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ou plutôt que pour les malheureux dont je vais soulager les besoins. Quelquefois je me fais des illusions pour accroître mes jouissances. Il me semble alors que la terre porte son attention jusqu'à la délicatesse, et que les fruits sont annoncés par les fleurs, comme parmi nous les bienfaits doivent l'être par les grâces."

"Une émulation sans rivalité forme les liens qui m'unissent avec mes voisins. Ils viennent souvent se ranger autour de cette table, qui ne fut jamais entourée que de mes amis. La confiance et la franchise règnent dans nos entretiens. Nous nous communiquons nos découvertes; car, bien différens des autres artistes qui ont des secrets, chacun de nous est aussi jaloux de s'instruire que d'instruire les autres."

S'adressant ensuite à quelques habitans d'Athènes qui venaient d'arriver, il ajoutait: "Vous croyez être libres dans l'enceinte de vos murs; mais cette indépendance que les lois vous accordent, la tyrannie de la société vous la ravit sans pitié? des charges à briguer et à remplir, des hommes puissans à ménager, des noirceurs à prévoir et à éviter, des devoirs de bienséance plus rigoureux que ceux de la nature; une contrainte continuelle dans l'habillement, dans la démarche, dans les actions, dans les paroles; le poids insupportable de l'oisiveté; les lentes persécutions des importuns: il n'est aucune sorte d'esclavage qui ne vous tienne enchaînés dans ses fers."

"Vos fêtes sont si magnifiques ! et les nôtres si gaies! vos plaisirs si superficiels et si passagers! les nôtres si vrais et si constans! les dignités de la République imposent-elles des fonctions plus nobles que l'exercice d'un art sans lequel l'industrie et le commerce tomberaient en décadence ?”

"Avez-vous jamais respiré dans vos riches appartemens la fraîcheur de cet air qui se joue sous cette voûte de verdure? Et vos repas, quelquefois si somptueux, valent-ils ces jattes de lait qu'on vient de traire, et ces fruits délicieux que nous avons cueillis de nos mains? Et quel goût ne prêtent pas à nos alimens, des travaux qu'il est si doux d'entreprendre,

même dans les glaces de l'hiver, et dans les chaleurs de l'été dont il est si doux de se délasser, tantôt dans l'épaisseur des bois, au souffle des zéphyrs, sur un gazon qui invite au sommeil; tantôt auprès d'une flamme étincelante, nourrie par des trones d'arbres que je tire de mon domaine, au milieu de ma femme et de mes enfans, objets toujours nouveaux de l'amour le plus tendre ; au mépris de ces vents impétueux qui grondent autour de ma retraite, sans en troubler la tranquillité !"

Ah! si le bonheur n'est que la santé de l'âme, ne doit-on pas le trouver dans les lieux où règne une juste proportion entre les besoins et les désirs, où le mouvement est toujours suivi du repos, et l'intérêt toujours accompagné du calme.

Barthélemy. Voyage d'Anacharsis.

DISCOURS

ET

MORCEAUX ORATOIRES.

Invocation à la Paix.

Grand Dieu! dont la seule présence soutient la nature et maintient l'harmonie des lois de l'univers ; vous qui, du trône immobile de l'empirée, voyez rouler sous vos pieds toutes les sphères célestes sans choc et sans confusion; qui, du sein du repos, reproduisez à chaque instant leurs mouvemens immenses, et seul régissez dans une paix profonde ce nombre infini de cieux et de mondes; rendez, rendez enfin le calme à la terre agitée! qu'elle soit dans le silence! Qu'à votre voix la discorde et la guerre cessent de faire retentir leurs clameurs orgueilleuses! Dieu de bonté, auteur de tous les êtres, vos regards paternels embrassent tous les objets de la création; mais l'homme est votre être de choix; vous avez éclairé son âme d'un rayon de votre lumière immortelle; comblez vos bienfaits en pénétrant son cœur d'un trait de votre amour ce sentiment divin, se répandant partout, réunira les nations ennemies; l'homme ne craindra plus l'aspect de l'homme, le fer homicide n'armera plus sa main; le feu dévorant de la guerre ne fera plus tarir la source des générations; l'espèce humaine, maintenant affaiblie, mutilée, moissonnée dans sa fleur, germera de nouveau et se multipliera sans nombre; la nature accablée sous le poids des fléaux, stérile, abandonnée, reprendra bientôt avec une nouvelle vie son ancienne fécondité; et nous, Dieu bienfaiteur, nous la seconderons, nous la cultiverons, nous l'observerons sans cesse, pour vous offrir

à chaque instant un nouveau tribut de reconnaissance et d'admiration.

