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qu'un jour je cesserai d'être. Le sol où je marche a été foulé par des milliers d'hommes qui ont disparu. Les annales des empires, les ruines des villes, les urnes, les statues, qu'est-ce que tout cela, que des images de ce qui n'est plus? Ce soleil que tu vois ne luit que sur des tombeaux . . .” Ainsi ce Prince philosophe exerçait d'avance et affermissait son âme : quand le dernier terme approcha, il ne fut donc point étonné. Je me sentais élevé par ses discours. Romains, le grand homme mourant a je ne sais quoi d'imposant et d'auguste ; il semble qu'à mesure qu'il se détache de la terre, il prend quelque chose de cette nature divine et inconnue qu'il va rejoindre. Je ne touchais ces mains défaillantes qu'avec respect, et le lit funèbre où il attendait la mort me semblait une espèce de sanctuaire. Cependant l'armée était consternée; le soldat gémissait sous ses tentes; la nature elle-même semblait en deuil; le ciel de la Germanie était plus obscur; des tempêtes agitaient la cime des forêts qui environnaient le camp, et ces objets lugubres semblaient ajouter encore à notre désolation. Il voulut quelque temps être seul, soit pour repasser sa vie en présence de l'Etre-suprême, soit pour méditer encore une fois avant que de mourir. Enfin il nous fit appeler. Tous les amis de ce grand homme, et les principaux de l'armée, vinrent se ranger autour de lui. Il était pâle, ses yeux presque éteints, et ses lèvres à demi glacées. Cependant nous remarquâmes tous une tendre inquiétude sur son visage. Prince,* il parut se ranimer un moment pour toi sa main mourante te présenta à tous ces vieillards qui avaient servi sous lui; il leur recommanda ta jeunesse. "Servez-lui de père, leur dit-il, ah! servez-lui de père." Alors il te donna des conseils tels que Marc-Aurèle mourant devait les donner à son fils, et bientôt après, Rome et l'univers le perdirent. Thomas. Eloge de Marc-Aurèle.

* Commode.

Mort de Turenne.

Turenne meurt, tout se confond, la fortune chancèle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des alliés se rallentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance, tout le camp demeure immobile; les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, et non aux blessures qu'ils ont reçues. Les pères mourans envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L'armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres; et la Renommée, qui se plaît à répandre dans l'univers les accidens extraordinaires, va remplir toute l'Europe du récit glorieux de la vie de ce Prince, et du triste regret de sa mort.

Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne! L'un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l'espérance de sa récolte; l'autre, qui jouit encore en repos de l'héritage qu'il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l'a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre : ici, l'on offre le sacrifice adorable de J. C. pour l'âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public; là, on lui dresse une pompe funèbre, où l'on s'attendait de lui dresser un triomphe : chacun choisit l'endroit qui lui paraît le plus éclatant dans une si belle vie; tous entreprennent son éloge, et chacun, s'interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l'avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d'un homme seul est une calamité publique. Fléchier. Oraisons funèbres.

Le premier homme fait l'histoire de ses premiers mouvemens, ses premières sensations, ses premiers jugemens, après la création.

Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble où je sentis, pour la première fois, ma sin

raître d'une grandeur démesurée. Je résolus donc de ne me fier qu'au toucher, qui ne m'avait pas encore trompé, et d'être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d'être.

Cette précaution me fut utile: je m'étais remis en mouvement, et je marchais la tête haute et levée vers le ciel; je me heurtai légèrement contre un palmier; saisi d'effroi, je portai ma main sur ce corps étranger; je le jugeai tel, parce qu'il ne me rendit pas sentiment pour sentiment. Je me détournai avec une espèce d'horreur, et je connus, pour la première fois, qu'il y avait quelque chose hors de moi.

Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l'avais été par toutes les autres, j'eus peine à me rassurer; et après avoir médité sur cet événement, je conclus que je devais juger des objets extérieurs comme j'avais jugé des parties de mon corps, et qu'il n'y avait que le toucher qui pût m'assurer de leur existence.

Je cherchais donc à toucher tout ce que je voyais: je voulais toucher le soleil ; j'étendais les bras pour embrasser l'horizon, et je ne trouvais que le vide des airs.

