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cette retenue de n'oser rien ajouter aux connaissances qu'ils avaient reçues, ou que ceux de leur temps eussent fait la même difficulté de recevoir les nouveautés qu'ils leur offraient, ils se seraient privés eux-mêmes et leur postérité du fruit de leurs inventions. Comme ils ne se sont servis de celles qui leur avaient été laissées que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur avait ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu'ils nous ont acquises de la même sorte, et à leur exemple en faire les moyens et non plus la fin de notre étude, et ainsi tâcher de les surpasser en les imitant. Car qu'y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue qu'ils n'ont fait ceux qui les ont précédés, et d'avoir pour eux ce respect inviolable qu'ils n'ont mérité de nous que parce qu'ils n'en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le même avantage?... C'est de cette façon que l'on peut aujourd'hui prendre d'autres sentiments et de nouvelles opinions sans mépris et sans ingratitude, puisque les premières connaissances qu'ils nous ont données ont servi de degrés aux nôtres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables de l'ascendant que nous avons sur eux; parce que, s'étant élevés à un certain degré où ils nous ont portés, le moindre effort nous fait monter plus haut, et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d'eux. C'est de là que nous pouvons découvrir des choses qu'il leur était impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'étendue, et, quoiqu'ils connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la nature, ils n'en connaissaient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux.

Toute la question qui fait le fond de la querelle des anciens et des modernes est posée d'avance, et d'avance résolue, dans cette page admirable de ferme bon sens et d'équité supérieure, où la fierté n'est pas arrogance, où l'indépendance n'est pas révolte. Qu'on fasse un crime aux modernes de contredire les sentiments des anciens, et un attentat d'y ajouter; qu'on mette ainsi en parallèle la raison de l'homme avec l'instinct des animaux, voilà ce qui indigne Pascal. L'homme, « qui n'est produit que pour l'infinité,... s'instruit sans cesse dans son progrès,... de sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. D'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse, dans cet homme universel, ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. » Bacon avait déjà dit « C'est nous qui sommes les anciens! » Perrault, Fonte

nelle, la Motte, le rediront sous toutes les formes, mais avec une autorité affaiblie et une moindre largeur de vue.

Affirmer que «< la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes opinions qu'on en a eues », c'est être cartésien, ce semble. On sait quelle influence exerça l'esprit de Descartes sur l'esprit de Port-Royal. Lui-même, Pascal ne pouvait rester insensible à la nouveauté et à la rigueur de cette méthode, lui qui ne se rendait, dit sa sœur, qu'à ce qui lui paraissait vrai évidemment. «< Descartes, que vous estimez tant,... » lui écrivait le chevalier de Méré. L'amour-propre du jeune Pascal avait pourtant été froissé, dit-on, de l'indifférence assez dédaigneuse avec laquelle Descartes avait accueilli ses précoces essais, et sur le terrain même de ses découvertes scientifiques tous deux se rencontrèrent en rivaux; car on voit, par la correspondance de Descartes, qu'il avait deviné la théorie de la pesanteur de l'air avant les expériences de Pascal, naguère partisan des idées anciennes sur le vide. Au fond, il ne pouvait y avoir que des ressemblances passagères et superficielles entre deux hommes qui cherchaient le vrai de façon si différente, entre celui qui n'estime pas (il le dira dans les Pensées) « que toute la philosophie vaille une heure de peine », et celui qui s'écriait, dans l'orgueil de sa raison : « Avec de la matière et du mouvement je referais le monde. » Lorsque, plus tard, il se proposait d'écrire «< contre ceux qui approfondissent trop les sciences », il nommait expressément Descartes.

