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cessé. Mais insensiblement leurs sillons s'applanissent; et, sur une mer immobile, le navire, comme enchaîné, cherche inutilement dans les airs un souffle qui l'ébranle; la voile, cent fois déployée, retombe cent fois sur les mâts. L'onde, le ciel, un horizon vague, où la vue a beau s'enfoncer dans l'abîme de l'étendue, un vide profond et sans bornes, le silence et l'immensité, voilà ce que présente aux matelots ce triste et fatal hémisphère. Consternés et glacés d'effroi, ils demandent au ciel des orages et des tempêtes; et le ciel, devenu d'airain comme la mer, ne leur offre de toutes parts qu'une affreuse sérénité. Les jours, les nuits s'écoulent dans ce repos funeste: ce soleil, dont l'éclat naissant ranime et réjouit la terre ; ces étoiles, dont les nochers aiment à voir briller les feux étincelans; ce liquide cristal des eaux, qu'avec tant de plaisir nous contemplons du rivage, lorsqu'il réfléchit la lumière et répête l'azur des cieux, ne forment plus qu'un spectacle funeste; et tout ce qui, dans la nature, annonce la paix et la joie, ne porte ici que l'épouvante, et ne présage que la mort.

Cependant les vivres s'épuisent, on les réduit, on les dispense d'un main avare et sévère. La nature qui voit tarir les sources de la vie, en devient plus avide; et plus les ressources diminuent, plus on sent croître les besoins. A la disette enfin succède la famine, fléau terrible sur la terre, mais plus terrible mille fois sur le vaste abîme des eaux; car au moins sur la terre quelque lueur d'espérance peut abuser la douleur et soutenir le courage; mais au milieu d'une mer immense, solitaire, et environné du néant, l'homme, dans l'abandon de toute la nature, n'a pas même l'illusion pour le sauver du désespoir: il voit comme un abîme l'espace épouvantable qui l'éloigne de tout secours; sa pensée et ses vœux s'y perdent; la voix même de l'espérance ne peut arriver jusqu'à lui.

Les premiers accès de la faim se font sentir sur le vaisseau: cruelle alternative de douleur et de rage, où l'on voyait des malheureux, étendus sur les bancs, lever les mains vers le ciel, avec des plaintes lamentables, ou courir, éperdus et furieux, de la proue à la

poupe, et demander au moins que la mort vînt finir Marmontel. Les Incas.

leurs maux !

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Symptômes et Ravages d'un Ouragan
à l'Ile-de-France.

Un de ces étés qui désolent de temps à autres les terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses ravages. C'était vers la fin de décembre, lorsque le soleil au capricorne échauffe, pendant trois semaines, l'Ile-de-France de ses feux verticaux. Le vent du sud-est qui y règne presque toute l'année n'y sou flait plus. De longs tourbillons de poussière s'élevaient sur les chemins et restaient suspendus en l'air. La terre se fendait de toutes parts; l'herbe était brûlée, des exbalaisons chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s'élevaient de dessus, ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d'un incendie. La nuit même n'apportait aucun rafraîchissement à l'atmosphère embrasée. L'orbe de la lune tout rouge se levait dans un horizon embrumé, d'une grandeur démesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, le cou tendu vers le ciel, aspirant l'air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissemens le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre, pour y trouver de la fraîcheur. Partout le sol était brûlant, et l'air étouffant retentissait du. bourdonnement des insectes qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l'Océan des vapeurs qui couvrirent l'île comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d'eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons: des pluies épouvantables, semblables à des cataractes,

tombèrent du ciel. Des torrens écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne; le fond de ce bassin était devenu une mer; le plateau où sont assises les cabanes, une petite île ; et l'entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle, avec les eaux mugissantes, les terres, les arbres et les rochers. Sur le soir la pluie cessa, le vent alisé du sud-est reprit son cours ordinaire; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil couchant parut à l'horizon.

Bernardin de Saint-Pierre. Paul et Virginie.

Songe de Marc-Aurèle.