Buffon. Première Vue de la Nature.

Les Insectes d'un jour sur l'Hypanis, et discours de l'un d'eux, qui, en mourant vers le soir, donne ses derniers avis à ses descendans et à ses amis.

Aristote dit qu'il y a sur la rivière Hypanis de petites bêtes qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, meurt en sa jeunesse; celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa décrépitude.

Supposons qu'un des plus robustes de ces Hypąniens fût, selon ces notions, aussi ancien que le temps même, il aura commencé à exister à la pointe du jour, et, par la force extraordinaire de son tempérament, il aura été en état de soutenir une vie active pendant le nombre infini de secondes de dix ou de douze heures. Durant une si longue suite d'instans, par l'expérience et par ses réflexions sur tout ce qu'il a vu, il doit avoir acquis une haute sagesse ; il voit ses semblables qui sont morts sur le midi, comme des créatures heureusement délivrées du grand nombre d'incommodités auxquelles la vieillesse est sujette. Il peut avoir à raconter à ses petits-fils une tradition étonnante de faits antérieurs à tous les mémoires de la nation. Le jeune essaim, composé d'êtres qui peuvent avoir déjà vécu une heure, approche avec respect de ce vénérable vieillard, et écoute avec admiration ses discours instructifs. Chaque chose qu'il leur racontera, paraîtra un prodige à cette génération dont la vie est si courte. L'espace d'une journée leur paraîtra la durée entière des temps, et le crépuscule du jour sera appelé dans leur chronologie, la grande ère de leur création..

Supposons maintenant que ce vénérable Insecte, ce Nestor de l'Hypanis, un peu avant sa mort, et environ l'heure du coucher du soleil, rassemble tous ses descendans, ses amis et ses connaissances, pour leur faire part en mourant de ses derniers avis. Ils se

rendent de toutes parts sous le vaste abri d'un champignon, et le sage moribond s'adresse à eux de la manière suivante :

"Amis et compatriotes, je sens que la plus longue vie doit avoir une fin. Le terme de la mienne est arrivé; et je ne regrette pas mon sort, puisque mon grand âge m'était devenu un fardeau, et que pour moi il n'y a plus rien de nouveau sous le soleil. Les révolutions et les calamités qui ont désolé mon pays, le grand nombre d'accidens particuliers auxquels nous sommes tous sujets, les infirmités qui affligent notre espèce, et les malheurs qui me sont arrivés dans ma propre famille, tout ce que j'ai vu dans le cours d'une longue vie, ne m'a que trop appris cette grande vérité : qu'aucun bonheur placé dans les choses qui ne dépendent pas de nous, ne peut être assuré, ni durable. Une génération entière a péri par un vent aigu; une multitude de notre jeunesse imprudente a été balayée dans les eaux par un vent frais et inattendu. Quels terribles déluges ne nous a pas causés une pluie soudaine! Nos abris même les plus solides ne sont pas à l'épreuve d'un orage de grêle. Un nuage sombre fait trembler tous les cœurs les plus courageux. J'ai vécu dans les premiers âges, et conversé avec des Insectes d'une plus haute taille, d'une constitution plus forte, et je puis dire encore d'une plus grande sagesse qu'aucun de ceux de la génération présente. Je vous conjure d'ajouter foi à mes dernières paroles, quand je vous assure que le soleil qui nous paraît maintenant au-delà de l'eau, et qui semble n'être pas éloigné de la terre, je l'ai vu autrefois fixé au milieu du ciel, et lancer ses rayons directement sur nous. La terre était beaucoup plus éclairéé dans les âges reculés, l'air beaucoup plus chaud, et nos ancêtres plus sobres et plus vertueux.

Quoique mes sens soient affaiblis, ma mémoire ne l'est pas; je puis vous assurer que cet astre glorieux a du mouvement. J'ai vu son premier lever sur le sommet de cette montagne, et je commençai ma vie vers le temps où il commença son immense carrière. Ila, pendant plusieurs siècles, avancé dans le ciel

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