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laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n'a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l'on cherche quelque raison d'une destinée si cruelle, on aura, je crois de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très-habiles se ruinent au jeu pendant que d'autres hommes y font leur fortune? ou pourquoi l'on voit des années qui n'ont ni printemps, ni automne, où les fruits de l'année sèchent dans leur fleur? Toutefois, qu'on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux, mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage. Vauvenargues.

l'Eclipse de Soleil au Pérou.

L'astre adoré dans ces climats s'obscurcit tout à coup au milieu d'un ciel sans nuage. Une nuit soudaine et profonde investit la terre. L'ombre ne venait point de l'Orient; elle tomba du haut des cieux, et enveloppa l'horizon. Un froid humide a saisi l'atmosphère; les animaux, subitement privés de la lumière qui les conduit, dans une immobilité morne, semblent se demander la cause de cette nuit inopinée. Leur instinct, qui compte les heures, leur dit que ce n'est pas encore celle de leur repos. Dans les bois, ils s'appellent d'une voix frémissante, étonnés de ne pas se voir; dans les vallons, ils se rassemblent et se pressent en frissonnant. Les oiseaux qui, sur la foi du jour, ont pris leur essor dans les airs, surpris par les ténèbres, ne savent où voler. La tourterelle se précipite au-devant du vautour, qui s'épouvante à sa rencontre. Tout ce qui respire est saisi d'effroi. Les végétaux eux-mêmes se ressentent de cette crise universelle. On dirait que l'âme du monde va se dissiper ou s'éteindre; et dans ses rameaux infinis, le fleuve immense de la vie semble avoir ralenti son

cours.

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...

que

Et l'homme ! ah! c'est pour lui la réflexion ajoute aux frayeurs de l'instinct le trouble

et les perplexités d'une prévoyance impuissante, Aveugle et curieux, il se fait des fantômes de tout ce qu'il ne conçoit pas, et se remplit de noirs présages, aimant mieux craindre qu'ignorer. Heureux, dans ce moment, les peuples à qui des sages ont révélé les mystères de la nature! Ils ont vu sans inquiétude l'astre du jour, à son midi, dérober sa lumière au monde; sans inquiétude, ils attendent l'instant marqué où le globe sortira de l'obscurité. Mais comment exprimer la terreur, l'épouvante dont ce phénomène a frappé les adorateurs du soleil? Dans une pleine sérénité, au moment où leur Dieu, dans toute sa splendeur, s'élève au plus haut de sa sphère, il s'évanouit! et la cause de ce prodige, et sa durée, ils l'ignorent profondément. La ville de Quito, la ville du Soleil, Cusco, les Camps des deux Incas, tout gémit, tout est consterné.

Marmontel. Les Incas.

Les Fléaux de 1709; l'Humanité de Fénélon.

Elle n'est point effacée de notre mémoire, cette époque désastreuse et terrible, cette année, la plus funeste des dernières années de Louis XIV, où il semblait que le ciel voulût faire expier à la France ses prospérités orgueilleuses, et obscurcir l'éclat du plus beau règne qui eût encore illustré ses annales. La terre stérile sous les flots de sang qui l'inondent, devient cruelle et barbare comme les hommes qui la ravagent, et l'on s'égorge en mourant de faim. Les peuples accablés à la fois par une guerre malheureuse, par les impôts et par le besoin, sont livrés an découragement et au désespoir. Le peu de vivres qu'on a pu conserver ou recueillir est porté à un prix qui effraie l'indigence, et qui pèse même à la richesse. Un armée, alors la seule défense de l'Etat, attend en-vain sa subsistance des magasins qu'un hiver destructeur n'a pas permis de remplir. Fénélon donne l'exemple de la générosité; il envoie le premier toutes les récoltes de ses terres, et l'émulation ga

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gnant de proche en proche, les pays d'alentour font les mêmes efforts, et l'on devient libéral même dans. la disette. Les maladies, suite inévitable de la misère, désolent bientôt et l'armée et les provinces. L'invasion de l'ennemi ajoute encore la terreur et la consternation à tant de fléaux accumulés. Les campagnes sont désertes, et leurs habitans épouvantés fuient dans les villes. Les asyles manquent à la foule des malheureux. C'est alors que Fénélon fit voir que les cœurs sensibles à qui l'on reproche d'étendre leurs affections sur le genre humain, n'en aiment pas moins leur patrie. Son palais est ouvert aux malades, aux blessés, aux pauvres sans exception. Il engage ses revenus pour faire ouvrir des demeures à ceux qu'il ne saurait recevoir. Il leur rend les soins les plus charitables ; il veille sur ceux qu'on doit leur rendre. Il n'est effrayé ni de la contagion, ni du spectacle de toutes les infirmités humaines rassemblées sous ses yeux. Il ne voit en eux que l'humanité souffrante. Il les assiste, leur parle, les encourage. Oh! comment se défendre de quelqu' attendrissement, en voyant cet homme vénérable par son âge, par son rang, par ses lumières, tel qu'un génie bienfaisant, au milieu de tous ces malheureux qui le bénissent, distribuer les consolations et les secours, et donner les plus touchans exemples de ces mêmes vertus dont il avait donné les plus touchantes leçons. La Harpe. Eloge de Fénélon.

