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favorisé que celui de Shylock, ne pourra s'en plaindre. « Si plus minusve secuerint, se fraude esto. »

Voilà pour la condition civile: le droit criminel n'est pas moins barbare.

La peine fondamentale est la peine du talion : la Loi de Moïse disait : œil pour œil, dent pour dent; la loi des XII Tables dit aussi : bras pour bras, membre pour membre. « Si membrum rupsit, talio esto. »

Le voleur de récoltes est pendu à la statue de Cérès.

Celui qui jette un sort aux fruits de la terre est brûlé vif.

On reconnaît, à ces derniers traits, les préoccupations d'un peuple adonné à l'agriculture et aux superstitions d'une civilisation à son enfance.

La revendication se fait sous forme d'un combat simulé :

-

Les plaideurs croisent le fer judiciaire devant le juge. « Si qui in iure manum conserunt. » On voit apparaître ici l'autre caractère de la population romaine, qui n'est pas seulement agricole, mais qui est aussi guerrière. Le symbole du Droit Quiritaire est une lance. « Hastâ utebantur signo quodam justi dominii; maximè enim sua esse credebant quæ ex hostibus cepissent. » Les anciens Quirites regardaient de préférence, comme étant leur propriété, ce qu'ils avaient enlevé à l'ennemi. C'est pour cela que la lance « hasta » présidait aux jugements et aux ventes publiques « subhastatio. »

La propriété, qui chez nous ne s'acquiert et ne se perd que par trente ans, se prescrit par deux années. Le sol est trop précieux pour qu'on le néglige; indice des étroites limites qu'avait alors l'ager romanus. Quand la campagne de Rome sera devenue l'empire du monde, il faudra une prescription de 30 et 40 années pour conquérir la terre ou pour en être dépouillé. —L'idée du droit se sera élevée en même temps que la valeur du sol aura baissé, et le reflet de ces deux résultats opposés se retrouvera traduit dans une seule et même disposition législative.

Sous la loi des XII Tables, les meubles se prescrivent par une année, et la femme, assimilée aux choses mobilières, s'acquiert comme elles. Si une femme demeure pendant un an avec le même citoyen, elle tombe en son pouvoir, in manû; elle devient sa chose, et, pour em

pêcher cette singulière appropriation, il faut que chaque année une absence de trois nuits interrompe la prescription, trinoctium usurpatio, trait caractéristique qui peint tout à la fois l'état social et l'esprit légiste de l'ancienne Rome où la rudesse des mœurs s'allie avec le raffinement des subtilités judiciaires.

Enfin les XII Tables confèrent au père de famille le droit de tester librement: Ut ita legassit super pecuniâ familiâve suâ, ita ius esto. Ces simples paroles renferment toute une révolution politique. On ne pouvait tester précédemment que par une loi rendue dans les Comices, kalatis Comitiis, c'est-à-dire dans les assemblées du peuple présidées et dominées par les Patriciens. Donner à chacun le droit de léguer, c'est-à-dire de faire une loi particulière pour transmettre ses biens par testament, c'était émanciper la plebs tenue, jusque-là, sous la dépendance du patriciat. C'était lui donner le libre exercice de ce droit testamentaire toujours si cher à l'homme, puisqu'il lui permet de se survivre à lui-même, mais qui eut pour les Romains une importance plus haute, une sorte de caractère religieux. La loi civile a gardé ici l'empreinte de l'insurrection démocratique, d'où sont sorties les XII Tables qui furent tout à la fois un Code privé et une Charte de garantie arrachée au pouvoir décemviral.

Le temps m'empêche de parler du Droit sacré, qui occupe toute la Xe Table et qui montre la société romaine, sortant à peine de l'hypogée étrusque, encore pleine de toutes ses superstitions et de ses mystères; mais, sans entrer dans ces curieux détails, je le demande, est-il dans Tite-Live ou Denis-d'Halicarnasse un chapitre qui puisse être comparé pour l'histoire intérieure de Rome et pour l'intelligence de cette civilisation primitive, grosse de si grandes destinées, avec ces fragments mutilés, avec ces débris épars de quelques lois plus durables que le bronze sur lequel elles furent gravées ? La législaion a donc été ici la meilleure gardienne de ces traditions qui remontent à près de 3,000 ans !

Transportons-nous maintenant à l'apogée de l'Empire. Le règne d'Antonin a préparé celui de Marc-Aurèle. Avec eux la philosophie s'est assise sur le trône des Césars. C'est la grande époque de

la domination impériale ! Où trouverons-nous la trace et la véritable mesure de cette grandeur colossale aujourd'hui détruite? ce n'est ni dans la littérature ni dans les œuvres de l'art, pourtant si parfaites, ni dans les monuments si grandioses encore debout; c'est dans les écrits immortels de ces jurisconsultes qui, eux aussi, éclairèrent du flambeau de la philosophie les profondeurs du Droit et élevèrent la Jurisprudence à une hauteur qui depuis n'a pas été surpassée, si même elle a jamais été égalée.

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Gaïus, Paul, Ulpien, Papinien, à la fois légistes et philosophes, professaient les doctrines du stoïcisme au moment où la pourpre impériale était portée par les disciples d'Epictète. Leurs traités, passés plus tard à l'état de raison écrite et devenus de véritables lois, sont puisés aux sources d'une morale supérieure qui est comme le prélude de la rénovation chrétienne prête à surgir. Là nous trouvons encore le même parallélisme entre l'état de la société et le développement du Droit qui lui sert d'organe et de criterium.