Je voulus méditer sur la douleur ; la nuit était déjà avancée; le besoin du sommeil fatiguait ma paupière ; je luttai quelque temps; enfin je fus obligé de céder, et je m'assoupis; mais dans cet intervalle je crus avoir un songe. Il me sembla voir dans un vaste portique une multitude d'hommes rassemblés ; ils avaient tous quelque chose d'auguste et de grand. Quoique je n'eusse jamais vécu avec eux, leurs traits pourtant ne m'étaient pas étrangers; je crus me rappeler que j'avais souvent contemplé leurs statues dans Rome. Je les regardais tous, quand une voix terrible et forte retentit sous le portique: Mortels, apprenez à souffrir! Au même instant, devant l'un, je vis s'allumer des flammes, et il y posa la main. On apporta à l'autre du poison; il but, et fit une libation aux Dieux. Le troisième était debout auprès d'une statue de la liberté brisée ; il tenait d'une main ; un livre; de l'autre il prit une épée, dont il regardait la pointe. Plus loin je distinguai un homme tout sanglant, mais calme et plus tranquille que ses bourreaux, je courus à lui en m'écriant: "O Régulus ! est-ce toi ?" Je ne pus soutenir le spectacle de ses maux, et je détournai. mes regards. Alors j'aperçus Fabricius dans la pauvreté; Scipion mourant dans l'exil, Epictète écrivant dans les chaînes, Sénèque et Thraséas les veines ouvertes, et regardant d'un œil

tranquille leur sang couler. Environné de tous ces grands hommes malheureux, je versais des larmes ; ils parurent étonnés. L'un d'eux, ce fut Caton, approcha de moi, et me dit: "Ne nous plains pas, mais imite-nous; et toi aussi, apprends à vaincre la douleur!" Cependant il me parut prêt à tourner contre lui le fer qu'il tenait à la main; je voulus l'arrêter, je frémis, et je m'éveillai. Je réfléchis sur ce songe, et je conçus que ces prétendus maux n'avaient pas le droit d'ébranler mon courage; je résolus d'être homme, de souffrir, et de faire le bien. Thomas. Eloge de Marc-Aurèle.

La Tyrannie et les Délations à Rome.

Quand les tyrans découvraient une conspiration, ou triomphaient d'une révolte, la proscription était un droit la raison d'état justifiait le meurtre ; nul citoyen n'était innocent, dès qu'il avait connu un coupable; les plus doux sentimens de la nature passaient pour crime; on épiait la larme secrète qui s'échappait de l'œil d'un ami sur le cadavre de son ami, et la mère était traînée au supplice pour avoir pleuré la mort de son fils.

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Il s'était élevé une classe d'hommes qui, sous prétexte de venger les lois, trahissaient toutes les lois, vivant d'accusation et trafiquant de calomnie, et toujours prêts à vendre l'innocence à la haine, ou la richesse à l'avarice: alors tout était crime d'état. C'était un crime de réclamer les droits des hommes, de louer la vertu, de plaindre les malheureux, de cultiver les arts qui élèvent l'âme; c'était un crime d'invoquer le nom sacré des lois. Les actions, les paroles, le silence même, tout était accusé que disje? on interprétait jusqu'à la pensée ; on la dénaturait pour la trouver coupable. Ainsi l'art des délations empoisonnait tout ; et les délateurs étaient comblés des richesses de l'empire; et l'on proportionnait l'excès de leur dignité à l'excès même de leur honte.

Quelle ressource dans un état, lorsqu'on y égorge l'innocence au nom des lois qui doivent la défendre! Souvent même on ne daignait pas recourir à la vaine formalité des lois. La puissance arbitraire emprisonnait, exilait ou faisait mourir à son gré. Telle

était cette justice tyrannique qui met la volonté d'un homme à la place de la décision de la loi, qui fait dépendre ou d'une surprise ou d'une erreur la vie et la fortune d'un citoyen, dont les coups sont d'autant plus terribles que souvent ils sont sourds et cachés ; qui ne laisse que sentir au malheureux le trait qui le perce, sans qu'il puisse voir la main d'où il part; ou qui, le séparant de l'univers entier, et ne le condamnant à vivre que pour mourir sans cesse, l'abandonne sous le poids des chaînes, ignorant à la fois son accusateur et son crime, loin de la liberté, dont l'auguste image est pour jamais voilée à ses yeux; loin de la loi, qui, dans la prison ou dans l'exil, doit toujours répondre au cri du malheurex qui l'invoque.

Le même. ibid.

Clazomène, ou la Vertu malheureuse.

Clazomène a eu l'expérience de toutes les misères de l'humanité. Les maladies l'ont assiégé dès son enfance, et l'ont sevré dans son enfance de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour les plus grands déplaisirs, il a eu de la hauteur et de l'ambition dans la pauvreté. Il s'est vu méconnu dans ses disgraces de ceux qu'il aimait. L'injure a flétri sa vertu, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talens, son travail continuel, son application à bien faire n'ont pu fléchir la dureté de sa fortune: sa sagesse n'a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu'il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Lorsque la fortune a paru se lasser de le poursuivre, la mort s'est offerte à sa vue ses yeux se sont fermés à la ffeur de son âge ; et quand l'espérance trop lente commençait à flatter sa peine, il a eu la douleur insupportable de ne pas

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