L'Orage, et la Caverne des Serpens au Pérou.

Un murmure profond donne le signal de la guerre que les vents vont se déclarer. Tout à coup, leur fureur s'annonce par d'effroyables sifflemens. Une épaisse nuit enveloppe le ciel et le confond avec la terre; la foudre, en déchirant ce voile ténébreux, en redouble encore la noirceur; cent tonnerres qui roulent et semblent rebondir sur une chaîne de montagnes, en se succédant l'un à l'autre, ne forment qu'un mugissement qui s'abaisse, et qui se renfle com

NARRATIONS UNIVER 99TY

F

me celui des vagues. Aux secousses que
tagne reçoit du tonnerre et des vents, elle s'ébrante,
elle s'entr'ouvre; et de ses flancs, avec un bruit hor-
rible, tombent de rapides torrens. Les animaux
épouvantés s'elançaient des bois dans la plaine; et, à
la clarté de la foudre, les trois voyageurs pâlissant,
voyaient passer à côté d'eux le lion, le tigre, le lynx;
le léopard, aussi tremblans qu'eux-mêmes dans ce
péril universel de la nature, il n'y a plus de férocité,
et la crainte a tout adouci.

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L'un des guides d'Alonzo avait, dans sa frayeur, gagné la cime d'une roche. Un torrent qui se précipite en bondissant, la déracine et l'entraîne, et le sauvage qui l'embrasse, roule avec elle dans les flots. L'autre Indien croyait avoir trouvé son salut dans le creux d'un arbre; mais une colonne de feu, dont le sommet touche à la nue, descend sur l'arbre, et le consume avec le malheureux qui s'y était sauvé.

Cependant Molina s'épuisait à lutter contre la violence des eaux; il gravissait dans les ténèbres, saisissant tour à tour les branches, les racines des bois qu'il rencontrait, sans songer à ses guides, sans autre sentiment que le soin de sa propre vie; car il est des momens d'effroi où toute compassion cesse, où l'homme, absorbé en lui-même, n'est plus sensible que pour lui.

Enfin il arrive en rampant au bas d'une roche escarpée, et, à la lueur des éclairs, il voit une caverne dont la profonde et ténébreuse horreur l'aurait glacé dans tout autre moment. Meurtri, épuisé de fatigue, il se jette au fond de cet antre; et là, rendant grâces au ciel, il tombe dans l'accablement.

L'orage enfin s'apaise: les tonnerres, les vents cessent d'ébranler la montagne; les eaux des torrens, moins rapides, ne mugissent plus à l'entour; et Molina sent couler dans ses veines le baume du sommeil. Mais un bruit, plus terrible que celui des tempêtes, le frappe au moment même qu'il allait s'endormir.

Ce bruit, pareil au broiement des cailloux, est celui d'une multitude de serpens, dont la caverne est le refuge. La voûte en est revêtue; et entrelacés

l'un à l'autre, ils forment, dans leurs mouvemens, ce bruit qu'Alonzo reconnaît. Il sait que le venin de ces serpens est le plus subtil des poisons; qu'il allume soudain, et dans toutes les veines, un feu qui dévore et consume, au milieu des douleurs les plus intolérables, le malheureux qui en est atteint. Il les entend, il croit les voir rampans autour de lui, ou pendus sur sa tête, ou roulés sur eux-mêmes, et prêts à s'élancer sur lui. Son courage épuisé succombe; son sang se glace de frayeur; à peine il ose respirer. S'il veut se traîner hors de l'antre, sous ses mains, sous ses pas, il tremble de presser un de ces dangereux reptiles. Transi, frissonnant, immobile, environné de mille morts, il passe la plus longue nuit dans une pénible agonie, désirant, frémissant de revoir la lumière, se reprochant la crainte qui le tient enchaîné, et faisant sur lui-même d'inutiles efforts pour surmonter cette faiblesse.

Le jour qui vint l'éclairer, justifia sa frayeur. Il vit réellement tout le danger qu'il avait pressenti; il le vit plus horrible encore. Il fallait mourir, ou s'échapper. Il ramasse péniblement le peu de forces qui lui restent; il se soulève avec lenteur, se courbe, et, les mains appuyées sur ses genoux tremblans, il sort de la caverne, aussi défait, aussi pâle qu'un spectre qui sortirait de son tombeau. Le même orage qui l'avait jeté dans le péril l'en préserva; car les serpens en avaient eu autant de frayeur que lui-même; et c'est l'instinct de tous les animaux, dès que le péril les occupe, de cesser d'être malfaisans.

Un jour serein consolait la nature des ravages de la nuit. La terre, échappée comme d'un naufrage, en offrait partout les débris. Des forêts, qui, la veille, s'élançaient jusqu'aux nues, étaient courbées vers la terre; d'autres semblaient se hérisser encore d'horreur. Des collines, qu'Alonzo avait vues s'arrondir sous leur verdoyante parure, entr'ouvertes en précipices, lui montraient leurs flancs déchirés. De vieux arbres déracinés, précipités du haut des monts, le pin, le palmier, le gayac, le caobo, le cèdre, étendus, épars dans la plaine, la couvraient de leurs troncs

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