Toute la méthode et l'entreprise de Pascal est une protestation contre ce rationalisme essentiellement indépendant et spéculatif. En général, il parle très peu de Descartes; mais il y pensait beaucoup. Il disait de lui, comme on sait « Je ne puis pardonner à Descartes: il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, se passer de Dieu, mais il n'a pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement; après cela, il n'a plus que faire de Dieu. » Ce qu'il disait là de la physique de Descartes, il devait le dire également, avec quelque modification dans les termes, pour sa métaphysique il ne devait pas pouvoir lui pardonner cette raison, ainsi souverainement posée dans un isolement, dans un dépouillement d'ailleurs impossible... Pour lui, il ne se crée pas un homme-esprit, un homme métaphysique et abstrait; il veut s'en tenir à l'homme réel, à ce que lui-même était et à ce que nous sommes 1.

Le Dieu sensible au cœur de Pascal ne ressemble guère au Dieu conçu par la pure raison de Descartes, pas plus que l'éloquence enflammée des Pensées ne ressemble à l'éloquence 1. Sainte-Beuve, Port-Royal, III, 21.

sereine du Discours de la méthode. Ne faisons donc pas de Pascal un disciple de Descartes en vingt endroits, remarque M. Brunetière, directement ou obliquement, c'est Descartes qu'il vise. Mais il a pu l'être passagèrement, dans un élan d'espoir et de confiance en la raison. Ici même il ne l'est pas au fond; voyez sur quel ton il parle de l'autorité infaillible de la théologie. En y regardant de près, on verrait que cette profession de foi rationaliste n'est pas en contradiction absolue avec l'esprit des Pensées. En tout cas, on y devinerait le futur auteur des Provinciales à certains traits décochés en passant contre les casuistes « qui emploient le raisonnement seul dans la théologie, au lieu de l'autorité de l'Écriture et des Pères ».

IV

La période dite de la « crise ». — Le « Discours sur les passions de l'amour ». La conversion définitive.

On a éprouvé le besoin de dramatiser une vie assez tragique par elle-même. Cette vie ne fut qu'une longue crise; on y a découvert et isolé une crise particulière. A la vérité, si l'on sait quand finit la crise (1654), on sait avec moins de précision quand elle commence. Mme Périer ne donne que des indications très vagues et très courtes. Les médecins, suivant elle, conseillèrent à Pascal de chercher autant qu'il pourrait les occasions de se divertir: « Mon frère eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyait du danger; mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire; et ainsi il se mit dans le monde. » Marguerite Périer, nièce et filleule de Pascal, précise davantage. Elle indique l'année 1648 comme le point de départ de cette existence relativement mondaine, qui le fut avec plus d'abandon à partir de 1651, quand Pascal fut maître de ses biens après la mort de son père; mais 1648 et 1651 sont précisément les dates de la sombre Prière et de la Lettre austèrement théologique que nous avons analysées. La «< crise »> n'a donc rien encore de fort inquiétant pour le salut de son âme, de cette âme dont Jacqueline Pascal, devenue religieuse à Port-Royal, dira un peu plus tard qu'il faudrait un miracle pour la sauver.

Il reste acquis, semble-t-il, qu'un peu après 1651, mais peu à peu, sans brusque coup de théâtre, Pascal « se mit dans le monde », pour parler comme Mme Périer; ou, pour parler comme sa fille Marguerite, « après s'y être un peu enfoncé, prit la résolution de suivre le train commun du monde, c'est-àdire de prendre une charge et de se marier ». Fléchier, dans ses Mémoires, parle d'une belle savante d'Auvergne, la Sapho du pays, aimée par tout ce qu'il y avait de beaux exprits, et près de qui Pascal était «< continuellement ». Mais Pascal luimême a été discret, et nos contemporains, en l'absence de tout renseignement précis, ont été réduits à imaginer un roman de passion dont ils le font le héros malgré lui. Ils nous le montrent fréquentant les hôtels d'Albret et de Richelieu, ces hôtels de Rambouillet de l'époque, inspirant à Mmes de la Fayette et de Sévigné la solide estime qu'elles lui gardèrent, recherchant la société des épicuriens élégants, comme le chevalier de Méré, des grands seigneurs, comme le duc de Roannez, dont il connaît et aime la sœur. De cet amour rien n'a jamais transpiré. N'importe! on veut non seulement qu'il ait existé, mais qu'il ait été profond, car un sentiment l'est d'autant plus qu'il reste plus silencieux.