Ecoutez cette belle définition de la Jurisprudence, qui forme la première loi des Pandectes, et qui méritait d'être placée au fronton de ce vaste édifice :

«Le Droit est la science du bon et du juste; véritable sacerdoce dont nous nous honorons justement d'être considérés comme les ministres, nous qui professons en effet le culte de ce qui est conforme à la raison et à l'équité, nous appliquant à séparer le juste de l'injuste, le vrai du faux, cherchant à rendre les hommes meilleurs nonseulement par la crainte des peines, mais encore par l'espoir de récompenses et pratiquant ainsi une philosophie qui n'est pas feinte, et qui, si nous ne nous trompons, est conforme à la vérité la plus pure. »

Telle est la profession de foi et en quelque sorte la déclaration de principes d'Ulpien, commune à tous les jurisconsultes romains de cette période. Ils portent la philosophie morale du stoïcisme, alors dominant, dans le domaine du Droit, ils s'en servent comme d'un guide pratique, et en font passer les préceptes dans l'application des lois avec un art qui tient de la précision géométrique des mathématiciens et de l'élévation des philosophes.

Le mariage cesse d'être rabaissé par cette prescription annale tirée de la cohabitation. L'union conjugale ne s'accomplit plus par

la possession, ni sous la forme d'un achat et d'une vente. Loin de là, les jurisconsultes cherchent à rehausser le mariage, à l'environner de respect, d'honneur, de dignité. « Dans cette union, disent-ils, il faut toujours considérer, non-seulement ce qui est permis, mais ce qui est honnête. » Quand il s'agit de la validité d'un mariage, dit Paul, on doit rechercher avant tout et respecter le Droit de la nature et de la pudeur. Enfin, la plus noble idée du mariage respire dans cette définition auquel le Christianisme même n'a rien pu ajouter :

« Maris et feminæ conjunctio, consortium omnis vitæ, divini et humani juris communicatio. »

« Les légitimes noces (justæ nuptiæ) consacrent l'union de l'homme et de la femme, l'association intime de toute la vie, la communion entre eux du Droit sacré et du Droit humain! >>

Dans cette définition, qui renferme tous les grands caractères du mariage, on pressent la transformation de la société antique et l'avénement du Christianisme qui approche. Modestinus, qui en est l'auteur, est un jurisconsulte du IIIe siècle, le dernier disciple d'Ulpien.

Le mariage, qui est la base de la famille, ne pouvait se consolider sans que l'état de la famille elle-même s'en ressentît.

Le droit de vendre les enfants est abrogé et cesse d'appartenir au père de famille.

Le droit suprême de vie et de mort est aboli et réduit au droit de correction : « Nam patria potestas in pietate debet, non in atrocitate consistere. L'usage du pouvoir paternel doit consister dans l'affection du père de famille, et non dans la cruauté envers les enfants. »

Le fils commence à pouvoir posséder un pécule acquis dans les camps; cette innovation, introduite par Jules César, aboutit sous Trajan, son véritable continuateur, à la constitution et à la reconnaissance du pécule militaire, peculium castrense.

Les antiques rigueurs de l'esclavage tombent devant les progrès de la philosophie stoïcienne et sa transfusion dans le droit pratique. Le maître qui expose l'esclave malade, perd ses droits sur lui.

Si au lieu de l'exposer il le fait périr, il est puni comme meurtrier.

Si le maître, sans aller jusqu'à les tuer, exerce envers ses esclaves une sévérité excessive, et que ceux-ci se réfugient dans les temples ou aux pieds de la statue de l'Empereur, le magistrat intervient pour les protéger et force le propriétaire à les vendre (Constitution d'Antonin-le-Pieux).

L'esclave ne peut plus être contraint, par la volonté du maître, à combattre dans l'arène contre les bêtes féroces: il faut une sentence du juge qui le condamne à subir, comme une peine, ce qui précé→ demment n'était qu'un jeu public (Loi Petronia).

Les esclaves cessent donc peu à peu d'être des choses : leur personne, leur vie est garantie. La faveur de la liberté est proclamée,

- quotiens dubia interpretatio libertatis est, secundum libertatem respondendum est. Les esclaves entrent ainsi dans la condition des personnes. Les jurisconsultes commencent par en faire des hommes: bientôt le Christianisme en fera des frères, et l'une des plus grandes réformes sociales dont l'humanité puisse s'enorgueillir sera, non pas accomplie, elle ne l'est pas encore, mais au moins commencée. Son point de départ est marqué dans les écrits des jurisconsultes qui ont eu l'honneur de combattre l'esclavage, tandis que les plus grands philosophes de l'antiquité, Aristote par exemple, y voyaient une institution de droit naturel, et ont proclamé les premiers cette vérité alors nouvelle que la servitude est un état contraire à lạ nature et condamné par le droit des gens.

Les progrès du Droit pénal sont liés d'une manière trop intime à ceux des sociétés pour que l'élévation que nous venons de signaler dans les doctrines de jurisconsultes romains, ne se révèle pas dans la jurisprudence criminelle, et peut-être est-ce là qu'elle éclate avec le plus de grandeur.

« Personne ne peut être puni pour une simple intention. Cogitationis pœnam nemo patitur. »

«La loi punit le fait extérieur et non la pensée intime. Factum lex, non sententiam notat. »

Voilà la limite vraie où s'arrête le sanctuaire de la conscience, où commence le domaine de la répression pénale (Rossi).

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