de la brouette et des omnibus, toutes les recherches et les découvertes qui s'étendent au delà de la jeunesse de Pascal, nous n'avons pas à en préciser ici la valeur1. Bientôt nous rencontrerons sur notre chemin les fameuses expériences du Puy de Dôme sur la pesanteur de l'air.

C'est immédiatement après ces expériences, et lorsqu'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, qu'il eut, pour ainsi dire, sa première révélation du jansénisme. Son père s'étant démis une cuisse en tombant sur la glace, deux gentilshommes, MM. de la Bouteillerie et Deslandes, le soignèrent pendant trois mois, et, en guérissant le corps, ne négligèrent pas l'âme. Jansénistes ardents, ils firent connaître au père et au fils les écrits de Jansénius, de Saint-Cyran, d'Arnauld. Ce ne fut là qu'une occasion: on peut dire que tout, particulièrement le caractère de son édu

1. Sur Pascal savant, on trouvera tous les détails nécessaires dans le livre de M. Bertrand cité à la Bibliographie.

cation et de ses études, prédestinait Pascal au jansénisme : cette hauteur rigide de la doctrine janséniste, qui décourageait tant d'autres, était justement ce qui devait séduire un tel esprit. La Prière à Dieu pour le bon usage des maladies (1648) et la Lettre sur la mort de M. Pascal le père (1651), écrite à M. et à Mme Périer, sont un témoignage plus curieux encore que touchant des premières ferveurs jansénistes de Pascal.

II

« Prière à Dieu pour le bon usage des maladies ». «<< Lettre sur la mort de M. Pascal le père ».

Oui, le jansénisme, tel que le conçoit et l'exprime Pascal, étonne plus encore qu'il n'émeut; mais il émeut pourtant, car ce n'est plus la doctrine abstraite, un peu froide, de Saint-Cyran et d'Arnauld; en s'y mêlant, la sensibilité de Pascal anime et passionne tout.

« Il semble, dit M. Nisard, qu'on devrait trouver dans une prière quelque abandon, quelque enthousiasme, une confiance qui ne pèse plus ses motifs. Celle de Pascal n'a point ce caractère c'est une argumentation passionnée, dans laquelle un homme mortel raisonne avec Dieu. » C'est d'abord une sorte d'élan de l'âme reconnaissante vers le Dieu qui dispense à l'homme les épreuves salutaires de la souffrance. Pascal souffre et se réjouit de souffrir, et souhaite de souffrir plus encore. Sa jeunesse ne se révolte pas contre la douleur; elle l'appelle, au contraire; elle s'y complaît amèrement; elle y voit à la fois un châtiment et une espérance.

Vous m'aviez donné la santé pour vous servir, et j'en ai fait un usage tout profane. Vous m'envoyez maintenant la maladie pour me corriger; ne permettez pas que j'en use pour vous irriter par mon impatience. J'ai mal usé de ma santé, et vous m'en avez puni. Ne souffrez pas que j'use mal de votre punition. Et puisque la corruption de ma nature est telle qu'elle me rend vos faveurs pernicieuses, faites, ô mon Dieu, que votre grâce toute-puissante me rende vos châtiments salutaires. Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde pendant qu'il a eu quelque vigueur, anéantissez cette vigueur pour mon salut; et rendez-moi incapable de jouir du monde, soit par faiblesse de corps, soit par zèle de charité, pour ne jouir que de vous seul.

Il bénit Dieu de ce qu'il lui a plu de le réduire «< dans l'incapacité de jouir des douceurs de la santé et des plaisirs du

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