On ne remarque pas assez que le duc de Roannez était un fervent janséniste, et que c'est le jansénisme, non l'amour du monde et des plaisirs, qui était le trait d'union entre Pascal et lui. Nous avons des lettres de Pascal à Charlotte de Roannez, plus tard duchesse de la Feuillade, postérieures, il est vrai, à cette époque, et ce sont des lettres de direction (1656). Touchée de la grâce par une révélation soudaine suivie d'une crise de larmes, Mlle de Roannez hésitait encore à quitter sa mère pour se jeter à Port-Royal. Pascal la conjure d'abandonner les plaisirs du monde pour d'autres plus grands, et d'embrasser résolument la croix de Jésus-Christ. Eh quoi! elle ne brûlerait pas de conquérir la gloire des élus! elle laisserait prendre à d'autres la couronne que Dieu lui offre ! Pascal ne peut souffrir cette pensée; il en ressent un véritable « effroi »; il supplie Dieu de ne pas abandonner les faibles créatures qu'il s'est acquises. Sans doute, pour s'arracher aux siens et se donner tout entière à Dieu, elle devra surmonter bien des embarras, bien des chagrins même qu'elle ne s'inquiète pas de ces misères : « Je ne sais ce que c'est que ce commencement de douleur dont vous parlez; mais je sais qu'il faut qu'il en vienne. » Voilà le ton général de cette correspondance. Voilà

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la seule occasion et combien peu profane! où nous surprenions Pascal en face de Mlle de Roannez. On cherche en vain dans toute cette correspondance un mot qui laisse entrevoir l'intérieur d'une âme troublée, un accent personnellement ému. Pascal dit, il est vrai : « Je ne sais pourquoi vous vous plaignez de ce que je n'avais rien écrit pour vous. Je ne vous sépare point tous deux, et je songe sans cesse à l'un et à l'autre. » Mais par cela même qu'il unit dans sa pensée la sœur et le frère, on voit que la seule passion qui l'anime est celle du prosélytisme janséniste.

Mais le Discours sur les passions de l'amour ne serait-il pas une confidence indirecte? Cousin a retrouvé et publié ce discours fameux, qu'il n'hésite pas à attribuer à Pascal. Il est certain que plus d'un passage y rappelle, au moins dans la forme, la manière de Pascal et son style difficilement imitable.

L'homme est né pour penser; aussi n'est-il pas un moment sans le faire; mais les pensées pures, qui le rendraient heureux s'il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie à laquelle il ne peut s'accommoder; il lui faut du remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité des passions, dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes...

Le plaisir d'aimer sans l'oser dire a ses peines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n'est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire à une personne que l'on estime infiniment ? L'on s'étudie tous les jours pour trouver les moyens de se découvrir, et l'on y emploie autant de temps que si l'on devait entretenir celle que l'on aime. Les yeux s'allument et s'éteignent dans un même moment; et quoique l'on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout ce désordre y prenne garde, l'on a néanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuements pour une personne qui le mérite si bien. L'on voudrait avoir cent langues pour le faire connaître ; car comme l'on ne peut pas se servir de la parole, l'on est obligé de se réduire à l'éloquence d'action...

Les âmes propres à l'amour demandent une vie d'action qui éclate en événements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. C'est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l'amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mènent une vie dont l'uniformité n'a rien qui frappe la vie de tempête surprend, frappe et pénètre. Il semble que l'on ait toute une autre âme quand on aime que quand on n'aime pas : on s'élève par cette passion, et on devient toute grandeur...

Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent ; c'est d'un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux.

Les idées, les expressions même familières à Pascal se retrouvent à chaque pas : par exemple la célèbre distinction entre

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