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méditations profondes, de recherches persévérantes et de brillantes découvertes. Ce qui frappe surtout quand on étudie de près cet admirable génie, c'est l'enchaînement logique de ses recherches qui partent des premières notions simples et claires de la géométrie et de la science du calcul, aboutir peu pour à peu aux plus hautes conceptions de l'Analyse et aux plus belles découvertes de la Physique mathématique et de la Philosophie naturelle. Descartes a véritablement suivi la méthode dont il donne l'idée dans le Discours; il a recommencé la science, et on se prend à croire par moments qu'il eût été capable de l'inventer tout entière, et de la porter par ses seuls efforts au degré d'élévation où il l'a laissée. Tous ceux qui peuvent l'approcher à cette époque et jouir de sa conversation sont tellement frappés de sa haute intelligence et de la puissance de ses facultés, qu'ils voient en lui comme un être supérieur à l'humanité, chargé par Dieu même d'annoncer aux hommes des vérités nouvelles. Mersenne, de Beaune, des Argues, Balzac, le cardinal de Bérulle subissent la fascination de son génie, et saluent en lui, non-seulement l'esprit le plus transcendant qu'on ait vu en mathématiques, mais le futur rénovateur des sciences et de la philosophie.

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Pour méditer et travailler plus à son aise, il s'était retiré dans une maison de la rue du Four, dans le faubourg Saint-Germain. Cédant aux sollicitations de ses amis, il revint chez M. Levasseur d'Etioles dont la maison fut alors le rendezvous d'une véritable Académie.'

Mais comme tous les esprits profonds, livrés aux recherches scientifiques et philosophiques, Descartes avait d'impérieux besoins de retraite et de solitude. Vers le mois de juin 1628, obsédé de visites et fatigué de conversations qui devenaient parfois mondaines, il disparaît tout à coup de la maison de Levasseur d'Etioles.

Son ami fut dans une grande inquiétude, et demanda inutilement de ses nouvelles partout où il pouvait espérer qu'on lui en donnerait. Enfin, au bout de six semaines, il rencontra dans la rue le valet de chambre du fugitif et le força, après une longue résistance de sa part, à lui découvrir la demeure de son maître. Ils s'y rendirent ensemble. Chemin faisant, le domestique lui dit (1), « qu'il avait coutume de >> laisser son maître au lit tous les matins lors

(1) V. Baillet, I, p. 155, d'après une relation manuscrite de M. Levasseur.

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qu'il sortait pour exécuter ses commissions, et qu'il espérait de l'y retrouver encore à son re>> tour. Il était près de onze heures..... Ils con>> vinrent qu'ils entreraient sans bruit, et le com>>>> plaisant conducteur, ayant ouvert doucement » l'antichambre à M. Levasseur, le quitta aus» sitôt pour aller donner ordre au dîner. M. Le>> vasseur s'étant glissé contre la porte de la >> chambre de M. Descartes, se mit à regarder >> par le trou de la serrure et l'aperçut dans son » lit, les fenêtres de la chambre ouvertes, le ri» deau levé, et le guéridon avec quelques pa

piers près du chevet. Il eut la patience » (nous emploierions aujourd'hui un autre mot) « de le >> considérer pendant un temps considérable, et » il vit qu'il se levait à mi-corps, de temps en >> temps, pour écrire, et se recouchait ensuite pour » méditer. L'alternative de ces postures dura près » d'une demi-heure à la vue de M. Levasseur. » M. Descartes s'étant levé ensuite pour s'ha» biller, M. Levasseur frappa à la porte de la >> chambre comme un homme qui ne faisait que » d'arriver et de monter l'escalier. Le valet, qui » était entré par une autre porte, vint ouvrir, » et affecta d'être surpris. M. Descartes le fut >> tout de bon, quand il aperçut la personne qu'il

» attendait le moins. M. Levasseur lui fit quel>>ques reproches de Mme Levasseur, qui s'était >> crue méprisée dans la manière dont il avait

quitté sa maison. Pour lui, il se contenta de » lui demander à dîner, afin de se raccommo» der ensemble. Après midi, ils sortirent tous » deux pour aller trouver Mme Levasseur à qui » M. Descartes fit toute la satisfaction qu'elle >> pouvait attendre, non d'un philosophe, dit naï» vement Baillet, mais d'un galant homme qui » savait l'art de vivre avec tout le monde. »

Revenu chez son ami, il y retrouva les inconvénients qu'il avait fuis. Voyant qu'il ne pouvait travailler à sa guise, et curieux d'étudier de près les grands événements et les grands hommes, il partit pour la Rochelle assiégée par Richelieu.

Là, il put admirer la belle ordonnance du camp. Il visita surtout la digue et les travaux gigantesques, exécutés par les ordres du cardinal, et s'entretint beaucoup avec les ingénieurs, particulièrement avec des Argues, son ami, qui avait pris part à ces travaux. Lorsque les Anglais firent une menace de débarquement, il s'engagea dans le corps des Nobles volontaires, qui étaient venus d'abord comme curieux, et qui se mirent alors à la disposition du roi pour les cas imprévus. Quand

les habitants se rendirent, il entra dans la ville, où il fut témoin du spectacle navrant de squelettes affamés qui erraient dans les rues, et se jetaient sur le pain qu'on leur offrait, avec une avidité qui arrachait des larmes aux plus insensibles. Il revint à Paris au commencement de novembre, date d'une fatalité heureuse pour lui (1). Quelques jours après, il fut invité à une réunion de savants chez le nonce, M. de Bagné, où se trouvèrent, entre autres, Villebressieux, Mersenne et le cardinal de Bérulle.

Le xvIIe siècle avait trouvé et pratiquait, sous une forme simple et naturelle, qui montre chez lui la supériorité de l'esprit de société, ce que nous croyons avoir inventé et pratiquons de nos jours, non sans quelque bruit, sous le nom de cours publics libres. Il est vrai que tout le monde n'était pas admis à ces réunions; et ici notre époque démocratique reprend l'avantage sur le XVIIe siècle, en distribuant l'enseignement, sans distinction de personnes, à la foule avide de le recevoir. Au XVIIe siècle, il fallait du savoir vivre, de la réputation ou de la naissance pour être invité à ces fêtes de l'esprit. Les honnêtes gens se réu

(1) V. plus haut, séjour en Allemagne.

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