A chaque expérience que je tentais, je tombais de surprise en surprise; car tous les objets paraissaient être également près de moi, et ce ne fut qu'après une infinité d'épreuves que j'appris à me servir de mes yeux pour guider ma main; et comme elle me donnait des idées toutes différentes des impressions que je recevais par le sens de la vue, mes sensations n'étant pas d'accord entr'elles, mes jugemens n'en étaient que plus imparfaits, et le total de mon être n'était encore pour moi-même qu'une existence en confusion.

Profondément occupé de moi, de ce que j'étais, de ce que je pouvais être, les contrariétés que je venais d'éprouver m'humilièrent. Plus je réfléchissais, plus il se présentait de doutes. Lassé de tant d'incertitudes, fatigué des mouvemens de mon âme, mes genoux fléchirent, et je me trouyai dans une situation

de repos. Cet état de tranquillité donna de nouvelles forces à mes sens.

J'étais assis à l'ombre d'un bel arbre; des fruits d'une couleur vermeille descendaient, en forme de grappe, à la portée de ma main. Je les touchais légèrement aussitôt ils se séparerent de la branche, comme la figue s'en sépare dans le temps de sa maturité.

J'avais saisi un de ces fruits; je m'imaginais avoir fait une conquête, et je me glorifiais de la faculté que je sentais de pouvoir contenir dans ma main un autre être tout entier. Sa pesanteur, quoique peu sensible, me parut une résistance animée, que je me faisais un plaisir de vaincre. J'avais approché ce fruit de mes yeux; j'en considérais la forme et les couleurs. Une odeur délicieuse me le fit approcher davantage; il se trouva près de mes lèvres; je tirais à longues inspirations le parfum, et je goûtais à longs traits les plaisirs de l'odorat. J'étais intérieurement rempli de cet air embaumé. Ma bouche s'ouvrit pour l'exhaler; elle se r'ouvrit pour en reprendre je sentis que je possédais un odorat intérieur plus fin, plus délicat encore que le premier; enfin, je goûtai.

Quelle saveur! quelle nouveauté de sensation! Jusque-là je n'avais eu que des plaisirs; le goût me donna le sentiment de la volupté. L'intimité de la jouissance fit naître l'idée de la possession. Je crus que la substance de ce fruit était devenue la mienne, et que j'étais le maître de transformer les êtres.

Flatté de cette idée de puissance, incité par le plaisir que j'avais senti, je cueillis un second et un troisième fruit, et je ne me lassais pas d'exercer ma main pour satisfaire mon goût; mais une langueur agréable s'emparant peu à peu de tous mes sens, appesantit mes membres, et suspendit l'activité de mon âme. Je jugeai de mon inaction par la mollesse de mes pensées; nes sensations émoussées arrondissaient tous les objets, et ne me présentaient que des images faibles et mal terminées. Dans cet instant mes yeux, devenus inutiles, se fermèrent, et ma tête, n'étant plus soutenue par la force des muscles, pen

cha pour trouver un appui sur le gazon. Tout fut effacé, tout disparut. La trace de mes pensées fut interrompue, je perdis le sentiment de mon existence. Ce sommeil fut profond; mais je ne sais s'il fut de longue durée, n'ayant point encore l'idée du temps, et ne pouvant le mesurer. Mon réveil ne fut qu'une seconde naissance, et je sentis seulement que j'avais cessé d'être. Cet anéantissement que je venais d'éprouver me donna quelqu'idée de crainte, et me fit sentir que je ne devais pas exister toujours.

J'eus une autre inquiétude : je ne savais si je n'avais pas laissé dans le sommeil quelque partie de mon être.. J'essayai mes sens; je cherchai à me reconnaître.

Dans cet instant, l'astre du jour, sur la fin de sa course, éteignit son flambeau. Je m'aperçus à peine que je perdais le sens de la vue ; j'existais trop pour craindre de cesser d'être, et ce fut vainement que l'obscurité où je me trouvai me rappela l'idée de mon premier sommeil.

Buffon. Histoire naturelle de l'Homme.

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